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Propositions de résolution

Chiffrer, évaluer et encadrer le recours à l’externalisation des services publics - 4189

Proposition de résolution visant à chiffrer, à évaluer et à encadrer le recours à l’externalisation des services publics

présentée par Mesdames et Messieurs

Fabien ROUSSEL, Jean‑Paul DUFRÈGNE, André CHASSAIGNE, Moetai BROTHERSON, Alain BRUNEEL, Marie‑George BUFFET, Pierre DHARRÉVILLE, Elsa FAUCILLON, Sébastien JUMEL, Manuéla KÉCLARD‑MONDÉSIR, Karine LEBON, Jean‑Paul LECOQ, Jean‑Philippe NILOR, Stéphane PEU, Gabriel SERVILLE, Hubert WULFRANC.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Le 9 février 2021, lors de la séance des questions d’actualité à l’Assemblée nationale, notre groupe interrogeait le ministre de la Santé sur l’opportunité du recours à des cabinets de conseils privés dans l’élaboration de la stratégie vaccinale. Un peu plus tôt, les médias s’étaient fait l’écho des nombreux recours du gouvernement à différents cabinets de conseil lors de la crise sanitaire, pour un montant estimé à 11 millions d’euros ([1]).

Ce recours de la puissance publique aux cabinets de conseil dans le cadre de l’élaboration de la stratégie vaccinale pourrait paraître anecdotique, au regard de son montant et de l’ampleur de la crise que traverse notre pays. Il est pourtant symptomatique d’une méthode de « management public » qui ne cesse d’accroître son influence au sein de l’État depuis de nombreuses années : l’externalisation ou la sous‑traitance des services publics.

Bien que, comme l’affirmait le ministre de la santé dans sa réponse, le recours à l’expertise privée n’est pas une nouveauté, la pratique s’est accélérée dans la dernière période en même temps que d’autres formes d’externalisation : au‑delà des prestations « intellectuelles », l’externalisation de fonctions supports comme la restauration, l’entretien des locaux ou l’informatique s’est démultipliée, tout comme la pratique, plus ancienne, des concessions ou délégations de services publics.

Aujourd’hui, il est difficile de chiffrer l’ampleur du phénomène. Le collectif « Nos services publics », dans une note ([2]) particulièrement éclairante, estimait son montant à au moins 160 milliards d’euros, soit l’équivalent d’un peu moins de la moitié du budget de l’Etat. Bien qu’il soit ouvertement promu dans une logique de baisse des dépenses, peu d’évaluations ont été produites sur les incidences budgétaires de l’externalisation et ses éventuelles conséquences sur la qualité des services rendus, la création d’emplois, la préservation des savoir‑faire et des compétences…

Force est de constater pourtant que depuis près de 30 ans, la forme et l’ampleur de l’externalisation ont profondément évolué.

Ces mutations s’expliquent notamment par une profonde évolution de la conception de l’État ad intra et ad extra, dans son organisation et la définition de son périmètre légitime d’action. Impulsé par les réformes néolibérales anglo‑saxonnes, ce tournant idéologique a conduit à vouloir à la fois réduire et « rationaliser » le champ d’intervention de la puissance publique.

Pour donner corps à cette évolution, couramment appelée « réforme de l’État », de nombreux textes ou dispositifs ont vu le jour depuis les années 1990. Certains textes, comme la loi organique des lois de finances (LOLF) de 2001 ([3]) montrent aujourd’hui les limites de certains des dispositifs qu’ils contiennent ‑ plafond d’emplois en équivalent temps plein travaillé, ou encore fongibilité asymétrique des crédits ‑ malgré un très fort consensus au moment de leur vote. D’autres, comme la révision générale des politiques publiques (RGPP) à partir de 2008, ont eu pour objet de promouvoir directement la réduction drastique des dépenses publiques, notamment celles de personnels, et par voie de conséquence du périmètre de l’action publique.

