Proposition de loi organique pour une protection des biens communs
(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)
présentée par Mesdames et Messieurs
Pierre DHARRÉVILLE, Moetai BROTHERSON, Alain BRUNEEL, Marie‑George BUFFET, André CHASSAIGNE, Jean‑Paul DUFRÈGNE, Elsa FAUCILLON, Sébastien JUMEL, Manuéla KÉCLARD–MONDÉSIR, Karine LEBON, Jean‑Paul LECOQ, Jean‑Philippe NILOR, Stéphane PEU, Fabien ROUSSEL, Hubert WULFRANC.
Député‑e‑s.
EXPOSÉ DES MOTIFS
Chaque jour semble progresser la privatisation du monde, l’accaparement par quelques‑uns des richesses et des biens, qu’importe si cela en conduit d’autres à être privés de droits fondamentaux. Les inégalités se creusent ; la planète est pillée et gaspillée ; la spéculation gangrène les échanges. Le repli, la concurrence, la compétition de tous contre tous, les appétits de domination structurent les rapports sociaux. L’humanité peine à trouver la voie de son émancipation partagée.
Face à cela, cependant, existent d’autres modèles, émergent des aspirations à la réappropriation sociale et se cherchent d’autres voies autour de la mise en commun. Ainsi, la notion de « biens communs », celle de « communs » sont au cœur de recherches contemporaines.
Nous voulons faire grandir le commun. Nous pensons que c’est autour d’un mouvement de préservation, de promotion, de conquête et d’invention des biens communs que peut se refonder la République et que peut se construire une nouvelle étape de civilisation humaine. Nous en appelons à un grand mouvement démocratique de réappropriation du monde en commun.
Certes, la notion de bien commun est marquée par son caractère polysémique, et l’on a même pu voir des néolibéraux la remettre à leur sauce et risquer de la vider de son sens comme ils le font de beaucoup de mots pour dévitaliser leur charge subversive. De ce fait, apporter une définition qui fasse l’unanimité relève peut‑être d’une gageure. Mais il faut se saisir de ces débats comme des expérimentations qui émergent pour avancer dans cette direction.
Par « biens communs », nous pouvons entendre des éléments matériels ou immatériels de nature très différente, depuis la planète ou même l’espace jusqu’à la maison de quartier, en passant par des ressources naturelles, des produits répondant à des besoins humains fondamentaux ou des inventions sociales ou scientifiques qui méritent d’être partagées. On se gardera d’en prédéfinir trop avant les critères afin de ne pas fermer le champ et de permettre une définition construite dans la vie. En effet, le caractère commun d’un bien se vérifie dans son usage partagé et doit se traduire dans son mode de gestion.
Nombre de biens communs existent aujourd’hui en tant que tels et cela nous semble naturel, quoique leur statut puisse parfois être menacé : une forêt communale, un parc naturel, la mer, un équipement public, une entreprise publique, une découverte médicale libre d’utilisation, une « œuvre de l’esprit » tombée dans le domaine public, une image libre de droits…
Les premières mentions de cette idée datent de l’Antiquité, et l’on citera les res communes du droit romain. En effet, l’idée que nous devons partager l’usage et la gestion d’un certain nombre de choses en commun est au fondement de la cité et donc de la démocratie. La démocratie, par laquelle chacune et chacun peut à égalité avec ses semblables, prendre sa part de l’élaboration, de la délibération et de la décision, contrevient à la loi du plus fort et à la loi du plus riche. Jusqu’à interroger le droit de propriété si l’intérêt commun est en jeu. Cet intérêt peut être d’ordre pratique, mais aussi éthique.
Le droit de propriété, reconnu par le code civil, est composé de trois attributs : l’usus ; le fructus ; l’abusus. L’usus autorise le propriétaire à faire ou à ne pas faire usage du bien, le cas échéant à en choisir les modalités. Le fructus s’attache quant à lui à la jouissance, soit la possibilité d’en percevoir des revenus.
Troisième et dernier pilier, l’abusus permet au propriétaire d’un quelconque bien d’en disposer à sa guise et, éventuellement, de le détruire. La première chose à faire est de limiter cette dimension, mais les trois doivent être interrogées.
Les développements du capitalisme ont décuplé des dynamiques de prédation et de privatisation, plaçant la liberté d’entreprendre et le droit de propriété au sommet de la hiérarchie des normes et des valeurs, faisant de la quête du profit le moteur de l’histoire. Ces offensives se renouvèlent et se poursuivent, étant qui plus est au centre de la construction européenne libérale et d’accords internationaux, comme en témoignent le démantèlement acharné des services et entreprises publics ou le mouvement engagé de désappropriation sociale de la Sécurité sociale. Mais ces développements ont toujours été contrariés, par le développement de services publics, par l’affirmation de l’État lorsqu’il n’est pas un instrument de domination du peuple mais de souveraineté du peuple, par les choix politiques de nationalisation (fussent‑elles perfectibles) constituant une appropriation commune d’outils qui avaient été accaparés, par des décisions d’appropriation sociale comme en témoigne la création de la sécurité sociale, par le mouvement mutualiste et coopératif, par des luttes de résistance et de conquête…
Face à la puissance de la finance qui parie sur l’extension infinie des logiques de marché, nous devons nous doter d’outils démocratiques nouveaux.
