Proposition de loi relative à la lutte contre les addictions aux jeux d’argent et de hasard et à la régulation de la publicité pour les paris sportifs en ligne
(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.).
présentée par Mesdames et Messieurs
Pierre DHARRÉVILLE, Soumya BOUROUAHA, Moetai BROTHERSON, Steve CHAILLOUX, André CHASSAIGNE, Elsa FAUCILLON, Sébastien JUMEL, Emeline K/BIDI, Karine LEBON, Jean-Paul LECOQ, Tematai LE GAYIC, Frédéric MAILLOT, Yannick MONNET, Marcellin NADEAU, Stéphane PEU, Fabien ROUSSEL, Nicolas SANSU, Jean-Marc TELLIER, Jiovanny WILLIAM, Hubert WULFRANC.
député-e-s
EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Les jeux d’argent et de hasard provoquent des addictions puissantes qui peuvent devenir incontrôlables et ont des conséquences sur la santé et sur la vie sociale des personnes : surendettement et faillite, difficultés relationnelles et familiales (séparations, isolement…), professionnelles (perte d’emploi…), psychologiques (dépression, anxiété…) ou encore physiques (symptômes liés à la consommation associée d’alcool ou d’autres produits psychoactifs, dénutrition, suicide…) ([1]).
Or, les paris sportifs en ligne connaissent ces dernières années un développement massif : la proportion de jeu en ligne est passé pour cette activité de 26,1 % à 61,0 % entre 2014 et 2019, d’après le baromètre 2019 de Santé publique France sur les jeux d’argent et de hasard ([2]). Et le volume des mises en paris sportifs en ligne a été multiplié par 4,6 en cinq ans. Leur accessibilité et les mécanismes qu’ils mobilisent doivent interroger du point de vue de la santé publique.
Si l’on s’intéresse au profil des joueurs, la dépense médiane se monte à 72 euros par an, mais un joueur sur dix dépense plus de 1 000 euros chaque année : 82,8 % de la dépense totale est concentrée sur 10 % des joueurs. Pour les paris sportifs, le volume des mises en a été multiplié par 2,8 par rapport à 2014 celui des mises sur Internet par 4,6. Le nombre de joueurs à pratique excessive, s’il reste un fait très minoritaire, a été multiplié par deux entre 2014 et 2019. Selon les auteurs du baromètre, les parieurs sportifs sont plus souvent des hommes (89,7 %), jeunes (72,2 % ont 35 ans ou moins), ayant un niveau d’éducation élevé, appartenant à des milieux sociaux modestes ou intermédiaires, plus souvent au chômage. La pratique des paris sportifs en ligne pour gagner sa vie, à l’heure des influenceurs, constitue une dangereuse illusion.
Selon l’Autorité nationale des jeux (ANJ), fin 2021, le chiffre d’affaires du marché en ligne représente environ 20 % du chiffre d’affaires global du secteur, contre 9,5 % en 2017. Il croit à un rythme annuel de 16 % à 24 % depuis 5 ans.
D’après le baromètre de Santé publique France, 40 % des revenus des opérateurs de jeux d’argent proviennent de personnes ayant des pratiques excessives. D’après l’ANJ, les mises sur Internet ont atteint près de 425 millions d’euros lors de l’Euro 2020, contre 332 millions d’euros lors de la Coupe du monde de football de 2018 et 135 millions lors de l’Euro 2016. Les sommes englouties dans les jeux de paris sportifs en ligne suivent une courbe exponentielle.
Le marché des jeux d’argent et de hasard est en augmentation depuis 2017. Il le doit pour beaucoup à la croissance des jeux en ligne, dont la pratique a été accélérée par la crise sanitaire. En 2020, le chiffre d’affaire du secteur a progressé de 22 % pour atteindre 1,7 milliard d’euros. Selon l’ANR, « le marché des paris sportifs en ligne demeure, de loin, l’activité dominante du secteur des jeux en ligne » : les fonds engagés sur les compétitions sportives ont atteint le montant record de 5,3 milliards d’euros en 2020. Cette croissance est corrélée à l’augmentation du nombre de parieurs sportifs (+ 12 %), portant leur nombre à 3,8 millions.
Si la crise sanitaire a joué un rôle dans l’accélération, le mouvement était déjà bien engagé. Et les causes de ce développement mériteraient des travaux sociologiques et anthropologiques.
