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Rapport sur la PL et PL Org « Pour une protection des biens communs » - 4716 et 4717

Rapport fait au nom de la commission des lois sur la proposition de loi organique "pour une protection des biens communs (n° 4576) et la proposition de loi créant un statut juridique des biens communs (4590)"

PAR M. Pierre DHARRÉVILLE

Député


Voir les numéros : 4576 et 4590

SOMMAIRE

avant-propos.

1. La nécessité d’accroître la protection de certains biens à vocation commune

2. La pertinence de la notion de « bien commun » pour appréhender cette protection

3. Une volonté citoyenne de mieux protéger les biens communs

4. Introduire la notion de biens communs dans notre droit afin d’adapter notre système normatif à ces enjeux

Examen de l’article unique de la proposition de loi ordinaire

Article unique (art. 714 du code civil) Définition du statut de bien commun

Examen des articles de la proposition de loi organique

Article 1er (art. 4-4 [nouveau] de l’ordonnance n° 58‑1360 du 29 décembre 1958 portant loi organique relative au Conseil économique, social et environnemental) Compétence du Conseil économique, social et environnemental en matière d’attribution du statut de bien commun

Article 2 (art. 4-5 [nouveau] de l’ordonnance n° 58‑1360 du 29 décembre 1958 portant loi organique relative au Conseil économique, social et environnemental) Les conseils citoyens du bien commun singulier

Article 3 (art. 4-6 [nouveau] de l’ordonnance n° 58‑1360 du 29 décembre 1958 portant loi organique relative au Conseil économique, social et environnemental) Avis du Conseil économique, social et environnemental sur les travaux des conseils citoyens du bien commun singulier

Compte rendu des débats

PERSONNES ENTENDUES

Mesdames, Messieurs,

« Commun » est-il devenu un gros mot ? À l’heure où tout est ramené à la mesure de l’individu, que reste-t-il de commun ? À vrai dire, le commun est bien là, mais souvent éparpillé, empêché, accaparé. Parler de commun, c’est parler de partage des avoirs, des savoirs et des pouvoirs. C’est parler de démocratie. C’est parler de faire société et de faire humanité.

Autour de la mer Méditerranée, cette mer commune que les romains ont pourtant souhaité nommer Mare Nostrum, la civilisation humaine a pris un essor sans précédent. Autour des fleuves que sont le Tibre et l’Euphrate, en Mésopotamie s’étaient auparavant tissés les fils d’une communauté humaine organisée produisant toute une manière de vivre les uns avec les autres. Autour de l’eau sans laquelle il n’est pas de vie, les êtres humains se sont mis à faire société : elle est sans doute l’un des biens communs les plus emblématiques. Mais pour s’ancrer dans l’actualité la plus brûlante, qu’en est-il des vaccins contre le Covid‑19 ? On est bien là bien en peine pour les faire entrer dans l’ordre des biens communs, et pour cause…

Or, l’humanité serait-elle l’humanité si les hommes et les femmes n’étaient pas liés par leur condition commune, par leur patrimoine commun, par leur destinée commune ? Faire du commun, voilà une des conditions de l’avenir. Lorsque le commun se défait ou s’abîme, l’humanité est en danger.

C’est pourquoi la protection des biens communs se pose aujourd’hui avec une acuité accrue. Encore faut-il les identifier… Quels sont les biens communs ? Comment sont-ils protégés, comment sont-ils utilisés, comment sont-ils gérés ? Poser ces questions, avant d’ouvrir des controverses d’ordre juridique, ouvre un débat politique. En effet, au bout du compte, il s’agit inévitablement de dire ce qui doit faire l’objet d’une décision collective, démocratique. L’existence de biens communs soulève des enjeux essentiels en termes de garantie des droits fondamentaux, d’organisation de la vie sociale, de durabilité de nos modes de vie, de production et de consommation. Et, de toute évidence, elle vient percuter la place accordée au sacro-saint droit de propriété privée, flanqué de son inséparable liberté d’entreprendre, érigés en fondements intouchables de notre droit. Il ne s’agit pas ici de mettre en cause la propriété de son toit ou de ses biens personnels, mais bien d’interroger l’appropriation de biens communs par de grands propriétaires.

Si cette notion de « biens communs » est intrinsèquement polysémique, elle est une piste fructueuse pour permettre de saisir dans notre droit les réalités essentielles qui relèvent de ce qui nous est commun ou devrait l’être.

L’objet des présentes propositions de loi inscrites à l’ordre du jour de la journée réservée du groupe de la Gauche démocratique et républicaine est de proposer une définition des biens communs et un mécanisme institutionnel permettant de les prendre en compte. La proposition de loi ordinaire vise ainsi à intégrer dans le code civil un statut et une définition des biens communs qui permettent de prendre en compte différentes approches. La proposition de loi organique prévoit quant à elle une procédure pour décider de l’attribution de ce statut à un bien à travers une saisine du Conseil économique, social et environnemental (CESE) ; elle porte l’ambition, par ce mécanisme, d’enclencher un débat démocratique et une délibération citoyenne.

1. La nécessité d’accroître la protection de certains biens à vocation commune

Dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Jean-Jacques Rousseau entrevoyait les dégâts de l’accaparement à outrance et du capitalisme effréné. Évoquant « le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : ‟Ceci est à moiˮ », il écrivait : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne ».

Cette mise en garde était visionnaire : nous sommes aujourd’hui soumis à une toute puissance du principe de la propriété privée qui abîme notre planète et dévoie le travail de chacune et de chacun. Nous sommes confrontés à un grand mouvement de privatisation du monde, de marchandisation de tout, de concurrence de tous contre tous. Rien ou presque n’échappe à cette logique – fondée sur un processus d’absolutisation de la propriété – d’accaparement par quelques-uns des biens et des ressources de toutes et tous.

Ces excès, attisés par la quête toujours plus grande du profit, en viennent à fragiliser nos écosystèmes, gaspiller nos ressources, bafouer nos droits fondamentaux. Cette réalité rend nécessaire l’évolution de notre cadre normatif afin de mieux protéger ce qui nous est commun.

a. Remettre enfin en question la toute-puissance de la propriété privée

Comme l’ont souligné Pierre Dardot et Christian Laval à l’occasion de leur audition par votre Rapporteur, nous assistons aujourd’hui à une extension colossale du champ de l’appropriation. De la gestion de ressources collectives pourtant fondamentales à la possession de toute œuvre intellectuelle, en passant par les droits à polluer ou des actifs mobiliers factices, tout ou presque peut aujourd’hui faire l’objet d’un acte de propriété. L’économiste Gaël Giraud a corroboré cette analyse en pointant du doigt la tendance à l’œuvre qui consiste à « transformer la totalité du vivant en marchandise ».

Il n’a pourtant jamais été dans l’esprit des juristes de l’empire romain ni dans celui des rédacteurs du code civil de pousser le droit de propriété à une telle extrémité. Jamais il n’a été question de marchandiser la totalité de l’existant. Selon Jean-Pascal Chazal, ce postulat selon lequel le propriétaire, au sens de l’article 544 du code civil ([1]), serait un souverain absolu sur son bien – c’est-à-dire qu’il pourrait en faire ce qu’il veut, jusqu’à le détruire, et que même un usage antisocial serait admissible – est faux. Selon son analyse, jamais cet article du code civil n’a voulu justifier un tel absolutisme ; il s’agit d’une invention doctrinale datant de 1848 qui avait pour but de lutter contre les idées socialistes qui risquaient de remettre en cause la « propriété bourgeoise » ([2]). Ce postulat, irriguant depuis la doctrine juridique, a conduit à créer de toute pièce une idéologie qui verrouille aujourd’hui le débat sur les règles applicables en matière de propriété privée.

Atteignant les limites de cette logique de privatisation à outrance, nous n’avons d’autres choix que de repenser les règles et les limitations à lui imposer afin de garantir la protection de ce qui nous est commun et qui est fondamental à nos sociétés et à notre humanité. Il ne s’agit pas d’inventer un tiers régime juridique ad hoc qui remettrait en cause toute l’armature de notre droit de propriété, dès lors qu’existent de nombreuses formes possibles dans le droit actuel. Les présentes propositions de loi visent à permettre à la société et aux institutions de se saisir de la question des biens communs en entamant des délibérations démocratiques desquelles pourraient découler ensuite d’éventuelles modifications le cas échéant législatives ou réglementaires.

En effet, sans ouvrir cette possibilité, c’est le plus souvent le pouvoir du propriétaire qui prédomine, certes dans le cadre de la loi, mais celle-ci est si souvent écrite de façon à ne pas le mettre en cause… Ainsi, l’article 544 du code civil, qui en constitue la pierre angulaire, dispose que « la propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ». Le propriétaire y est presque décrit comme un souverain avec tous ses attributs. En l’occurrence, ceux‑ci se décomposent en trois éléments : l’usus (le droit d’user), le fructus (le droit de jouir) et l’abusus (le droit de disposer). Cette décomposition peut ouvrir des discussions, différenciées selon la nature du bien, concernant les droits et devoirs du propriétaire.

En tout état de cause, la question de savoir qui décide, question politique par essence, doit pouvoir se poser lorsqu’il s’agit d’un bien commun. Sans quoi seul décide celui qui possède. Cette légitimité mérite à tout le moins d’être interrogée. Et il apparaît évidemment que le pouvoir que confère la propriété, ne fût-ce que dans sa dimension symbolique, doit parfois revenir à la collectivité. Or, il n’aura échappé à personne que nous assistons plutôt à un mouvement inverse d’appropriation privée de biens collectifs, dont des biens publics. À ce mouvement s’ajoute celui de la constitution de biens grâce à l’intervention, parfois massive, de fonds publics, ce qui, selon l’avocat Camille Domange auditionné par votre Rapporteur, devrait de fait appeler une clarification de leur statut. L’accaparement par des grands propriétaires privés constitue une atteinte grave à la démocratie et de ce fait, bien souvent, à l’intérêt général.

