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Nationalisation des sociétés de plateformes de prise de rendez‑vous médicaux - 356

Proposition de loi relative à la nationalisation des sociétés de plateformes de prise de rendez‑vous médicaux

(Renvoyée à la commission des affaires sociales, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.).

présentée par Mesdames et Messieurs

Pierre DHARRÉVILLE, Soumya BOUROUAHA, Moetai BROTHERSON, Jean‑Victor CASTOR, Steve CHAILLOUX, André CHASSAIGNE, Elsa FAUCILLON, Sébastien JUMEL, Emeline K/BIDI, Tematai LE GAYIC, Karine LEBON, Jean‑Paul LECOQ, Frédéric MAILLOT, Yannick MONNET, Marcellin NADEAU, Stéphane PEU, Davy RIMANE, Fabien ROUSSEL, Nicolas SANSU, Jean‑Marc TELLIER, Hubert WULFRANC.

Député.e.s.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Il y a dix ans, le 5 août 2013, était fondée la plateforme de prise de rendez‑vous médicaux Doctolib. Cette plateforme est aujourd’hui utilisée par 170 000 professionnels adhérents et 37 millions de patients en France.

L’émergence de plateformes permettant de mettre en relation les professionnels de santé avec leurs patients a permis de faciliter la prise de rendez‑vous et la gestion du temps médical. Le recours à ce type de services a été exponentiel avec les encouragements de la puissance publique, et la crise du Covid‑19 a singulièrement accéléré ce phénomène. En quelques années, Doctolib a pris le dessus, grâce à la performance de l’outil qu’elle proposait et à sa stratégie commerciale agressive. En 2018, Doctolib a racheté son principal concurrent, Mondocteur. Elle est désormais prestataire de l’AP‑HP et de l’AP‑HM. Sa position dominante lui a permis d’agréger de façon quasi systématique les différents acteurs à sa plateforme.

Elle se trouve aujourd’hui en situation de monopole avec plus de 90 % de parts de marché sur le secteur de la prise de rendez‑vous. Car il s’agit bien d’un marché, ce qui n’est pas le moindre des problèmes puisque l’enjeu est une forme de régulation de l’accès aux soins.

Or, il est inscrit dans le Préambule de la Constitution de 1946 que « tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité ». Cet outil répond de surcroît, il faut le reconnaître, à un intérêt public, pour peu qu’il soit géré en ce sens.

Au stade où nous en sommes, la question est donc posée de la nationalisation ou de la socialisation de cet outil numérique et de cette entreprise qui en est venue à jouer un rôle si central dans notre système de soins.

À l’interface entre les patients et les professionnels de santé, elle occupe en effet une position stratégique et dispose de données de santé par nature sensibles. L’existence même d’une base de données de santé, qui plus est dans les mains d’un acteur privé, n’est d’ailleurs pas sans poser question et les différents manquements de la start‑up à la protection des rendez‑vous pris par les utilisateurs ont déjà fait l’objet de plusieurs scandales. Il est également indéniable que cet outil engage des transformations concrètes et significatives sur les pratiques médicales, les relations entre les soignants et les patients ainsi que sur les parcours de soins. Et pourtant, son activité échappe à l’écosystème de l’assurance‑maladie.

Cette question se pose d’autant plus naturellement que la sécurité sociale rembourse les rendez‑vous médicaux, et qu’en facturant son service aux professionnels de santé, Doctolib capte une part de ce remboursement pour financer son service et son développement (entre 100 et 200 euros par mois). Il conviendrait de surcroît d’évaluer le montant des aides publiques que l’entreprise a pu percevoir.

À quoi il faut ajouter que la Banque Publique d’Investissement est actionnaire de l’entreprise, après avoir, en 2017 contribué aux levées de fonds de la start‑up, en compagnie du fonds Accel, fonds de capital‑risque international investisseur chez Facebook, Dropbox, Spotify et BlaBlaCar, ou encore de Pierre Kosciusko‑Morizet, co‑fondateur de PriceMinister et Nicolas Brusson, co‑fondateur de BlaBlaCar.

« Avec deux levées de fonds successives en 2017 (26 millions d’euros en janvier, puis 35 millions d’euros aujourd’hui), Doctolib détient le record d’investissement du secteur de la e‑santé en Europe cette année : 61 millions d’euros. La société se place en outre au troisième rang des levées françaises tous secteurs confondus. Depuis sa création fin 2013, la société a levé 85 millions d’euros (…), écrit Bpifrance dans un communiqué daté du 28 novembre 2017. Ce nouveau tour de table confirme la solidité du modèle de Doctolib, la pertinence de sa vision stratégique et la confiance des investisseurs dans son potentiel de croissance. Il démontre que la e‑santé occupe une place désormais prépondérante dans l’économie européenne. Avec 30 000 professionnels de santé, 800 établissements de santé partenaires (hôpitaux publics, cliniques privées et centres de santé) et 12 millions de visiteurs sur ses sites français et allemands chaque mois, Doctolib est le service de e‑santé le plus utilisé en Europe. »

« Bpifrance se réjouit de renouveler sa confiance à Doctolib, qui a réalisé une année 2017 exceptionnelle. Cet investissement s’inscrit totalement dans la stratégie de Bpifrance, qui privilégie les grands projets sociétaux, les visions de long terme et le rayonnement de la France en Europe et dans le monde », indique alors Nicolas HERSCHTEL, Directeur d’investissement de Bpifrance.