Le sport peut‑être un formidable vecteur d’émancipation humaine, de rencontre, de partage, de dépassement de soi, de solidarité, de santé, d’émotions… Il est un puissant vecteur de mobilisation qui parvient à réunir par‑delà les frontières, parce qu’il propose des langages qui peuvent tendre à l’universel. C’est au titre de cette force d’entraînement qu’il est investi par les forces d’argent, qui y voient des espaces de profit et y exacerbent les valeurs de l’individualisme, du mérite et de la victoire, seule censée compter. Ce n’est pas d’aujourd’hui que les grands événements sportifs sont un lieu d’exposition médiatique pour des marques en quête de notoriété, d’image positive ou d’audience pour un lancement de produit. Mais force est de constater que ce phénomène a connu des développements considérables qui n’ont pas été sans effets sur le mouvement sportif lui‑même. Mais la croissance financière dans le champ sportif ne se contente plus d’être interne, elle est désormais de plus en plus périphérique. Autour de l’idée de la gagne, vient désormais s’agglomérer celle du gain, qui prend une nouvelle dimension à travers les paris sportifs, faciles d’accès à toute heure depuis un téléphone portable, sur une simple pulsion que l’on cherche à déclencher, sur des comportements que l’on cherche à conditionner.
De ce fait, l’un des instruments du succès des paris sportifs en ligne est incontestablement le recours massif à la publicité, témoignage d’un marketing agressif et massif qui n’hésite pas à jouer avec les règles pour les rendre attractifs et incontournables, les présentant comme une façon de vivre pleinement l’adrénaline du sport, quitte à dénaturer le plaisir simple qu’il peut représenter. Les spots incessants sur les sites, chaînes et radios diffusant ou relatant des événements sportifs, notamment pendant ces événements, visent à harponner toujours plus de nouveaux joueurs et joueuses, notamment parmi les plus jeunes, et ils sont autant de piqûres de rappel pour celles et ceux qui voudraient s’en défaire.
L’ANJ l’a documenté : « le développement du marché est également lié à une visibilité accrue de l’offre qui résulte de budgets publicitaires en augmentation », pointant sa préoccupation de « maintenir le jeu d’argent dans une perspective de jeu récréatif ». En 2021, les opérateurs agréés et sous droits exclusifs ont déclaré avoir investi 239 millions d‘euros dans la publicité, en particulier dans la publicité digitale (46 %,), devant la TV (31 %) et l’affichage (11 %).
Winamax, Betclic, Bwin ou encore Unibet s’affichent partout, jusque sur les maillots des joueurs et joueuses. On pourra dire que c’est un juste retour ces choses, puisque ce sont eux qui permettent à ces entreprises de flamber. On pourra aussi s’interroger sur ce cercle vicieux.
Les encouragements à investir sont partout, jusque dans l’incitation financière de départ pour que les novices puissent y prendre goût apparemment sans risque, avant de ne plus pouvoir s’en passer. Or l’article L. 320‑3 du code de la sécurité intérieure dispose que « la politique de l’État en matière de jeux d’argent et de hasard a pour objectif de limiter et d’encadrer l’offre et la consommation des jeux et d’en contrôler l’exploitation », notamment dans le but de « prévenir le jeu excessif ou pathologique ». La loi doit être précisée afin de mieux poursuivre cet objectif de santé publique.
Les bénéfices des opérateurs sur les paris sportifs en ligne font l’objet d’une contribution à hauteur de 10,6 %, conformément à l’article L. 137‑21 du code de la sécurité sociale. Il apparaît naturel que la sécurité sociale puisse être alimentée par une taxe sur les bénéfices des opérateurs qui concourent aux addictions qu’elle doit prendre en charge. Il apparaît tout aussi naturel qu’une taxe supplémentaire vienne alimenter le mouvement sportif professionnel et amateur pour pallier la disparition des revenus liés aux paris sportifs en ligne par le biais du sponsoring et de la publicité, ainsi que pour assainir ce lien, nécessaire puisque le sport est la matière première des opérateurs, mais que l’argent est capté par quelques grands clubs professionnels.
L’objet de cette proposition de loi n’est pas d’interdire cette pratique pour peu qu’elle demeure récréative et qu’elle ne soit pas emportée par le but lucratif de ses promoteurs, qui peut conduire à susciter l’addiction avec toutes ses conséquences (le monopole public de la Française des jeux nous en a un temps protégés). En revanche, il est temps de prendre au sérieux ce problème de santé publique au même titre que d’autres addictions et de l’inscrire dans le code de la santé publique.