Il convient à ce stade de préciser que la propriété publique n’est pas un gage suffisant, eu égard notamment aux rapports de force entre intérêts distincts dont la politique est la résultante. Revenant sur certaines évolutions historiques, Anicet Le Pors, ancien ministre de la fonction publique indiquait à votre Rapporteur deux raisons de l’échec des nationalisations de 1982, ne résultant pas d’une construction juridique qui était bien établie : d’une part, « le virage libéral de 1983 [qui] a privé de ses finalités la politique industrielle » et, d’autre part, « une perte de soutien des travailleurs ». Il convient que dans la gestion de la propriété publique s’exprime une volonté politique forte, assise sur une pratique démocratique exigeante. En effet, il ne s’agit pas que les biens soient ainsi confisqués pour répondre à une obscure raison d’État mais bien qu’ils soient versés au registre des biens possédés en commun et gérés comme tels.

Selon l’économiste Gaël Giraud, « l’énorme crise financière qui vient va remettre en cause l’absolutisation du droit de propriété », car « la financiarisation du monde est en train de fragiliser la propriété privée ». D’après lui, l’excès de dette privée fait peser un risque d’effondrement face auquel s’affirmeront des solutions du commun. C’est ce qu’il a pu observer à Détroit (Michigan), où la crise automobile a débouché sur une crise sociale, une crise du logement et une crise financière conduisant à des mécanismes d’annulation de la dette et à accorder des collatéraux à des communautés de gens mobilisés pour se réapproprier des toits abandonnés dont les banquiers ne savaient que faire.

Le commun est l’avenir tant les mécanismes de suraccumulation individuelle sont des impasses.

Questionner la nature commune des biens est une révolution en soi ; c’est une invitation à une réappropriation sociale et citoyenne du commun. Il ne s’agit donc pas de renverser notre modèle juridique en imposant de manière dogmatique de nouvelles règles systémiques, mais d’entamer, en guise de première protection, une discussion citoyenne pouvant permettre d’envisager de manière démocratique d’éventuelles évolutions.

b. Se doter de notions juridiques pour intégrer dans notre système normatif des leviers pour protéger nos biens communs, à commencer par notre planète

« Il y a besoin que juridiquement, cette notion de bien commun existe », affirme le collectif « Médicament Bien commun », également auditionné par votre Rapporteur, afin que ces biens « soient inappropriables et l’usage de tous soit garanti ». Évoquant la situation des logiciels libres, l’avocat Camille Domange indique que « l’absence de définition crée un obstacle à la protection des biens communs et une insécurité juridique importante ». En effet, même s’il existe d’autres moyens juridiques, l’absence de toute référence aux biens communs dans le droit est un handicap pour les défendre en tant que tels : cette notion n’étant pas établie dans la loi, elle n’existe, pour ainsi dire, pas.

Il existe néanmoins des protections possibles, celles du patrimoine naturel remarquable ou des monuments historiques, celles des servitudes qui amendent la propriété, celles du droit du travail quand il n’est pas réduit aux acquêts, celles des normes environnementales quand elles sont appliquées, celle de la licence d’office pour la production de médicaments si elle était mobilisée... Les notions d’intérêt général ou d’intérêt collectif sont quant à elle trop peu convoquées. Il existe également des formes juridiques de partage de la propriété : entre actionnaires, entre sociétaires, entre coopérateurs… On pourrait citer l’exemple des sociétés coopératives d’intérêt collectif où peuvent se croiser des personnes physiques et des personnes morales, y compris émanant de la puissance publique.

L’idée était pourtant bien présente dans notre droit, au plus haut niveau de la hiérarchie des normes, au travers notamment de l’article 9 du Préambule de la Constitution de 1946, intégré dans notre bloc de constitutionnalité, selon lequel « tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité ». Il est, hélas, tombé en désuétude devant les assauts de la doxa néolibérale, mais il demeure mobilisable. Aux yeux de votre Rapporteur, les services et entreprises publics sont partie intégrante des institutions du commun ; ils en constituent même un des pans essentiels. Il convient de lutter farouchement contre l’acceptation d’une désappropriation de fait, faisant de l’État et des outils institutionnels, mais aussi de la Sécurité sociale, dans un autre champ, des corps étrangers si ce n’est adverses. Ils sont notre propriété et doivent se vivre comme tels. Ainsi, l’interrogation autour des biens communs appelle à revisiter notre conception même de la République, qui ne doit pas se contenter de « faire pour », mais de « faire avec », de « faire ensemble ».

À l’heure actuelle, le champ de la propriété publique et des services publics se rétrécit à vue d’œil. Les ventes d’actifs, les privatisations et autres externalisations de services vont bon train. Des dynamiques de reconquête victorieuses existent néanmoins à l’échelle locale, même si c’est une tâche ardue que de défendre le domaine public et plus encore de l’étendre. Camille Domange indique par exemple que des intérêts particuliers se seraient immiscés dans la rédaction de la loi sur la République numérique, cherchant à « marchandiser le domaine public pour toujours créer de la propriété privée et des rentes de situation ».

La propriété publique, les services publics et la fonction publique sont des outils essentiels du commun : ils doivent à ce titre être gérés et conçus comme tels. Dans cette perspective, le concept de « biens communs » permettrait de mieux protéger les acquis dans ce domaine et d’envisager des évolutions en ce sens.

Pour autant, le commun ne doit pas se confondre avec le public. Il convient, comme y invite l’économiste Gaël Giraud, « d’aider les communautés qui font ».

S’il ne s’agit pas de limiter le recours au commun à des cas locaux comme la réhabilitation de friches et de biens à l’abandon, venant ainsi prendre en charge une dette privée, il y fait la démonstration de ses vertus sociales et économiques. Michel Duffour, ancien secrétaire d’État au patrimoine et à la décentralisation culturelle, a mis en lumière lors de son audition par votre Rapporteur les dynamiques qui se créent autour des tiers-lieux culturels et des nouveaux territoires de l’art, « qui posent des problèmes de propriété et d’usage dans des villes en mutation » : « comment un équipement culturel va se développer soit de façon éphémère, soit dans la durée » à partir d’énergies inscrite dans des pratiques du commun ? Président de l’association La ville en commun, il souligne que « de nombreux acteurs de l’économie sociale et solidaire attendent des points d’appui » et c’est aussi au législateur de les leur fournir.

La République doit pouvoir se refonder dans le mouvement des communs, en articulant mieux les dimensions verticales et horizontales, en s’appuyant sur les mouvements qui font du commun et en les reconnaissant sans les cornaquer lorsqu’ils ne contreviennent pas à l’intérêt général. Ce développement des communs ne doit toutefois pas s’accompagner d’un recul de l’État qui ne doit ni renoncer ses compétences, ni démissionner de ses responsabilités. L’avocat Camille Domange précise ainsi que le fait de « redonner un pouvoir » aux citoyens mobilisés autour des communs ne doit pas « déboucher sur un recul social ou un recul du service public ».

Selon le collectif « Médicament bien commun », « il faut affirmer le droit d’usage contre le droit de propriété » et, pour ce faire, « il ne faut pas supprimer la propriété intellectuelle, mais en permettre l’usage, quitte à le délimiter ». Pointant les dangers de la propriété des données de santé, mais aussi du brevetage du vivant et du génome en vue de tests diagnostiques, le collectif a rappelé qu’« il ne peut pas y avoir plus commun que les gênes ». Le commun pose par nature les questions des finalités là où règne l’utilitarisme capitaliste.

Le commun pose également à bien des égards la question des fruits du travail, des droits du travail, aujourd’hui largement mis au service du capital et de ses intérêts sans avoir son mot à dire. Celles et ceux qui travaillent, qui entretiennent l’outil, qui créent les richesses ne doivent-ils pas avoir voix au chapitre ? Ne doivent-ils avoir aucun pouvoir ?

L’entrée par les biens communs présente l’intérêt d’offrir un point de vue, rééquilibrant le droit sur la base des droits et libertés en articulant la dimension collective et la dimension individuelle. Si nous ne nous efforçons pas d’introduire dans notre droit des outils nouveaux capables de fonder d’autres rapports sociaux, la quête de profit qui réduit la personne à ses fonctions de production et de consommation pourra continuer de prospérer. À l’heure où les inégalités, les fractures et les divisions minent la société, alors que grandit le sentiment de n’avoir aucune prise sur la marche du monde comme sur sa propre vie, cette approche par les biens communs paraît de nature à ouvrir des voies de réparation sociale et de soin démocratique, en inscrivant dans le droit cette attention au lien social et à la relation humaine sans lesquels il n’est pas d’épanouissement de la personne qui soit possible.

Nombre de femmes et d’hommes souhaitent pouvoir discuter des choix qui impactent leur vie et aspirent à en décider. Au-delà de nos institutions démocratiques actuelles, il faut donc interroger le droit et la philosophie du droit. Car discuter de nos institutions sans jamais discuter de l’institution de la propriété et de sa place dans cet édifice laisse dans l’angle mort un champ considérable.

Conséquence de cette vision absolutiste de la propriété, les mécanismes capitalistes jouent un rôle prépondérant dans le dérèglement climatique et le gaspillage de la planète. C’est l’un des constats forts qui rend nécessaire une telle évolution de notre droit.

Rappelant la notion de « patrimoine commun de l’humanité », Yann Aguila, conseiller d’État, avocat en droit public et président de la commission Environnement du Club des juristes, a d’ailleurs regretté que l’on n’avance pas plus vite pour trouver des accords internationaux capables de protéger réellement les biens communs universels. Selon lui, même s’il s’interroge sur l’opportunité d’intégrer une nouvelle notion juridique en droit interne, « il s’agit là d’un vrai enjeu pour une future gouvernance mondiale et, dans ce domaine, la notion de biens communs est particulièrement importante ».

La mauvaise gestion de certaines ressources ou le rejet de produits polluants par des entités privées conduit à déstabiliser, voire détruire, des écosystèmes entiers. Il n’est plus acceptable, par exemple, que la gestion de nos forêts soit aujourd’hui davantage guidée par des logiques mercantiles que par l’impératif de leur préservation et de la sauvegarde de notre environnement et de notre climat. La gestion de l’eau mériterait également d’être repensée afin d’en garantir l’accès à toutes et tous et de mieux gérer la ressource. Des dynamiques se créent d’ailleurs autour des fleuves dans différentes régions du monde pour en assurer le meilleur usage commun. Face au pouvoir diffus mais massif de l’argent, doit pouvoir s’exprimer le pouvoir démocratique, dont la légitimité est toute autre.