C’est ainsi qu’au fil des ans, les nouvelles normes budgétaires ont favorisé l’instauration de mécanismes d’externalisation nouveaux, notamment l’externalisation de prestations de service. Afin de limiter les dépenses de personnel, il a été jugé préférable d’externaliser certaines prestations plutôt que de les faire réaliser par des agents publics. De la même manière, l’utilisation des concessions ou des partenariats public‑privé (PPP) pour la construction et la gestion de certains ouvrages ont permis de réduire en façade, parce qu’à court terme uniquement, la dépense publique. Ces pratiques de « maquillage budgétaire » ont sans doute permis de respecter certaines règles budgétaires, nationales ou européennes, mais sans apporter de garantie en termes d’efficacité, de coût réel et de qualité de service.

Nous ne disposons en tout cas d’aucune évaluation de ces coûts ni de la pertinence de ces transferts.

La diversité des collectivités et organismes publics concernés, qu’il s’agisse des services de l’État, des collectivités territoriales, des hôpitaux ou d’établissements publics tels que les universités, rend difficile toute vision d’ensemble.

Le collectif « Nos services publics » a estimé que le montant global de la sous‑traitance se situait dans une fourchette de 160 à 190 milliards d’euros. Pourtant, aux dires des auteurs eux‑mêmes, cette estimation reste encore incomplète et nécessiterait d’être approfondie, afin de pouvoir offrir au législateur et aux citoyens une information claire et transparente sur le sujet.

Outre cette absence de chiffrage global du phénomène, l’absence d’évaluation, à la fois ex ante, lors du choix d’externaliser un service, et ex post, afin d’analyser les effets réels de l’externalisation, fait difficulté.

Derrière les gains souvent immédiats que l’externalisation peut apporter se tapissent en effet des coûts cachés et des surcoûts. Parmi ceux‑ci, nous pouvons notamment relever les coûts liés à l’établissement du contrat d’externalisation et à la surveillance de sa bonne exécution ([4]). De la même manière, les coûts de renégociation des contrats avant échéance sont fréquents et particulièrement coûteux. Rappelons‑nous le coût engendré par la mise en place de l’éco taxe via un partenariat public‑privé avec la société Ecomouv’. L’abandon de cette taxe, et donc l’annulation du contrat, avait engendré des pénalités importantes pour l’État, de l’ordre d’au moins un milliard d’euros.

D’autres surcoûts sont liés au caractère privé de la prestation, comme la rémunération du capital qui est absente lorsque la prestation est assurée directement par le service public.

Au‑delà du coût des prestations externalisées, il est essentiel d’évaluer la qualité du service rendu. Si pour faire face à la réduction de leurs dotations, de nombreux acteurs publics ont été contraints de procéder à l’externalisation de certains services support, à l’exemple des services de nettoyage dans les hôpitaux, ces transferts n’ont pas été sans conséquence. Comme le montrait le magazine Cash Investigation en décembre 2020, la baisse effective des dépenses des hôpitaux sur ce poste s’est souvent faite au détriment de la qualité de la prestation, par l’augmentation des cadences ou la détérioration du matériel utilisé. Cet exemple interroge aussi sur le coût de cette externalisation, non plus pour l’établissement, mais pour la société. Alors que ces personnels étaient souvent des fonctionnaires titulaires, ce sont désormais des personnels précaires, aux contrats courts et à temps partiels, qui assurent certaines missions au sein des services publics. Il semble donc essentiel de s’interroger sur le coût social de ces externalisations.

Nous pouvons en outre considérer que la massification de ces pratiques d’externalisation tend à affaiblir la puissance publique à plus long terme. La crise sanitaire que notre pays traverse met en évidence les pertes de savoir‑faire que notre pays a accumulé sur quelques décennies et qui ont largement détérioré ses capacités d’actions. La gestion des stocks de masques, l’élaboration d’une stratégie vaccinale, sa mise en place, le développement du tracking ou l’élaboration de l’application numérique anti‑covid sont autant d’exemples qui ont montré, à notre grand désarroi, les carences de la puissance publique.