La Coupe du monde de football a été cochée par les opérateurs de jeux en ligne comme un moment de progression qui verra s’exprimer des campagnes agressives dans une concurrence exacerbée. Le décret du 4 novembre 2020 qui a été pris par l’ANJ en vue de mieux encadrer les quinze opérateurs de paris qu’elle a agréés, à l’approche de cet événement, précise que la publicité est interdite "quand elle incite à une pratique de jeu excessive", que sont proscrites les "scènes d’excitation ou d’émotion d’une intensité disproportionnée, que les jeux ne doivent pas apparaître comme une "alternative à un travail rémunéré" ni "comme une solution à des difficultés personnelles", ou qu’il est interdit d’utiliser des références prisées par les moins de dix-huit ans. Ce décret recommande des fréquences de spots publicitaires : trois au maximum par coupure publicitaire et trois par jour par opérateur sur internet (potentiellement multiplié par quinze opérateurs). On mesure, à l’aune de ces recommandations insuffisantes, que la stratégie de règlementation atteint ses limites. Il faut mettre fin à cette pollution publicitaire massive qui envahit les écrans, les ondes et les esprits.
L’article 1er répare l’absence des addictions aux jeux d’argent et de hasard dans la liste des addictions du code de la santé publique, afin de consolider la base de l’action publique ; il demande au gouvernement d’élaborer un programme de lutte tous les cinq ans ; il affirme le droit à des soins, un suivi et une prise en charge pour les victimes.
L’article 2 et l’article 3 édictent, respectivement dans le code de sécurité intérieure et dans la loi n° 2010‑476 du 12 mai 2010 relative à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard en ligne, de premières mesures de restriction de la publicité inspirées de celles qui s’appliquent aux boissons alcoolisées ou au tabac. Ils encadrent également les opérations de sponsoring, de parrainage et de promotion ayant pour effet de valoriser les paris en ligne.
L’article 4 précise dans la loi que l’ANJ a pour cœur de mission la régulation et la lutte contre les addictions aux jeux d’argent et de hasard, étant chargée de mettre en œuvre la stratégie nationale de santé, en lien avec Santé publique France. Il ouvre la possibilité pour l’Autorité de prononcer un mois avant un événement une interdiction totale de publicité pour les paris sportifs en ligne le concernant si elle considère qu’il peut être de nature à provoquer une croissance exorbitante du nombre de joueurs et de joueuses victimes d’addiction.
L’article 5 constitue le gage financier
PROPOSITION DE LOI
Article 1er
Après le livre V de la troisième partie du code de la santé publique, il est inséré un livre V bis ainsi rédigé :
« Livre V bis
« Lutte contre les addictions aux jeux d’argent et de hasard
« Titre unique
« Jeux d’argent et de hasard et santé
« Chapitre Ier
« Dispositions générales
« Art. L. 3535‑1. – La politique de santé contribue à la prévention et au diagnostic des addictions aux jeux d’argent et de hasard.
« Art. L. 3535‑2. – Les jeux d’argent et de hasard font l’objet d’un encadrement strict aux fins de prévenir notamment les risques d’atteinte à l’ordre social, notamment en matière de protection de la santé et des mineurs.
« Art. L. 3535‑3. – Un programme national relatif à la lutte contre les addictions aux jeux d’argent et de hasard est élaboré tous les cinq ans par le Gouvernement.
« Ce programme définit les objectifs de la politique du Gouvernement et prévoit les actions à mettre en œuvre afin de favoriser :
« 1° L’éducation et l’information de la population, avec une attention particulière aux plus jeunes, quant aux illusions et aux risques liés aux jeux d’argent et de hasard, notamment en ligne ;
« 2° La prévention, le dépistage et la prise en charge des troubles liés aux addictions aux jeux d’argent et de hasard, notamment en ligne ;
« 3° La mise en place d’un système de mesure des addictions et de leurs déterminants.
« Chapitre II
« prévention dans le cadre de la stratégie nationale de santé
« Art. L. 3536‑1. – La prévention des addictions aux jeux d’argent et de hasard, notamment en ligne, est inscrite dans la stratégie nationale de santé telle que définie à l’article L. 1411‑1‑1.
« Art. L. 3536‑2. – La stratégie de prévention appliquée par l’Autorité nationale des jeux est validée par l’Agence nationale de santé publique.