Malgré les efforts politiques et les quelques évolutions juridiques récentes, nous demeurons impuissants pour contrer rapidement les conséquences délétères du capitalisme sur notre environnement. Ainsi, y compris quand une initiative citoyenne vient dénoncer une exploitation de la nature anti-écologique, nous ne sommes pas toujours en mesure de la prendre en compte et de faire droit à son interpellation. Or, il nous faut trouver des moyens d’encourager les mouvements de réappropriation sociale et démocratique. Lorsque naît un débat, lorsqu’existent des conflits d’usage, lorsque se confrontent différentes visions, nous ne sommes pas suffisamment en mesure aujourd’hui d’ouvrir l’espace de la délibération. Les logiques de puissance s’affirment et suscitent au mieux des dynamiques de résistance. À la question politique qui émerge finit par se substituer une question morale. Là, pourtant, doit se nouer un débat véritable afin que puissent démocratiquement se faire les meilleurs choix, justement au regard du commun.

2. La pertinence de la notion de « bien commun » pour appréhender cette protection

La notion de biens communs a fait l’objet de très nombreux travaux de recherches, dans plusieurs champs disciplinaires, de l’économie à la philosophie, en passant bien sûr par le droit. Dans le cadre de ses auditions, votre Rapporteur a eu la possibilité d’approfondir la vision de nombreux universitaires ayant travaillé sur ces sujets et en a certes retenu la polysémie doctrinale de ce terme, mais également sa richesse et sa fécondité en termes de réflexions sociales et sociétales.

a. L’ancienneté de la notion de biens communs

Comme l’a rappelé l’économiste Mary-Françoise Renard, professeure à l’Université de Clermont-Auvergne, à l’occasion de son audition, l’idée que des choses sont communes et doivent être appréhendées comme telles par notre droit est ancienne puisque dès le 6e siècle, le droit romain définissait une catégorie de res communes ([3]).

L’idée que nous devons partager l’usage et la gestion d’un certain nombre de choses est en réalité au fondement même de nos sociétés démocratiques : c’est le socle du gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple. Mais au-delà du champ politique, cette idée trouve de nombreuses traductions pratiques anciennes.

Lors de son audition par votre Rapporteur, Pierre Crétois, docteur en philosophie et maître de conférences à l’Université Bordeaux-Montaigne a par exemple rappelé qu’au Moyen-Âge, les « communaux », c’est‑à‑dire des biens communs gérés par les habitants d’un même lieu, permettaient un partage des usages et de la gestion de certains biens. « La communauté est assurément en charge des communaux, gérant ces ressources dans le but d’assurer leur accès au bénéfice des membres de la communauté, et les protégeant des abus et dérives pouvant menacer le bien collectif. Les communaux sont par définition des rei publicae, c’est-à-dire des espaces sur lesquels pèsent une possession et des droits d’usage collectifs. La communauté villageoise apparaît donc comme une organisation en charge de la répartition des ressources de ces espaces selon des règles qui assurent une mise à équidistance au profit de chaque membre de la communauté. » ([4]) Il ne s’agissait donc pas tout à fait d’une chose commune, puisqu’en général il existait bien un propriétaire foncier, qui parfois pouvait d’ailleurs prélever des droits sur les usagers. Il pouvait également exister des cas où différents droits portaient sur un foncier privé : droit de parcours, de première herbe, de glanage, de chasse… Ces différents droits d’usage étaient ainsi articulés avec les droits dont disposait celui qui détenait le domaine utile.

Dans notre droit, la loi du 10 juin 1793 a posé les fondements du régime de ces biens : « tous les biens communaux en général connus dans toute la République sous les divers noms de terres vaines et vagues, gastes, garrigues, landes, pacages, pâtis, ajoncs, bruyères, bois communs, hermes vacants, palus, marais, marécages, montagnes et sous toute autre dénomination quelconque, sont et appartiennent de leur nature, à la généralité des habitants ou membres des communes ou des sections de communes dans le territoire desquelles ces communaux sont situés ».

L’existence de biens communaux est reconnue par l’article 542 du code civil qui dispose que ces biens « sont ceux à la propriété ou au produit desquels les habitants d’une ou plusieurs communes ont un droit acquis ». Ces biens appartiennent au domaine privé de la commune mais sont laissés à la jouissance individuelle et directe des habitants : bois, landes, pâtures, alpages. Cette gestion se retrouve aujourd’hui dans de nombreux pâturages de montagne par exemple. Elle est ainsi une modalité de gestion de biens communs.

b. La notion de biens communs dans la pensée économique

Au-delà du domaine du droit qui, depuis l’Antiquité, a fixé des statuts juridiques à certaines choses et biens communs, les théoriques économiques ont été les premières à utiliser le terme de « bien commun » et à lui attacher une définition exclusive.

Selon la classification des biens par la théorie économique classique, les biens sont divisés en fonction de deux grands critères : la rivalité ([5]) et l’exclusivité ([6]). Le croisement de ces deux critères produit quatre catégories :

  • les biens rivaux exclusifs : ce sont les biens privés, par exemple une pomme que l’on a achetée ;
  • les biens non rivaux exclusifs : ce sont les biens de club, par exemple les chaînes de télévision payantes (les non-abonnés en sont exclus, mais leur consommation ne prive pas les autres) ;
  • les biens non rivaux non exclusifs : ce sont les biens collectifs, par exemple la défense nationale ou l’éclairage public ;
  • les biens rivaux non exclusifs : ce seraient là les biens communs, dont on ne peut exclure personne mais dont l’utilisation prive les autres (par exemple pêcher du poisson : la zone de pêche est ouverte à tous, mais la ressource en poisson étant limitée, la pêche en elle-même privera les autres de cette ressource).

La théorie économique a par la suite été approfondie par les travaux d’Elinor Ostrom qui a reçu le prix Nobel d’économie en 2009. S’appuyant sur la notion de biens communs, elle a notamment conçu des modèles se référant à des nouvelles formes de coordination et de gestion des biens, une troisième voie de gestion située entre le marché et l’État. Elle a ainsi analysé la manière dont certaines communautés (entre 50 000 et 50 000 personnes) organisent la gestion de certaines ressources communes (par exemple des systèmes d’irrigation ou des zones de pêche) de manière à ce que tous les membres de la communauté puissent y accéder sans que la ressource ne s’épuise.

Par ses travaux, elle a notamment remis en cause la thèse, exposée par le biologiste Garrett Hardin en 1968, de la « tragédie des communs ». Selon celle-ci, la liberté d’accès à une ressource limitée conduirait nécessairement à sa surconsommation et, à terme, à sa disparition, par la logique de la maximisation de l’intérêt individuel. Elinor Ostrom est venue démontrer, en s’appuyant sur des exemples concrets, que tel n’était pas le cas : la gestion commune est possible pour éviter la tragédie des communs.

Par la suite, Elinor Ostrom et d’autres chercheurs se sont aussi penchés sur la gestion des ressources communes d’ordre cognitif (idées, connaissances, théories, informations…). En contradiction avec le développement de la propriété intellectuelle, cette réflexion s’est ensuite traduite concrètement par des mouvements comme celui des « logiciels libres » ou celui des « semences libres ».

c. La notion actuelle de biens communs

La classification des biens communs comme biens rivaux non exclusifs, si elle demeure tout à fait pertinente pour certains cas, court le risque d’être trop restrictive et de ne pas permettre de tenir compte de tous les biens communs. Aujourd’hui, certains biens communs sont en effet non exclusifs et non rivaux – tout en n’étant pas à proprement parler des biens collectifs : c’est par exemple le cas de l’encyclopédie numérique Wikipédia créée en 2001.

Selon Françoise-Mary Renard, cette notion, toujours dans le champ de la théorie économique, a ainsi été redéfinie autour de trois dimensions :

– l’existence d’une ressource ;
– une gestion par une communauté qui n’exclut personne avec une gouvernance horizontale ;
– un fonctionnement fondé sur des règles transparentes qui sont choisies par la communauté dans le respect du cadre normatif.

Selon Jean-François Kerléo, professeur agrégé de droit public à l’Université d’Aix-Marseille, ce sont trois autres dimensions, se recoupant partiellement avec celles-ci, qui doivent prioritairement être prises en compte dans la définition du commun :

– un usage collectif ;
– un usage qui veut préserver et conserver le commun ;
– un fonctionnement avec des règles définies collectivement par les usagers.

Mais de nombreuses analyses vont aujourd’hui au-delà de ce triple critère, englobant les biens nécessaires à la vie sur terre ou encore les biens nécessaires à l’exercice des droits fondamentaux par exemple. Ainsi, l’accès à la santé ou à l’éducation peut être considéré comme un bien commun. C’est notamment le cas des travaux produits par Christian Laval et Pierre Dardot qui ont conçu une approche bien plus large et inclusive des communs, considérant qu’une approche trop restrictive conduisait à exclure certaines choses pourtant fondamentalement communes, notamment du point de vue de l’écologie et de celui de la propriété intellectuelle. Pour eux, « ce qui est commun relève de l’institution et pas de la nature du bien » et ils affirment qu’« à partir du moment où l’on considère qu’une chose est liée à un droit fondamental, elle doit être considérée comme un bien commun ».

Cette approche plus large du bien commun permet de mieux tenir compte des réalités actuelles et de ce qui est essentiel à l’humanité. Plus dynamique, cette approche prend ainsi en compte le caractère humain du bien commun qui est aussi défini, non pas seulement par sa propre nature, mais également par le faire en commun, l’agir en commun, le vivre en commun. En somme, la reconnaissance d’un bien commun relève d’un choix et s’inscrit dans construction politique. Il n’y a pas de systématisme juridique parce que cela appelle délibération.