La financiarisation de l’entreprise, sa connexion forte avec le secteur des plateformes numériques s’est encore accrue depuis. En mars 2022, elle lançait, avec la participation réitérée de Bpifrance, une levée de fonds de 500 millions d’euros, l’opération la valorisant à 5,8 milliards d’euros, ce qui la place au sommet de la « French Tech » devant l’entreprise Back Market, propriétaire d’un site de revente d’appareils reconditionnés (5,1 milliards d’euros). Doctolib serait ainsi la nouvelle « licorne », l’animal fabuleux…

L’opération était ainsi relatée dans le magazine Challenge sous le titre : « Doctolib lève 500 millions pour rendre le système de santé encore plus accro à ses services » ([1]).

Cette évolution n’est pas sans interroger du point de vue de l’intérêt général. La puissance publique n’a que trop tardé à reprendre la main, a fortiori au regard de la puissance financière qui est en train de se constituer en son sein.

La société s’est également développée à l’international, notamment en Allemagne et en Italie, où elle a racheté l’entreprise Dottori en 2021, le numéro 2 de la prise de rendez‑vous en ligne de l’autre côté des Alpes.

Comptant aujourd’hui sur 2 500 « collaborateurs », elle entend recruter 3 500 personnes d’ici à 2027 pour accroître son offre. Ces créations d’emplois dans la santé sont une bonne nouvelle et montrent à la fois l’ampleur des besoins et des potentialités, même si une part concerne d’évidence des activités de nature commerciale.

Le secteur de la télémédecine et surtout de la téléconsultation font partie des secteurs dans lesquels l’entreprise pourrait se développer, cherchant ainsi à devenir non plus seulement un acteur de mise en relation, mais ayant également un intérêt à favoriser ses propres offres de santé (au passage, les structures de téléconsultation devraient a minima, compte tenu des évolutions en cours, être uniquement à but non lucratif pour éviter toute dérive). La plateforme, d’une manière ou d’une autre pourrait être amenée à jouer un rôle d’aiguillage qui ne saurait incomber à un acteur privé. À quoi il faut ajouter les questions posées par la collecte de données de santé et leur sécurité, ou encore la gestion des algorithmes.

La puissance publique ne peut laisser se développer un tel géant privé de la santé, fût‑il numérique, et laisser un tel acteur gérer la relation entre l’offre de soins et les besoins en santé. La santé ne saurait être une marchandise.

Il convient donc de faire de cette entreprise une entité publique indépendante s’articulant à notre système de santé, et de mettre cet outil au service de l’accès aux soins, embryon d’un service public numérique de la santé.

La présente proposition de loi entend pour l’heure faire de la prise de rendez‑vous un service public, en nationalisant Doctolib, sur la base d’une estimation de dédommagement raisonnable appuyée sur la valeur réelle des actifs et valorisant la part de financement publique et sociale déjà versée, ce pourrait être par le biais d’obligations d’État de moyen terme non‑cessibles), ainsi que le prévoit l’article 1.

Cette nationalisation ne doit pas consister en une étatisation, mais déboucher sur une gestion démocratique associant les médecins, la sécurité sociale, le mouvement mutualiste ou encore les patients, l’indépendance de l’établissement garantissant qu’il ne devienne pas un outil de surveillance individuelle ainsi que le prévoit l’article 2.

L’article 3 demande au gouvernement de produire un rapport destiné au Parlement sur la base de discussions engagées avec les pays concernés par l’implantation de Doctolib d’une part et d’initiatives au sein de l’Union européenne d’autre part pour garantir la possibilité d’une exception à la loi du marché.

Enfin, l’article 4 correspond au gage financier.

PROPOSITION DE LOI

Article 1er

La société Doctolib est nationalisée dans un délai d’une année à compter de la promulgation de la présente loi sous la forme d’un établissement public à caractère industriel et commercial ayant pour but d’offrir un service numérique aux patients, médecins, établissements, organismes d’assurance-maladie, en particulier les prises de rendez-vous médicaux.

Article 2

La gouvernance du nouvel établissement public à caractère industriel et commercial intègre des représentants de la Sécurité sociale, du mouvement mutualiste, des fédérations hospitalières, des médecins, des patients et des représentants des salariés.

Article 3

Le Gouvernement remet un rapport au Parlement concernant le périmètre des activités de l’entreprise et son évolution. Ce rapport se fonde sur des discussions avec les salariés et leurs organisations, mais il doit également se faire sur la base de discussions engagées avec les pays concernés par l’implantation de Doctolib et rendre compte des initiatives prises au sein de l’Union européenne pour garantir et pérenniser la possibilité d’une exception à la loi du marché, voire à envisager des coopérations.

Article 4

La charge pour l’État est compensée, à due concurrence, par la majoration du taux de l’impôt sur les sociétés.

([1]) https://www.challenges.fr/entreprise/sante-et-pharmacie/quand-le-systeme-de-sante-devient-accro-aux-services-de-doctolib_801271 mise à jour le 15/03/2022.

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Pierre
Dharreville

Député des Bouches-du-Rhône (13ème circonscription)
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le texte de la proposition

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