« Chapitre III
« suivi des personnes victimes d’addiction aux jeux d’argent et de hasard
« Art. L. 3537‑1. – Les centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie mentionnés au 9° du I de l’article L. 312‑1 du code de l’action sociale et des familles, ainsi que les centres médico‑psychologiques définis par l’arrêté du 14 mars 1986 relatif aux équipements et services de lutte contre les maladies mentales, assurent notamment des soins et un suivi des personnes victimes d’addiction aux jeux d’argent et de hasard.
« Art. L. 3537‑2. – La sécurité sociale assure la prise en charge des soins et du suivi. »
Article 2
Après l’article L. 320‑12 du code de la sécurité intérieure, il est inséré un article L. 320‑12‑1 ainsi rédigé :
« Art. L 320‑12‑1. – I. – La propagande ou la publicité, directe ou indirecte, en faveur des jeux d’argent et de hasard en ligne tels que définis au premier alinéa de l’article L 320‑5 du présent code sont autorisées exclusivement :
« 1° Dans la presse écrite à l’exclusion des publications destinées à la jeunesse, définies au premier alinéa de l’article 1er de la loi n° 49‑956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse ;
« 2° Sous forme d’affichettes et d’objets à l’intérieur des lieux de distribution physique des jeux d’argent et de hasard.
« II. – Toute incitation financière, sous la forme de paris gratuits ou de promotions, est interdite.
« III. – Toute opération de parrainage est interdite lorsqu’elle a pour objet ou pour effet la propagande ou la publicité, directe ou indirecte, en faveur des paris sportifs, qu’ils soient physiques ou en ligne. Leur promotion par un organisateur d’événements ou de manifestations sportives est interdite. »
Article 3
Le chapitre VII de la loi n° 2010‑476 du 12 mai 2010 relative à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard en ligne est complété par un article 30 bis ainsi rédigé :
« Art. 30 bis. – I. – La propagande ou la publicité, directe ou indirecte, en faveur des paris sportifs en ligne sont autorisées exclusivement :
« 1° Dans la presse écrite à l’exclusion des publications destinées à la jeunesse, définies au premier alinéa de l’article 1er de la loi n° 49‑956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse ;
« 2° Sous forme d’affichettes et d’objets à l’intérieur des lieux de distribution physique des jeux d’argent et de hasard.
« II. – Toute incitation financière, sous la forme de paris gratuits ou de promotions est interdite.
« III. – Toute opération de parrainage est interdite lorsqu’elle a pour objet ou pour effet la propagande ou la publicité, directe ou indirecte, en faveur des paris sportifs, qu’ils soient physiques ou en ligne. Leur promotion par un organisateur d’événements ou de manifestations sportives est interdite. »
Article 4
L’article 34 de la loi n° 2010‑476 du 12 mai 2010 relative à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard en ligne est ainsi modifié :
1° Après le deuxième alinéa du I, il est inséré un alinéa ainsi rédigé :
« La mise en œuvre de la stratégie de santé concernant les addictions aux jeux de hasard et d’argent est au cœur des missions de l’Autorité nationale des jeux. Elle s’appuie sur les travaux et préconisations de l’Agence nationale de santé publique. »
2° Le second alinéa du IV est supprimé.
3° Après le même IV, il est inséré un IV bis ainsi rédigé :
« IV bis. – L’Autorité nationale des jeux peut prononcer un mois avant un événement une interdiction totale de publicité pour les paris sportifs en ligne le concernant si elle considère qu’il peut être de nature à provoquer une croissance importante du nombre de joueurs et de joueuses et un surcroît conséquent de victimes d’addiction. »
Article 5
La charge pour les organismes de sécurité sociale est compensée à due concurrence par la majoration de l’accise sur les tabacs prévue au chapitre IV du titre Ier du livre III du code des impositions sur les biens et services.
([1]) Massin S. Étude socio-économique des jeux de hasard et d’argent en France. Marseille, UMR912 SESSTIM (Inserm / IRD Université Aix-Marseille) ; ORS PACA, 2014, 40 p.
([2]) Les Français et les jeux d’argent et de hasard, Résultats du Baromètre de Santé publique France 2019, Tendances n°138, 6 pages, 2020. Jean-Michel Costes, Jean-Baptiste Richard, Vincent Eroukmanoff, Olivier Le Nézet, Antoine Philippon.