3. Une volonté citoyenne de mieux protéger les biens communs

À l’heure où se développe une crise profonde de notre démocratie, nous devons inventer de nouvelles voies d’intervention et de participation. Or, les mobilisations citoyennes autour de problématiques liées aux biens communs sont nombreuses et doivent être encouragées. Si un bien commun peut correspondre à un certain nombre de critères et d’attendus, il ne peut exister vraiment en tant que tel que par la volonté des citoyens et des citoyennes de vivre et faire ensemble, pourvu qu’ils n’en soient pas empêchés.

a. Des mobilisations citoyennes autour des biens communs

Sans pouvoir évidemment être exhaustif sur un sujet aussi large, il semble toutefois pertinent de donner des exemples des mouvements populaires qui mettent en avant une volonté citoyenne de protéger davantage certains biens communs. De nombreuses mobilisations montrent en effet l’importance accordée à ce sujet.

À l’automne 2021, dans le Val de Loire, un groupe s’est par exemple mobilisé pour concevoir ce que pourrait être un « parlement de Loire ». Initié par le Polau (pôle arts et urbanismes), ce projet vise à définir les formes et fonctionnements d’un parlement pour une entité non-humaine – un fleuve en l’occurrence – où la faune, la flore et les différents composants matériels et immatériels seraient représentés. Imaginant une nouvelle instance qui permettrait de discuter de la gestion et de la vie du fleuve, au-delà des seuls intérêts humains, cette démarche vise ainsi à sortir d’une conception « usagère » de la nature et de doter la Loire d’un statut juridique spécifique qui permette de la protéger et de défendre ses intérêts.

Tout récemment également, une pétition a rassemblé plus de 50 000 signatures pour protester contre la création d’une retenue d’eau, destinée à alimenter les habitations en eau potable mais surtout à produire de la neige artificielle pour la station de ski ([7]). Protestant contre l’impact écologique de tels travaux prévus dans un site boisé remarquable, tout proche d’une zone Natura 2000, de nombreuses voix se sont ainsi élevées pour faire valoir leur intérêt commun dans la préservation de la montagne et de leur environnement contre les intérêts économiques de ce projet.

Lancé en 2017, le projet scientifique « BIenS COmmuns et TErritoire » (BISCOTE) porte sur le thème émergent des biens communs en tant que nouvelle approche de création et de gestion des ressources urbaines et territoriales. Porté par l’agence interministérielle Puca (plan urbanisme construction architecture) et plusieurs entités de recherche, ce projet a mis en lumière de nombreux types de biens communs imaginés par des initiatives citoyennes dans des formes variées et domaines très divers : mise en place d’une énergie citoyenne, projet d’agriculture urbaine ou d’aménagement urbain, développement de monnaies locales, d’outils collaboratifs (pour le partage de données par exemple), création de services ou d’activités de proximité, organisation d’un habitat partagé ou de lieux communs (centres culturels, laboratoires citoyens)…

La création d’un statut de biens communs pourrait permettre de répondre à de telles situations en ce qu’elle donnerait une accroche légale à des revendications citoyennes.

b. Des mobilisations pour des raisons et des biens variés

Aussi diverses que les biens communs, ces mobilisations peuvent être très globales, comme les mouvements des jeunes pour le climat ou très localisées.

D’où viennent ces mobilisations autour des communs ? Les chercheurs du projet BISCOTE proposent plusieurs explications :

– tout d’abord elles peuvent chercher à combler un manque : un manque de service (lieux de culture, systèmes des AMAP – associations pour le maintien d’une agriculture paysage…), le retrait de service public ou privé (par exemple la fermeture du dernier café d’un village…) ;

– ensuite, elles peuvent découler de mouvement de protestations : protestations contre la privatisation de ressources communes, contre la privatisation d’un lieu, contre un projet de travaux, pour protéger un écosystème… ;

– enfin, elles peuvent être la traduction d’une volonté de créer des ressources communes : par exemple en réinvestissant un espace urbain délaissé.

Ces mobilisations peuvent donc concerner des biens très différents ; les chercheurs du projet BISCOTE ont ainsi distingué trois niveaux d’initiative. Le premier niveau concerne la gestion durable d’une ressource commune par les communautés concernées autour de collectifs structurés (c’est finalement la définition classique des biens communs telle qu’utilisée dans les travaux d’Elinor Ostrom). Le deuxième niveau regroupe des initiatives où la communauté s’organise aussi afin de fixer des règles, mais peut concerner des types de biens très différents (pas seulement des ressources à préserver). Enfin, le troisième niveau serait celui d’actions collectives et citoyennes en faveur du bien commun ; il peut ainsi s’agir de toute sorte de projets visant à faire société différemment. Si cette typologie concerne davantage le format des mobilisations citoyennes, elle conduit à penser les différents types de biens communs qui sont concernés.

Lors de son audition par votre Rapporteur, le philosophe Pierre Crétois a lui aussi proposé une typologie intéressante des biens communs, distinguant trois catégories :

– les biens qui appartiennent aux ressources socialisées : services publics, écoles, bibliothèques, piscines, infrastructures sportives, musées, justice, hôpital, musées… Ce sont des ressources collectivement financées et d’un accès universel. Communs par destination, il pourrait être utile de vérifier qu’ils sont traités comme tels. Les classer comme biens communs permettrait d’en interdire explicitement la privatisation et d’en assurer une gestion plus démocratique en associant davantage les usagers ;

– les biens communs naturels : air, eaux, paysages ruraux, urbains… ils ne résultent pas d’une collectivisation des ressources et les logiques individuelles peuvent avoir sur eux des incidences. D’une part, leur usage est dépendant des bons et mauvais comportements humains ; d’autre part, ils peuvent par exemple être menacés par les propriétés privées à proximité (usine proche d’une rivière, maison privée au milieu d’un paysage…). Les considérer comme des biens communs permettrait de mieux les protéger ;

– des biens privés qui ont une valeur commune : c’est par exemple le cas de certains lieux de culture (théâtre, cinéma…) ou de production (industries du médicament par exemple). Il s’agit alors de penser l’articulation du régime de propriété privée avec la valeur commune de ces entités ou productions.

Témoignage d’un esprit dont la puissance publique gagnerait à reconnaître les vertus, Michel Duffour indiquait lors de son audition par votre Rapporteur : « ce qu’on veut tenter, c’est expérimental ». Car s’il peut se décréter, le commun se façonne aussi dans l’expérimentation.

Les biens communs désignent aujourd’hui des biens extrêmement diversifiés et leur définition ne cesse de s’approfondir sous l’impulsion des travaux de recherche mais surtout des mouvements populaires qui veulent redonner un sens aux communautés de vie et mieux protéger ce qui nous est commun.

4. Introduire la notion de biens communs dans notre droit afin d’adapter notre système normatif à ces enjeux

L’expression « biens communs » porte en elle-même une contradiction : le terme de bien renvoie à l’appropriation (à la différence du terme de chose), tandis que le terme commun évoque le partage. Cette opposition, loin d’être la traduction d’une incompatibilité, traduit la richesse et la fécondité de ce concept de biens communs qui peut être le vecteur d’une transformation de notre conception de la propriété et d’un accroissement de la protection et du partage de ce qui nous est commun.

Les « choses communes » sont définies par l’article 714 du code civil : « il est des choses qui n’appartiennent à personne et dont l’usage est commun à tous ». D’après Jean-François de Montgolfier, directeur des affaires civiles et du Sceau, auditionné par votre Rapporteur, cet article traite d’éléments qui ne peuvent être objet de propriété (qu’elle soit individuelle ou collective, privée ou publique), mais qui sont déclarées communs « par nature ». Pour le juriste Jean-Pascal Chazal, certes « inappropriables par nature », les choses communes sont l’une des catégories de biens communs. Il estime que ce texte n’est pas normatif, mais « descriptif », invitant à « le rendre plus prescriptif ». Gaël Giraud le trouve également « très insuffisant ». Pierre Dardot et Christian Laval expliquent quant à eux que nous sommes ici « à la frontière du droit, échappant au rapport sujet/objet ». Pour l’avocat Camille Domange enfin, « la chose commune n’est ni un bien, ni une catégorie juridique », toutefois « l’article 714 est une base législative qui permettrait de donner naissance de manière plus concrète à cette notion de biens communs ».

Il y a donc dans cet article le début de quelque chose, quoique réduit à son minimum, comme un signal lumineux allumé sur un vaste littoral. Il est donc bien du commun déjà évoqué dans notre droit et la brèche mérite d’être élargie, la notion juridique enrichie. Car le réel n’existe vraiment en droit comme en politique que lorsqu’on parvient à le nommer.

a. Notre droit admet d’ores et déjà des limites au droit de propriété pour protéger des intérêts communs

Même si elle s’exerce de façon non explicite, cette démarche de protection de ce qui nous est commun n’est pas nouvelle. Notre droit apporte en effet d’ores et déjà certaines restrictions au droit de propriété afin de garantir la protection de certains biens ou de préserver la liberté d’autrui. Sans chercher l’exhaustivité, plusieurs exemples sont particulièrement parlants.

Le statut de « monument historique » par exemple est une reconnaissance par la Nation de l’intérêt patrimonial d’un bien, quel que soit son régime de propriété. Ce statut peut concerner un immeuble (bâti ou non bâti : parc, jardin, grotte…) ou un objet mobilier (meuble ou immeuble par destination). Il confère un statut juridique particulier destiné à le protéger pour son intérêt historique, artistique, architectural mais aussi technique ou scientifique afin qu’il soit conservé, restauré et mis en valeur. Il impose ainsi au propriétaire un certain nombre de règles, en particulier de préservation et d’entretien.

Le programme Natura 2000, programme européen construit autour de deux directives de 1992 et 2009 avec pour objectif la préservation des espèces animales et végétales menacées et de leurs habitats, conduit lui aussi à l’application de règles venant enserrer notre droit de propriété et notre liberté d’entreprendre. Sans mettre totalement sous cloche les territoires concernés et y interdire toute activité, la législation en vigueur a favorisé une approche fondée sur la consultation et la cogestion. Les propriétaires et exploitants de parcelles concernées par un site Natura 2000 signent un « document d’objectifs du site » qui définit les actions autorisées et permet de contractualiser des mesures rémunérées, sur la base du volontariat pour inciter les gestionnaires à conserver leur mode de gestion ou à les faire évoluer vers une meilleure prise en compte de la biodiversité. Les activités sont ainsi réglementées et font l’objet d’évaluations.