Un survol rapide permet de repérer quelques points d’ancrage dans le droit.
La Loi du 19 avril 1803 établit dans le code civil, en son article 714, toujours en vigueur : « Il est des choses qui n’appartiennent à personne et dont l’usage est commun à tous. Des lois de police règlent la manière d’en jouir. »([1]). Force est de constater que cette affirmation législative lumineuse demeure peu opérationnelle.
Depuis la Loi du 31 décembre 1913 relative aux monuments historiques, un bien peut bénéficier du statut de « Monument historique » (sans le consentement de son propriétaire), en vertu « d’un ensemble de critères historiques, artistiques, scientifiques, techniques. Les notions de rareté, d’exemplarité, d’authenticité et d’intégrité des biens sont notamment prises en compte »([2]). La demande de protection peut provenir d’une personne physique de droit privé, ou de toute personne y ayant un intérêt. Le propriétaire a des obligations afin que soit garantie la bonne conservation du bien ; l’exercice de son droit de propriété est donc circonscrit.
Le Préambule de la Constitution de 1946 indique que « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité. »([3]). La notion de service public (en l’occurrence national) est ici directement connectée à la propriété collective. En d’autres termes, un service public ne peut être accaparé par un tiers.
La décision du Conseil constitutionnel, du 31 janvier 2021, portant sur l’interdiction d’exportation faite aux producteurs de pesticides, reconnaît expressément que « la protection de l’environnement, patrimoine commun des êtres humains, constitue un objectif de valeur constitutionnelle »([4]). En vertu du principe de protection environnemental, le Conseil constitutionnel a donc entériné une atteinte à la liberté d’entreprendre. En matière d’atteinte à l’exercice des droits de propriété « le Conseil admet ces atteintes à condition qu’elles soient justifiées par des motifs d’intérêt général » et « il procède à l’examen du rapport entre, d’une part, la gravité de l’atteinte au droit de propriété et, d’autre part, l’importance du motif d’intérêt général poursuivi ainsi que les conditions et garanties qui entourent la réalisation de l’atteinte à l’exercice du droit de propriété »([5]).
Des brèches sont ainsi ouvertes, il s’agit maintenant d’accompagner ce mouvement plus avant.
À l’heure où le pouvoir semble de plus en plus concentré au plan institutionnel et contraint par le pouvoir des propriétaires, alors que la République et la politique connaissent une crise profonde, nous avons besoin de rénover la démocratie et d’inventer de nouvelles voies de participation et d’intervention citoyennes. De plus en plus, cette revendication s’exprime dans la société, à travers de grands mouvements sociaux et citoyens à travers les actions en faveur de l’environnement, à travers l’économie sociale et solidaire, à travers des luttes et mobilisations locales… Il est urgent d’ouvrir des espaces de délibération, de construction, de participation ou s’exerce aussi, et même se déploie, la souveraineté populaire au‑delà du vote.
Il s’agit donc de créer de nouveaux leviers d’intervention populaire et citoyenne sur les grands enjeux de la vie quotidienne. Il s’agit de pouvoir examiner la gestion des biens communs et d’ouvrir des débats allant jusqu’à la modifier. Nul doute que cette possibilité pourra créer dans la société des bouillonnements démocratiques féconds mais aussi de nouveaux liens, de nouveaux rapports sociaux déliés des rapports marchands. Parler de commun, c’est parler de partage. Face à la quête sans mesure et sans fin de posséder, nous devons faire grandir le bonheur de partager et de prendre soin ensemble.
Le Conseil économique, social et environnemental, troisième assemblée constitutionnelle de la République, regroupe des femmes et des hommes engagés dans la vie publique et sociale, issus des corps dits « intermédiaires » qui font la richesse du mouvement démocratique de notre pays. Il conseille le Gouvernement et le Parlement, il participe à l’élaboration et à l’évaluation des politiques publiques. Il s’est vu confier, en 2021, de nouvelles missions permettant notamment à la participation citoyenne d’enrichir utilement ses travaux.
Ainsi, il est aujourd’hui l’instance la plus appropriée pour jouer un rôle moteur dans la protection des biens communs, dans le cadre d’une démarche d’appropriation citoyenne. Celui‑ci‑fonde qui plus est, son travail « sur l’écoute, le dialogue et la recherche d’un consensus exigeant pour répondre aux enjeux d’aujourd’hui et de demain ». Il peut donc être un catalyseur du grand mouvement d’appropriation citoyenne de la politique que nous appelons de nos vœux.