Comment expliquer que le service de prise de rendez‑vous pour la vaccination contre le covid ait été confié à différentes plateformes privées ? Comment expliquer que l’ensemble des graphiques et des données présentées par le ministre de la santé lors de ses points presse hebdomadaires proviennent d’un site internet créé par un jeune ingénieur sur son temps libre après avoir constaté l’absence d’outil adéquat ?

Ces simples constats soulignent la dégradation des compétences de la puissance publique, la réduction de ses capacités d’actions et son étroite dépendance à l’égard d’opérateurs extérieurs. Dans de nombreux domaines l’État, ayant externalisé certaines de ses missions, ne possède plus l’expertise ou les capacités matérielles nécessaires pour pouvoir assurer en toute autonomie la mise en place d’une politique publique.

Outre le fait qu’elle sape la capacité d’action de l’État dans bien des domaines, la perte des savoir‑faire interdit tout retour en arrière ([5]). Elle ne permet pas non plus de garantir pour l’avenir l’efficacité de l’externalisation, car l’ensemble des compétences nécessaires notamment au contrôle des prestataires ou délégataires se perdent. Ainsi, la puissance publique n’est‑elle plus capable de faire, mais devient aussi peu à peu incapable de faire faire.

La perte de souveraineté dans la chaîne de valeur engendrée par l’externalisation peut par ailleurs dégrader le rapport de force entre le décideur public et les prestataires ou délégataires, qui deviennent dès lors davantage à même d’influer sur les politiques publiques.

Sur cette question, l’exemple des politiques d’aménagement du territoire est éclairant.

Lorsqu’une collectivité souhaite aménager un terrain, elle a désormais souvent recours à des entreprises privées qui, à quelques‑unes, détiennent aujourd’hui la quasi‑totalité de la chaîne de valeur (conception, construction, commercialisation…). Dans ces circonstances, la collectivité, qui ne possède plus l’ingénierie suffisante ou les capacités financières pour assurer la conduite d’un projet, se voit parfois contrainte d’accepter que le prestataire pose ses conditions (part de logement social, part de cellules commerciales, aménagement de l’espace…).

Dans un livre publié en 2019 ([6]), l’architecte Françoise Fromonot mettait ainsi en évidence cette dégradation du rapport de force dans l’aménagement du territoire. En prenant l’exemple de la réhabilitation du quartier des Halles à Paris, elle montrait l’influence significative que l’entreprise privée, Unibail, locataire du forum de Halles depuis 1976, avait pu avoir sur le programme de rénovation du quartier. Cette situation a été rendue possible du fait de la délégation de service public au profit d’une société privée ([7]).

En réduisant les capacités d’action de la puissance publique, l’externalisation rend celle‑ci tributaire de la sphère privée à qui elle a délégué un certain nombre de ses services.

Dans un tel contexte, il nous semble absolument essentiel de disposer d’une évaluation la plus exhaustive possible de la pratique de l’externalisation, permettant de chiffrer l’ampleur du phénomène. Cette évaluation permettrait aussi de tirer le bilan des externalisations qui ont déjà été opérées : celles‑ci ont‑elles conduit ou non à une variation des coûts, de la qualité des services ? Ont‑elles eu des conséquences positives sur l’emploi, le développement des compétences et la préservation des savoir‑faire ?

Une telle évaluation permettrait d’engager à nouveaux frais la réflexion sur les règles et normes budgétaires en vigueur qui incitent aujourd’hui à une externalisation aveugle des services publics, sans en considérer l’ensemble des coûts économiques et sociaux. La suppression de la fongibilité asymétrique des crédits de personnels ou du caractère contraignant du plafond d’emplois en équivalent temps plein travaillé pourraient constituer, à ce titre et par exemple, des évolutions pertinentes de la loi organique relative aux lois de finances.