D’autres biens sont également grevés par des servitudes : par exemple, les propriétaires riverains d’un cours d’eau domanial doivent laisser libres de construction un marchepied sur une rive et un chemin de halage sur l’autre ou encore les propriétaires riverains du domaine public maritime sont grevés sur une bande d’une largeur de trois mètres afin d’assurer le passage des piétons le long du littoral. D’autres servitudes administratives existent également en matière aérienne.

La propriété n’est donc pas toujours toute puissance. À de trop rares occasions, notre jurisprudence a d’ailleurs également suivi cette logique de limitation de la propriété privée : dans son célèbre arrêt Clément-Bayard de 1915, la Cour de cassation a conçu la notion d’abus de droit limitant ainsi le droit du propriétaire lorsqu’il agit uniquement dans le but de nuire à son voisin ([8]).

Au-delà de ces exemples spécifiques, notre système normatif apporte au quotidien des limites à l’exercice de notre droit de propriété : règles de copropriété, règles d’urbanisme, permis de construire, servitudes… Le droit de propriété, aussi important soit-il dans notre architecture juridique, n’est donc pas un droit absolu dont il peut être fait n’importe quel usage. La notion de biens communs pourrait s’inscrire dans la même démarche : l’objectif n’est pas d’éradiquer le droit de propriété privée, mais de mieux l’articuler avec les intérêts communs de certains biens. Comme le disait le philosophe et juriste Mikhaïl Xifaras lors de son audition par votre Rapporteur, « il y a du privé et du commun mélangés » et parfois une part de commun dans certains biens privés qui deviennent donc partiellement communs. C’est le cas en termes d’urbanisme, par exemple, lorsque certaines règles communes permettent de préserver un paysage, une culture ou une harmonie. « Comment bouge-t-on le curseur pour qu’il y ait moins de concentration des prérogatives ? » s’interroge-t-il. Michel Duffour tire lui aussi des conclusions allant dans la même direction, indiquant l’existence d’une pratique dite du « foncier solidaire » qui dissocie la propriété de l’usage.

Pour autant, il ne s’agit pas de s’en tenir à une sorte de pétition de principe. Certains biens communs ne doivent tout simplement pas être appropriables par une personne privée : « ce qui est commun ne peut pas relever de la chosification, de la réification », estiment Pierre Dardot et Christian Laval, et « doit être soustrait à la loi de l’échange et du commerce ».

b. Des évolutions normatives en ce sens dans d’autres pays

Cette démarche des biens communs et de leur impact en termes de droit de propriété a dépassé le champ doctrinal puisque certains pays l’ont d’ores et déjà intégré dans leur droit.

En 2007, le ministre italien de la Justice a mis en place une commission, présidée par le professeur de droit civil et député Stefano Rodotà, qui avait pour objectif de définir la notion de « biens communs » (beni comuni) et de l’ériger en catégorie juridique. Cette commission a conduit une importante réflexion sur les biens des personnes publiques, distinguant de nouvelles catégories et leur appliquant de nouvelles règles. Elle a également proposé de définir les « biens communs » comme « les choses qui expriment des utilités fonctionnelles pour l’exercice des droits fondamentaux ainsi que le libre développement de la personne ». Quel que fût le régime de propriété de ces biens (publique ou privée), la commission précisait que la loi devait en garantir « la jouissance collective » dans des conditions et limites compatibles avec l’exigence prioritaire de leur préservation « au bénéfice des générations futures ». Elle est allée jusqu’à proposer un régime de contrôle juridictionnel et de responsabilité spécifique prévoyant que tout personne avait capacité à agir en justice pour garantir l’accès à ces biens et leur sauvegarde. Le rapport de la commission, rendu en février 2008, ne fut malheureusement pas examiné en raison de la chute du gouvernement de Romano Prodi. Le travail extrêmement riche de cette commission nourrit toutefois, aujourd’hui encore, les réflexions pour traduire juridiquement la notion de biens communs et a inspiré des évolutions plus localisées de gestion de certains biens, comme celle de l’eau à Naples par exemple. Ainsi que l’indique Michel Duffour, l’Italie a également vu naître des mouvements d’appropriation de friches urbaines ou de bâtiments débouchant sur une reconnaissance publique et la signature de contrats ou de pactes venant sanctionner l’existence de biens communs avec leur mode de gestion spécifique.

Plus récemment, le législateur belge a modifié le code civil pour clarifier l’étendue du droit de propriété et de la notion de choses communes. Entrée en vigueur au 1er septembre 2021, la réforme du livre 3 relatif aux biens du nouveau code civil belge comporte trois évolutions notables du point de vue de la protection des choses et biens communs :

– d’une part, la modification de l’article 544 relatif au droit de propriété : le législateur a supprimé l’adjectif « absolue » et a intégré le principe de restriction de ce droit, notamment en raison des « droits des tiers », en adoptant la rédaction suivante : « Le droit de propriété confère directement au propriétaire le droit d’user de ce qui fait l’objet de son droit, d’en avoir la jouissance et d’en disposer. Le propriétaire a la plénitude des prérogatives, sous réserve des restrictions imposées par les lois, les règlements ou par les droits de tiers » ;

– d’autre part, la modification de l’article 714 relatif aux choses communes : le législateur a élargi cette définition en adoptant la rédaction suivante : « Les choses communes ne peuvent être appropriées dans leur globalité. Elles n’appartiennent à personne et sont utilisées dans l’intérêt général, y compris celui des générations futures. Leur usage est commun à tous et est réglé par des lois particulières » ;

– enfin, l’introduction d’un nouveau « droit de flâner » : « Lorsqu’un immeuble non bâti et non cultivé n’est pas clôturé, quiconque peut s’y rendre, sauf si cela engendre un dommage ou nuit au propriétaire de cette parcelle ou si ce dernier a fait savoir de manière claire que l’accès au fonds est interdit aux tiers sans son autorisation ».

Le domaine foncier est également concerné par des modifications de cet ordre. Lors de son audition, Gaël Giraud a par exemple insisté sur les titres de propriété fonciers partagés (community land trust) qui existent au Royaume-Uni ou en Belgique.

De telles évolutions, de nature à mieux prendre en compte les droits des tiers et donc l’intérêt commun d’une chose ou d’un bien, doivent attirer notre attention. Le code civil n’est pas un diktat immuable, mais nous devons au contraire aujourd’hui nous réapproprier les principes qu’il fixe à la lumière des enjeux contemporains.

c. La solution proposée par les présentes propositions de loi

Les présentes propositions de loi posent une première pierre pour intégrer des évolutions en matière de biens communs dans notre droit.

Elles prévoient un mécanisme concret pour attribuer le statut de bien commun. C’est pourquoi elles proposent une définition permettant d’englober l’ensemble des dimensions possibles et l’on comprend aisément, à la lumière des développements précédents, qu’il n’est pas envisageable de trop réduire cette définition tant le champ des communs et du commun est vaste et évolutif, tant il résulte de la délibération et de la construction politique, sauf à en restreindre les effets. Au regard des auditions qu’il a conduites, votre Rapporteur proposera des modifications afin de l’ajuster à l’esprit même qui a présidé au dépôt de ces propositions. Par exemple, il proposera, sur suggestion des juristes Hubert Delzangles et Alexandre Zabalza, de modifier l’un des critères de définition des biens communs afin de faire référence non pas au « caractère de rareté et [au] caractère patrimonial remarquable » (qu’il soit culturel ou naturel), mais à l « intérêt patrimonial ou environnemental ». Cela permettra de prendre en compte plus largement les biens patrimoniaux et environnementaux, qu’ils soient remarquables ou ordinaires.

Cette définition en soi, par ce qu’elle reconnaît et proclame les biens communs, peut ouvrir la voie à un courant en encourageant des dynamiques nécessaires à la construction de l’avenir, pour lesquelles il faudra mobiliser des dispositions du droit existant sans renoncer à en inventer de nouvelles le cas échéant.

N’emportant pas de conséquences juridiques automatiques et ne proposant pas de créer un statut tiers de régime de propriété, les présentes propositions de loi souhaitent proposer une voie pour intégrer dans notre droit les biens communs et ainsi favoriser leur protection. Cela commence par ce mécanisme que l’on pourrait dire de « mise sous protection démocratique » – à tout le moins de « mise sous observation démocratique ». En effet, la seule chose ainsi suggérée, c’est le devoir de transparence du propriétaire du bien concerné, en regard d’un droit à l’information qui peut venir heurter le « secret des affaires » venu récemment étayer le droit de propriété et la liberté d’entreprendre afin de verrouiller plus strictement encore les droits souverains du propriétaire.

Dans bien des cas, l’attribution de ce statut de bien commun pourra entraîner des évolutions s’inscrivant dans le cadre législatif existant, mais il est vraisemblable que ce nouveau mécanisme pourra par la suite nécessiter de nouvelles interventions du législateur ou des décideurs pour engager au cas par cas d’éventuelles évolutions nécessaires pour assurer une meilleure gestion de certains biens qui auront été définis comme communs.

Conférant au Conseil économique, social et environnemental la compétence d’attribution, ces propositions de loi s’inscrivent dans le cadre en vigueur : la Constitution prévoit en effet trois modes de saisine – obligatoire ([9]), facultative ([10]) ou citoyenne ([11]) – auquel vient s’ajouter la faculté d’auto-saisine du CESE prévue par l’article 3 de l’ordonnance du 29 décembre 1958, selon lequel « le Conseil économique, social et environnemental peut, de sa propre initiative, appeler l’attention du Gouvernement et du Parlement sur les réformes qui lui paraissent nécessaires ». Toutefois, s’agissant des biens communs, ces propositions de loi visent surtout à soutenir les dynamiques citoyennes en leur fournissant, à travers le mécanisme proposé un moyen d’action institutionnelle. S’inscrivant dans une démarche de co-construction juridique d’un nouvel ordre, votre Rapporteur tient cependant à souligner que le mécanisme de cette saisine a sans doute vocation à être précisé et affiné en bonne intelligence avec les acteurs concernés.

Comme l’a souligné Anicet Le Pors à l’occasion de son audition, ces propositions de loi permettent ainsi de créer un climat de réflexion, de poser la question politique de la frontière entre ce qui nous est commun et ce qui ne l’est pas, de valoriser le concept d’appropriation ou de réappropriation sociale et de fournir un socle à d’éventuelles évolutions législatives en la matière. Elles viennent réhabiliter la délibération à l’heure des choix binaires, quand il y a choix.