Aujourd’hui, le Conseil économique, social et environnemental « peut être saisi par voie de pétition dans les conditions fixées par une loi organique » et « il fait connaître au Gouvernement et au Parlement les suites qu’il propose d’y donner ». Il convient d’examiner avec lui les conditions concrètes de sa saisine.
Les auteurs de cette proposition de loi organique proposent de compléter cette procédure avec un mécanisme spécifique lié à l’attribution du statut de bien commun défini dans la proposition de loi n° visant à inscrire dans le code civil un statut permettant la protection des biens communs. Avec cette proposition embryonnaire, il s’agit donc de lancer le débat, d’inventer des outils, d’encourager le mouvement multiforme de fabrique du commun.
L’article 1er établit que le Conseil économique, social et environnemental peut être saisi pour attribuer le statut de « bien commun », à partir des critères énumérés à l’article 714 du Code civil. Il peut déléguer cette mission à un Conseil économique et social régional en accord avec celui‑ci, en fonction de la nature locale du bien concerné.
L’article 2 : S’il choisit d’attribuer le statut de « bien commun » le Conseil économique, social et environnemental ou le Conseil économique, social et environnemental régional peut alors désigner un Conseil citoyen du bien commun singulier. La tâche d’établir un état des lieux du bien et d’examiner l’adéquation de son monde de gestion au regard de son statut de bien commun lui est confiée, et il dispose pour ce faire d’un droit d’information. Sous un an à la date de sa première réunion, le Conseil citoyen du bien commun singulier doit formuler des propositions.
L’article 3 : Les conclusions du Conseil citoyen du bien commun singulier sont communiquées au Conseil économique, social et environnemental, qui rend un avis. L’ensemble est rendu public et adressé aux autorités compétentes, lesquelles sont invitées à y apporter réponse.
Cette démarche pourra permettre une intervention citoyenne du local au global, afin d’interroger l’état des biens communs et d’ouvrir un débat démocratique sur leur mode de gestion et leur statut de propriété. Elle ne préjuge pas des formes possibles d’appropriation qui pourraient en découler, nécessairement adaptées à la nature du bien et des problématiques qui le concernent.
Tel est l’objet de cette proposition de loi.
PROPOSITION DE LOI ORGANIQUE
Article 1er
Après l’article 4‑3 de l’ordonnance n° 58‑1360 du 29 décembre 1958 portant loi organique relative au Conseil économique, social et environnemental, il est inséré un article 4‑4 ainsi rédigé :
« Art. 4‑4. – Le Conseil économique, social et environnemental peut être saisi soit par une démarche citoyenne, selon des conditions fixées par décret, soit par une résolution parlementaire, soit par lui‑même, afin d’attribuer le statut de « bien commun », dans le cadre d’une délégation permanente ou d’une commission temporaire, à partir des critères énumérés à l’article 714 du code civil.
« Il peut déléguer cette mission à un Conseil économique, social et environnemental régional en accord avec celui‑ci, en fonction de la nature locale du bien concerné. A contrario, le fait que le bien commun déborde le cadre national, n’empêche pas d’activer une procédure.
« Le Conseil économique, social et environnemental tient à jour un registre des biens communs reconnus. »
Article 2
Après l’article 4‑4 de l’ordonnance n° 58‑1360 du 29 décembre 1958 portant loi organique relative au Conseil économique, social et environnemental, dans sa rédaction résultant de la présente loi, il est inséré un article 4‑5 ainsi rédigé :
« Art. 4‑5. – Ayant attribué le statut de « bien commun », le Conseil économique, social et environnemental ou le Conseil économique, social et environnemental régional peut désigner un « Conseil citoyen du bien commun singulier », dans les conditions fixées à l’article 4‑3 de l’ordonnance n° 58‑1360 du 29 décembre 1958 portant loi organique relative au Conseil économique, social et environnemental.
« Cette instance est alors chargée d’établir un état des lieux du bien considéré et d’examiner l’adéquation de son mode de gestion et son régime de propriété avec son statut de bien commun. Elle dispose d’un an pour rendre son rapport et formuler des propositions. »
Article 3
Après l’article 4‑5 de l’ordonnance n° 58‑1360 du 29 décembre 1958 portant loi organique relative au Conseil économique, social et environnemental, dans sa rédaction résultant de la présente loi, il est inséré un article 4‑6 ainsi rédigé :
« Art. 4‑6. – Les conclusions du Conseil citoyen du bien commun singulier sont soumises au Conseil économique, social et environnemental, qui rend un avis sur le rapport, dans un délai de six mois suivant son dépôt. Le rapport et l’avis sont rendus publics et adressés au Gouvernement et au Parlement. »
([1]) https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000006430610/