L’évaluation du coût budgétaire, social et économique de l’externalisation nous permettrait également de juger de leur pertinence, dans une période où la crise sanitaire a mis en relief les graves défaillances de l’appareil d’État et l’exigence pressante d’un réarmement de la puissance publique en termes de compétences et de capacités matérielles.

PROPOSITION DE RESOLUTION

Article unique

L’Assemblée nationale,

Vu l’article 34‑1 de la Constitution,

Vu l’article 136 du Règlement,

Vu la loi organique n° 2001‑692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances,

Vu le code de la commande publique,

Vu le rapport de l’Inspection générale de l’administration, de l’Inspection générale des finances et de l’Inspection générale des affaires sociales relatif au « bilan de la RGPP et aux conditions de réussite d’une nouvelle politique de réforme de l’État » de décembre 2012,

Vu le rapport du Comité action publique 2022 intitulé « Service public, se réinventer pour mieux servir » de juin 2018,

Considérant qu’un certain nombre de contraintes juridiques, budgétaires et d’organisation imposent désormais depuis plusieurs décennies une pression constante sur les opérateurs publics pour déléguer de manière croissante une fraction de leur activité au secteur privé ;

Considérant que les plafonds d’emploi de la fonction publique d’État ont été diminués de 180 000 agents entre 2006 et 2018, auxquels s’ajoutent plus de 220 000 agents transférés des ministères vers les établissements publics de l’État sur la même période ;

Considérant que la norme dite de la « fongibilité asymétrique des crédits », entrée en vigueur avec la loi organique n° 2001‑692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances a contribué, conjointement à la politique de baisse des dépenses publiques conduite sans discernement, à diminuer les ressources internes des opérateurs publics et entamé le cœur des capacités publiques ;

Considérant que l’externalisation aujourd’hui massive dans les services publics entraîne une perte problématique de savoir‑faire de la puissance publique, désormais incapable de mettre en œuvre de façon autonome nombre de ses politiques publiques ;

Considérant que cette évolution fragilise le patrimoine immatériel des services publics, les compétences métier, les savoir‑faire d’organisation, et contribue à un nivellement par le bas des conditions de travail et ambitions sociales des pouvoirs publics ;

Considérant que l’impact de l’externalisation sur les coûts comme sur la qualité des services publics reste contesté empiriquement et au sein de la littérature économique, sans qu’une évaluation publique exhaustive de ces coûts n’ait cependant été conduite ;

Invite le Gouvernement à envisager l’opportunité d’une évaluation du coût économique, social et budgétaire de l’externalisation de l’action publique réalisée sous la forme de délégations de service public ou de prestations de services. L’étude pourrait notamment évaluer les incidences budgétaires de cette externalisation et ses éventuelles conséquences sur la qualité des services rendus, la création d’emplois, la préservation des savoir‑faire et des compétences et tirera le bilan des coûts et avantage qui en résultent pour nos concitoyens.

([1]) Communication de la rapporteure spéciale de la mission Santé, février 2021.

([2]) Note du collectif « Nos services publics », 160 Md€ d’externalisation par an : comment la puissance publique sape sa capacité d’agir, avril 2021.

([3]) La loi organique n° 2001-692 du 1 août 2001 relative aux lois de finances instaure notamment la différenciation des charges en titres, afin d’isoler les dépenses dites de personnel (titre 2), et le principe de fongibilité asymétrique, qui permet au législateur de réduire d’affecter les dépenses de titre 2 à d’autres titres mais ne lui permet pas d’appliquer le mécanisme inverse et les plafonds d’emplois par ministère.

([4]) On parle souvent de couts de transaction, concept défini par R. Coase (1937) et enrichit par O. Williamson (1979 et 1985) dans la théorie des couts de transactions.

([5]) On peut ici faire référence à la théorie de l’effet de cliquet de J. Duesenberry (1949).

([6]) La comédie des Halles, Françoise Fromonot. 2019.

([7]) La société Unibail est en effet locataire du forum des Halles via un bail à construction, à échéance 2055.

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