C’est ensemble que nous pourrons faire face aux défis de notre temps, c’est ensemble que nous pourrons construire l’émancipation humaine.

Il est temps d’en appeler résolument à fabriquer du commun.

Examen de l’article unique de la proposition de loi ordinaire

Article unique

(art. 714 du code civil)
Définition du statut de bien commun

Rejeté par la Commission
 Résumé du dispositif et effets principaux
L’article unique de la proposition de loi insère à l’article 714 du code civil la possibilité d’attribuer un statut de bien commun à des biens matériels ou immatériels, quel que soit leur régime de propriété, et énumère pour cela certains critères non cumulatifs.

 Dernières modifications législatives intervenues
Aucune.

 Position de la Commission
La Commission a rejeté la proposition de loi.

1. L’état du droit

a. Les choses communes, une notion juridique ancienne

Comme cela a été rappelé à plusieurs reprises au cours des auditions conduites par votre Rapporteur, la notion de chose commune trouve sa source dans le droit romain qui, à partir de Justinien Ier, distinguait les choses de droit divin, res divini juris (elles-mêmes sous-divisées en plusieurs catégories) et les choses de droit humain, res humani juris. Ces dernières comprenaient les choses privées, appropriées et dans le commerce juridique, les choses publiques, soustraites à l’aire d’appropriation par un acte de droit public, et les choses communes, res communes omnium, qui n’appartiennent à personne et dont l’usage est commun à tous, étant en cela distinctes des choses sans maître, res nullius, appropriables par le premier possesseur ([12]).

Par la suite, plusieurs exemples montrent la persistance de modèles de pensée qui reprennent cette notion de choses communes. C’est par exemple le cas dans le Mare liberum de Grotius en 1609 où il affirme que « la mer est bien certainement chose commune à tous […]. La mer ne peut donc absolument devenir le propre de qui que ce soit parce que la nature ne se borne point à permettre, mais ordonne qu’elle soit commune » ([13]) .

Toutefois, cette notion a alors tendance à être confondue avec celle de choses publiques : en effet, sous les régimes monarchiques, les res publicae comme les res communes tombent dans le domaine du souverain. À l’époque de la monarchie absolue, elles sont intégrées indistinctement dans le domaine du roi, sauf « l’air et le vent [qui] ne sont ni nobles ni roturiers » ([14]). Finalement, le décret du 22 novembre et 1er décembre 1790, dit « code domanial », met fin à cette confusion en distinguant les choses publiques qui appartiennent à la Nation et les choses communes qui n’appartiennent à personne ([15]).

b. Le champ de l’article 714 du code civil

En 1803, l’article 714 du code civil, qui n’a depuis lors jamais été modifié, dispose qu’« il est des choses qui n’appartiennent à personne et dont l’usage est commun à tous ». Il précise que « des lois de police règlent la manière d’en jouir ». Ces choses communes sont donc traitées séparément des biens privés (articles 544 à 577 du même code) et des biens publics (article 538 à 541 du même code portant sur le domaine public).

Cette catégorie des choses communes est ainsi définie par deux caractéristiques restrictives claires : d’une part, leur caractère inappropriable et, d’autre part, leur usage autorisé. Les choses communes sont donc des choses sans maître – n’appartenant à personne – et dont l’usage est commun à tous mais peut être réglementé – et donc limité – par des lois de police.

i. Le caractère inappropriable des choses communes

Concernant leur caractère inappropriable, il importe de distinguer les choses communes des res nullius qui sont des choses sans maître mais susceptibles de propriété, comme le poisson sauvage ou le gibier. Elles se distinguent également des res delictae, les choses abandonnées qui sont elles aussi appropriables.

La doctrine s’est penchée sur l’appréciation de ce caractère inappropriable, essentiel pour déterminer ce que sont concrètement les choses communes, le code civil ne proposant pas de liste ou de critères spécifiques. Selon certaines analyses, les choses communes seraient déterminées par un droit naturel qui en interdirait l’appropriation et en garantirait l’usage collectif ([16]) ; d’autres mettent en avant l’aspect mouvant et insaisissable des choses communes en fonction de leur nature physique : l’air par exemple ne peut être enfermé ([17]). Toutefois, d’autres analyses ont considéré que ni la nature ni les caractéristiques physiques ne permettent de définir les choses de façon immuable et que le champ des choses susceptibles d’appropriation évolue avec le temps : ainsi il est finalement possible d’enfermer de l’air comprimé par exemple ([18]).

Ce caractère inappropriable est ainsi limité par la possibilité de s’approprier une partie des choses communes : cette partie prélevée cesse alors d’avoir le caractère de choses communes. Ainsi, celui qui remplit sa cruche de l’eau d’une rivière devient propriétaire de cette eau et celui qui vide cette cruche pour remplir la sienne commettrait un vol. Mais l’occupation ne peut s’exercer que pour une partie des choses communes qui, prises dans leur globalité, échappent par principe à toute occupation : celui qui puisera de l’eau à la rivière ou à la mer ne sera propriétaire que de l’eau puisée, non de la rivière ou de la mer ([19]).

ii. Le critère de l’usage commun à tous et de sa réglementation par des lois de police

Cette possibilité de s’approprier une part de la chose commune découle en réalité de la seconde caractéristique qui définit la chose commune : son usage est commun à tous. Cette seconde caractéristique permet également de définir les choses communes : ce sont celles dont il est possible que toutes et tous fassent l’usage.

L’usage, au sens strict de l’usus, correspond au droit de se servir d’une chose selon sa destination : « à l’égard des choses communes, il confère la possibilité de respirer l’air ambiant, de nager dans l’eau d’un cours d’eau non domanial, y circuler sur un matelas pneumatique, y boire, y prélever l’eau nécessaire à l’arrosage de ses fleurs, etc. » ([20]).

Le second alinéa de l’article 714 du code civil mobilise également la notion d’un droit de jouissance – qui doit être réglé par des lois de police. Le droit de jouir de la chose, le fructus, correspond classiquement au droit de percevoir ce que la chose produit. « S’agissant des choses communes, on peut concevoir qu’elles soient productives de nouvelles choses. On peut récolter le sel de l’eau de mer, les algues, ou extraire du pétrole, des minerais, des polynucléides du sous-sol de la haute mer, ou encore produire de l’électricité en employant la force hydraulique, éolienne, marémotrice, solaire. » ([21]) On comprend aisément la nécessité de réglementer ces possibilités de jouir des choses communes.

Cette référence aux lois de police renvoie, de manière large, aux règles qui peuvent être appliquées pour limiter ces droits d’usus et de fructus. Elles peuvent se trouver n’importe où dans notre corpus juridique. Le pouvoir de règlementation appartient à plusieurs autorités de l’État et les règles applicables diffèrent grandement selon la chose considérée : l’espace aérien protégé par un pouvoir de police spécial, l’air protégé par des mesures édictées en matière de prévention et de résorption des pollutions, le prélèvement d’eau de mer, qui est libre par principe mais peut être assortie de redevances s’il implique des installations sur le domaine public maritime, etc. ([22]).

Découle également de cet usage commun une obligation de conservation de la chose commune, bien qu’elle ne soit pas expressément prévue par la loi de 1803. Bien sûr, à l’époque, les menaces pesant sur l’environnement n’étaient pas perçues comme aujourd’hui et cette préoccupation n’était pas traduite en droit. Toutefois, il semblerait que l’expression « tous » renvoie in fine à l’humanité, c’est-à-dire non seulement aux générations présentes mais également aux générations futures. Ce droit d’usage doit donc être vu comme perpétuel puisque lié à la chose commune de l’humanité. Cet usage commun a ainsi pour effet d’obliger à la transmission et donc à la conservation de la chose : c’est une conséquence implicite nécessaire ([23]).

iii. Quelles sont les choses communes ?

En résumé, les choses communes peuvent être définies à la fois par une approche naturaliste, la qualification résultant alors de la nature des choses, et par une approche normative, la qualification résultant alors d’une décision de la soustraire à l’appropriation et d’en partager l’usage entre tous.

Cette catégorie juridique regroupe des choses évidentes : l’air, la lumière, l’eau de mer, les eaux courantes telles que les fleuves ou les rivières, la chaleur solaire…

Dans d’autres cas, la catégorisation est moins évidente : par exemple les ondes hertziennes ne sont pas des choses communes mais appartiennent au domaine public. Par contre, les choses incorporelles protégées par un droit d’auteur ou un brevet ne bénéficient pas d’une protection illimitée ; au bout d’un certain temps elles tombent « dans le domaine public » (mais pas au sein de la propriété publique), c’est-à-dire qu’elles deviennent exploitables par tous et pourraient alors être considérées comme des choses communes (même si le droit moral de l’auteur ou de l’inventeur demeure).

2. Le dispositif de la proposition de loi

a. Introduire une définition des biens communs

L’objectif de cette proposition de loi est d’inscrire dans notre droit positif une définition des biens communs. Dans cette perspective, cet article unique propose une définition large et relativement consensuelle des critères qui pourraient permettre de catégoriser des biens communs.

i. Une grande diversité de biens communs à prendre en compte

Les biens communs font l’objet d’une littérature florissante et de très nombreuses recherches universitaires dans plusieurs disciplines (économie, droit, philosophie, sociologie…). Sous l’effet de plusieurs défis actuels, en lien notamment avec les risques environnementaux et ceux liés à la privatisation croissante de toutes formes de biens, cette notion connaît aujourd’hui un dynamisme tout particulier en ce qu’elle serait une voie juridique pour garantir la protection des biens dont nous avons besoin pour faire société, faire humanité, préserver notre planète et, plus largement, tout ce qui nous est commun.

Selon certaines approches, les biens communs peuvent se définir par le recoupement de trois dimensions :

– l’existence d’une ressource (sol, eau, données…) ;

– une gestion par une communauté qui n’exclut personne avec une gouvernance horizontale et des règles ;

– un fonctionnement fondé sur des règles transparentes qui sont choisies par la communauté dans le respect de la loi et du règlement.

Cette définition, principalement issue de travaux de nature économique, peut cependant s’avérer trop restrictive et incomplète pour permettre l’examen concret des réalités potentiellement concernées. À la lumière de ses travaux et des auditions conduites, votre Rapporteur considère en effet qu’il est plus fécond de concevoir le commun comme résultant d’une construction et d’un choix politiques.

D’autres travaux retiennent d’ailleurs une approche plus large, plus inclusive. En particulier, Christian Laval et Pierre Dardot, auteurs de l’ouvrage Commun, essai sur la révolution au XXIe siècle et également auditionnés par votre Rapporteur, insistent sur le caractère intrinsèquement étendu de ce qui est ou peut être commun. En particulier, ils soulignent l’importance de lier le bien commun avec les droits fondamentaux : c’est à partir du moment où l’on considère qu’une chose est attachée à l’exercice d’un droit fondamental de la personne que l’on doit considérer que la chose en question est un bien commun.

Au regard des débats existants, mais surtout des objectifs poursuivis, qui consistent notamment à ouvrir la discussion sur la caractérisation de tel ou tel bien et non pas à la décréter a priori, la définition proposée a pour ambition de faire converger ces différentes approches des communs en y regroupant toutes sortes de biens et de choses : des communs les plus locaux aux communs les plus universels. Cette définition que l’article unique de la présente proposition de loi envisage d’inscrire au sein du code civil se veut en effet plus inclusive. Si elle ne préjuge pas en l’état d’un mode de gestion ou d’un régime de propriété, cette définition vise ainsi à introduire dans notre droit un statut de type nouveau visant à mieux tenir compte d’un certain nombre de réalités et de nécessités.

ii. Les critères alternatifs de définition du bien commun

Ce statut de bien commun peut être attribué à des biens matériels ou immatériels : tout type de biens, meubles ou immeubles, corporels ou incorporels, peut donc être concerné par cette définition.

Il est ensuite précisé que ce statut peut être attribué quel que soit le régime de propriété des biens concernés : il peut donc s’agir de choses qui ne sont pas appropriées ou de biens appropriés, qu’ils le soient sous un régime de propriété privée ou de propriété publique. Ce statut ne vient pas modifier leur régime de façon systématique, il ouvre un processus d’examen démocratique.

Plusieurs critères alternatifs permettent ensuite de définir des caractéristiques qui justifieraient l’attribution de ce statut de bien commun. Il peut s’agir de biens :

– dont la destination est commune : cela renvoie principalement aux biens communs par nature et inclut les biens dits universels, comme l’air, l’eau de mer, l’eau des fleuves et des rivières, le sable, l’espace, la lumière et la chaleur du soleil, le vent… Peuvent également être inclus dans ce critère tout bien dont l’usage est par nature commun à toutes et à tous : les services publics nationaux pourraient par exemple entrer dans cette composante de la définition des biens communs proposée dans cet article unique ;

– dont l’usage est ou pourrait être collectif : il peut s’agir par exemple ici de lieux collectifs, comme une piscine municipale ou un jardin partagé. Ce sont des lieux accessibles à toutes et tous, mais qui dans les faits concernent avant tout une collectivité donnée (les usagers locaux) ;

– qui sont des ressources nécessaires à toutes et tous : la forêt est un bon exemple d’une ressource nécessaire à tout le monde, nécessaire tant pour la préservation de notre planète et de notre biodiversité que pour l’exercice de notre droit à bénéficier d’un environnement sain ;

– auxquels l’on peut rattacher des droits fondamentaux : l’accès à la santé ou à l’éducation sont des droits fondamentaux et l’exercice de ces droits est lié à certains biens communs comme l’école, les services hospitaliers, la sécurité sociale ou encore les médicaments ;

– dont la constitution résulte d’une histoire collective : cela peut concerner certaines œuvres collectives, mais aussi des lieux incarnant l’histoire d’une région, des biens financés et conçus dans le cadre de mouvements collectifs, des sites emblématiques de notre histoire culturelle ou industrielle par exemple ;

– qui sont rares et menacés : ce critère a principalement vocation à mettre en avant l’impérieuse nécessité de protéger notre environnement et tous les éléments naturels qui sont aujourd’hui menacés ; il peut toutefois également concerner des biens culturels par exemple ;

– qui ont un caractère patrimonial et sont menacés : tout bien constituant notre patrimoine naturel, culturel, social, historique… peut entrer dans ce champ ; là encore l’objectif est d’affirmer le caractère commun de ce qui forme notre patrimoine et ainsi de renforcer sa protection.

Bien sûr ces critères doivent être compris de manière alternative afin de penser le commun de manière large, mais il est évident que la plupart des biens communs seront concernés par plusieurs d’entre eux. Ils ne doivent donc pas être entendus comme exclusifs les uns des autres.

b. Donner un statut aux biens communs sans préjuger d’un régime de propriété afférent

Introduire dans notre droit un tel statut n’implique pas d’y associer de manière systématique un régime de propriété unique.

i. Biens communs et régimes de propriété

Un bien commun peut être un bien privé, un bien public, un bien non approprié (abandonné par exemple) ou encore une chose commune, c’est-à-dire non appropriable. Attribuer le statut de bien commun n’implique pas d’appliquer systématiquement un certain type de régime de propriété ; il serait en effet dogmatique d’imaginer qu’un régime unique de propriété pourrait s’appliquer à tous les communs. Il y a sans doute autant de régimes de propriété qu’il y a de communs et l’extrême diversité de ces biens, avec leurs enjeux propres à chacun, ne pourra être appréhendée dans notre droit qu’en faisant preuve de souplesse.

Certains biens communs peuvent tout à fait s’accommoder d’une propriété privée ou exiger une propriété publique ; dans d’autres cas d’autres types de propriété commune seront peut-être à penser. Mais cette réflexion sur les régimes de propriété arrive dans un second temps et ne pourra être envisagée qu’en fonction de cas concrets dans lesquels le régime de propriété appliqué pose des difficultés en termes d’accaparement ou d’une mauvaise gestion de certains biens considérés comme communs.

ii. Le choix de l’article 714 du code civil pour inscrire cette définition des biens communs

Ainsi, le bien commun ne se confond pas avec la chose commune, car il n’a pas besoin d’être inappropriable et inapproprié pour être commun. Ainsi, un jardin public appartenant au domaine public est un bien commun. De même, un jardin partagé appartenant au domaine privé est lui aussi un bien commun. Si les choses communes sont sans doute des biens communs, tous les biens communs ne sont pas pour autant des choses communes.

Il n’en demeure pas moins qu’un point commun fondamental relie ces deux notions : la volonté de protéger juridiquement ce qui nous est commun, comprenant la part de commun qui peut composer tel ou tel bien.

C’est cette logique qui a prévalu dans le choix d’insérer les biens communs à l’article 714 du code civil. D’ailleurs, cette démarche est au cœur de plusieurs réflexions universitaires comme celles de Marie-Pierre Camproux‑Duffrène, professeure de droit à l’Université de Strasbourg, ou encore de Mathilde Hautereau-Boutonnet, professeure de droit à l’Université d’Aix‑Marseille, qui a été auditionnée par votre Rapporteur. Cette dernière souligne que la notion de chose commune pourrait utilement être modernisée et élargie pour prendre en compte des choses appropriées mais dont l’usage est commun. Cette démarche a même dépassé le champ doctrinal puisqu’elle est actuellement mise en œuvre par le législateur belge qui a réformé le code civil en limitant l’absolutisme du droit de propriété et en élargissant la notion de choses communes pour tenir en particulier compte de l’intérêt des générations à venir.

Malgré ces réflexions, la pertinence du concept de choses communes conduit votre Rapporteur à penser qu’il est préférable de conserver dans le code civil une catégorie juridique spécifique aux choses qui n’appartiennent à personne. Au-delà des choses inappropriables par nature, il lui semble toutefois évident qu’il convient aujourd’hui d’encourager à décider normativement que certaines choses ne doivent pas être appropriables (quand bien même leur nature leur permettrait de l’être). Or, l’introduction de la notion de biens communs n’a pas pour intention, et ne saurait avoir pour effet, d’affaiblir la notion de choses communes, qui constitue un point d’appui. Intéressé par la perspective d’un renforcement et d’un élargissement dans notre droit de la notion de choses communes, votre Rapporteur considère en définitive plus adapté de procéder à l’innovation proposée par la présente proposition de loi en matière de définition des biens communs par la création d’un nouvel article spécifique au sein du code civil à la suite de l’article 714.

En effet, cet approfondissement des choses communes de l’article 714 du code civil doit aller de pair avec l’introduction d’une nouvelle notion juridique, celle des biens communs. Ces deux notions ne se recoupant pas, il semble nécessaire à votre Rapporteur d’inscrire une définition des biens communs au sein du code civil. C’est même une nécessité d’adapter enfin notre droit pour tenir compte des évolutions de la société et de l’attention croissante qui doit être portée à ce qui est commun et collectif.

Bien sûr, l’inscription d’une telle définition au sein du livre III qui traite « Des différentes manières dont on acquiert la propriété » peut interroger puisque l’article unique de la présente proposition de loi n’emporte pas de conséquence en termes de régime de propriété de ce qui serait défini comme des biens communs. Cette définition aurait donc pu être inscrite au sein du titre Ier livre II qui aborde la distinction des biens. Toutefois, votre Rapporteur considère que si cette définition des biens communs ne prescrit pas de régime de propriété, elle doit tout de même être pensée en articulation avec lesdits régimes et ne peut en outre pas être séparée de la réflexion sur les choses communes. L’existence-même de cette notion vient dire quelque chose de notre droit de propriété qui implique qu’elle soit formulée à cet endroit du code civil. Cette définition pourrait donc trouver sa place dans un nouvel article 714-1.

Cette définition des biens communs fournira ainsi une base législative nécessaire à la mise en œuvre du mécanisme démocratique décrit dans la loi organique liée (n° 4576).

3. La position de la Commission

La Commission a rejeté la présente proposition de loi.

Examen des articles de la proposition de loi organique

Article 1er
(art. 4-4 [nouveau] de l’ordonnance n° 58‑1360 du 29 décembre 1958 portant loi organique relative au Conseil économique, social et environnemental)
Compétence du Conseil économique, social et environnemental en matière d’attribution du statut de bien commun

Rejeté par la Commission

 Résumé du dispositif et effets principaux
L’article 1er insère au sein de l’ordonnance n° 58‑1360 du 29 décembre 1958 portant loi organique relative au Conseil économique, social et environnemental (CESE) une compétence du CESE en matière d’attribution du statut de bien commun tel que défini par la proposition de loi n° 4590 créant un statut juridique des biens communs. Il précise la procédure applicable pour l’attribution de ce statut.

 Dernières modifications législatives intervenues
L’ordonnance n° 58‑1360 du 29 décembre 1958 portant loi organique relative au Conseil économique, social et environnemental a été modifiée par la loi organique du 15 janvier 2021 ([24]). Cette loi a notamment modifié la composition de cette institution, amélioré certaines procédures et renforcé la saisine par voie de pétition du CESE.

 Position de la Commission
La Commission a rejeté le présent article.

1. L’état du droit

a. Le Conseil économique social et environnemental, une assemblée prévue par la Constitution

Issu du Conseil national économique créé en 1925 pour permettre à la société civile organisée d’être consultée par les pouvoirs en place et inscrit, pour la première fois, dans la Constitution de la IVe République, le CESE fait actuellement l’objet du titre XI de la Constitution.

La réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 ([25]) a participé d’une modernisation de cette institution, permettant notamment un rajeunissement de ses membres, en créant une représentation spécifique des jeunes et des étudiants, ainsi qu’une féminisation, affirmée à l’article 7 de la loi organique du 28 juin 2010 ([26]). Elle a notamment conduit à confier au CESE une compétence étendue en matière environnementale.

L’article 69 de la Constitution dispose que, lorsqu’il est saisi par le Gouvernement, le CESE donne son avis sur les projets de loi, d’ordonnance ou de décret, ainsi que sur les propositions de loi qui lui sont soumis. L’un de ses membres peut être désigné pour exposer devant les assemblées parlementaires l’avis émis par le CESE sur les textes de nature législative. Il prévoit également la possibilité de saisine du CESE par voie de pétition, dans des conditions fixées par une loi organique.

L’article 70 prévoit que le CESE peut également être consulté par le Gouvernement sur tout problème de caractère économique, social ou environnemental ou sur les projets de loi de programmation définissant les orientations pluriannuelles des finances publiques. En outre, sa saisine est obligatoire sur tout plan ou tout projet de loi de programmation à caractère économique, social ou environnemental.

L’article 71 précise que le CESE ne peut excéder 233 membres et renvoie à la loi organique sa composition et son fonctionnement.

b. La récente réforme de 2021, un accroissement du rôle du CESE en matière de participation citoyenne

La loi organique du 15 janvier 2021 ([27]) a de nouveau rénové les missions et le fonctionnement du CESE, inchangés depuis la réforme constitutionnelle de 2008. Ambitionnant de renforcer la place du CESE dans le débat public, elle vise à faire de cette assemblée le « carrefour des consultations publiques » et l’institution de référence en matière de participation citoyenne.

Plusieurs dispositions ont été prises en ce sens par le législateur.

– Tout d’abord, l’article 2 de la loi du 15 janvier 2021 a modifié l’article 1er de l’ordonnance n° 58‑1360 du 29 décembre 1958 pour permettre au CESE de consulter, dans l’exercice de ses attributions et après information des collectivités territoriales ou de leurs groupements concernés, une ou plusieurs instances consultatives créées auprès de ces collectivités ou groupements. Cette disposition vise à renforcer les liens entre le CESE et ces institutions consultatives locales qui ont souvent une connaissance approfondie des enjeux sociaux, économiques et environnementaux de leur territoire. Bien que cela concerne également d’autres instances, comme les conseils de quartier, cette disposition concerne au premier plan les conseils économiques, sociaux et environnementaux régionaux (CESER) ;

Les CESER

Créés par la loi n° 72-619 du 5 juillet 1972 portant création et organisation des régions, les CESER sont composés de quatre collèges représentant quatre catégories socioprofessionnelles (1) :

  • les entreprises et activités non salariées ;
  • les organisations syndicales de salariés ;
  • les organismes et associations participant à la vie collective de la région, les associations ou fondations ainsi que des personnalités qualifiées dans le domaine de la protection de l’environnement et les associations de jeunesse et d’éducation populaire ;
  • des personnalités qualifiées participant au développement régional.

Il a pour mission d’informer le conseil régional sur les enjeux et conséquences économiques, sociaux et environnementaux des politiques régionales, de participer aux consultations organisées à l’échelle régionale, ainsi que de contribuer à des évaluations et à un suivi des politiques publiques régionales (2).

En outre, préalablement à leur examen par le conseil régional, le CESER est obligatoirement saisi pour avis des documents relatifs à la préparation et à l’exécution dans la région du plan de la nation, des documents de planification et schémas directeurs, des documents budgétaires et des orientations générales prises par le conseil régional. À l’initiative du président du conseil régional, il peut être saisi de demandes d’avis et d’études sur tout projet à caractère économique, social ou culturel ou intéressant l’environnement dans la région. Il peut, en outre, émettre des avis sur toute question entrant dans les compétences de la région (3).

(1) Article R. 4131-1 du code général des collectivités territoriales.
(2) Article L. 4134-1 du même code.
(3) Article L. 4241-1 du même code.

– l’article 3 a renforcé la saisine par voie de pétition : les pétitions peuvent notamment être dématérialisées ;

– l’article 4 a inséré dans l’ordonnance de 1958 un nouvel article 4‑3 dans l’ordonnance de 1958. Celui-ci permet dorénavant au CESE, pour l’exercice de ses missions, de recourir à la consultation du public dans les matières relevant de sa compétence. Il a la possibilité d’organiser une procédure de tirage au sort pour déterminer les participants à la consultation ;

– l’article 9 a supprimé, à l’article 12 de l’ordonnance de 1958, la catégorie des personnalités associées aux travaux des sections pour y substituer la participation de représentants de la société civile : représentants des conseils consultatifs locaux et personnes tirées au sort ;

– également prévu par l’article 4, un nouvel article 4‑2 prévoit des garanties de sincérité, d’égalité, de transparence et d’impartialité, ainsi que des garanties de bonne information des participants et de représentativité des panels sélectionnés, pour mettre en œuvre de ces deux types d’association du public à l’exercice des missions du CESE (soit à travers une consultation prévue à l’article 4‑3, soit par une participation aux travaux de ses commissions prévue à l’article 9).

Permettant ainsi aux citoyens de participer davantage aux travaux du CESE, ces différentes évolutions visent à faire de cette assemblée le forum de la société civile. S’inscrivant tout à fait dans cette logique de participation citoyenne, la présente proposition de loi précise une nouvelle procédure du CESE.

2. Le dispositif de la proposition de loi

a. La compétence du CESE en matière de biens communs

Comme l’a rappelé la vice-présidente du CESE, Madame Martine Vignau, à l’occasion de son audition par votre Rapporteur, le CESE a déjà travaillé à de nombreuses reprises sur des sujets liés aux biens communs : la biodiversité en haute mer, les données personnelles, les réseaux socio-numériques, les forêts, la biodiversité… Il a donc d’ores et déjà compétence au fond sur les problématiques en lien avec les biens communs.

Sur la forme également, le CESE est sans doute l’instance la plus appropriée pour jouer un rôle moteur dans la protection des biens communs, dans le cadre d’une démarche d’appropriation citoyenne.

La nouvelle procédure envisagée par la présente proposition de loi organique s’inscrit pleinement dans le cadre de la mission principale du CESE qui consiste à éclairer par des avis, rapports et études, les choix économiques, sociaux et environnementaux du Gouvernement et du Parlement.

b. La procédure proposée

L’article 1er de la présente proposition de loi organique prévoit une nouvelle modalité d’exercice des missions du CESE en lui confiant la compétence d’attribution du statut de bien commun prévu par l’article unique de la proposition de loi n° 4590 créant un statut juridique des biens communs.

i. Les modalités de saisine envisagées

L’article 1er envisage trois types de saisine du CESE afin de permettre l’attribution du statut de bien commun :

– premièrement une saisine par une « démarche citoyenne, selon des conditions fixées par décret » : cette saisine citoyenne du CESE prévue par le présent article s’inscrit dans le cadre de la saisine par voie de pétition telle que l’autorise l’article 69 de la Constitution, selon des modalités prévues par l’article 4‑1 de l’ordonnance du 29 décembre 1958. Toutefois, s’agissant des biens communs, votre Rapporteur estime que le seuil de 150 000 signataires prévu à l’alinéa 2 de l’article 4‑1 de l’ordonnance précitée est sans doute trop élevé ; il risquerait en effet de limiter, notamment, la possibilité d’attribuer le statut de bien commun à des biens locaux. Il pourrait donc être envisagé de fixer dans l’ordonnance les modalités de cette voie de pétition qui soient spécifiques à la saisine du CESE pour l’attribution du statut de bien commun ;

– deuxièmement, une saisine par une « résolution parlementaire » : en l’état du droit, la saisine du CESE par le Parlement est autorisée par l’article 70 de la Constitution sur « tout problème de caractère économique, social ou environnemental », cela pourrait donc sans difficulté concerner des saisines relatives aux biens communs. Toutefois, en vertu de l’article 2 de l’ordonnance de 1958, la saisine par le Parlement prévue par la Constitution résulte à ce jour d’une demande du président de l’Assemblée nationale ou du président du Sénat. Il s’agirait donc ici d’introduire dans la loi organique une nouvelle modalité d’organisation de la saisine parlementaire au moyen de l’adoption d’une résolution prévue par l’article 34‑1 de la Constitution ([28]) ;

– troisièmement, le CESE peut se saisir de sa propre initiative : cette faculté d’auto-saisine du CESE prévue par l’article 3 de l’ordonnance du 29 décembre 1958, selon lequel « le Conseil économique, social et environnemental peut, de sa propre initiative, appeler l’attention du Gouvernement et du Parlement sur les réformes qui lui paraissent nécessaires ».

ii. L’attribution du statut de bien commun

Comme le précise le second alinéa du présent article, le CESE se prononce sur l’attribution du statut de bien commun dans le cadre d’une « délégation permanente ou d’une commission temporaire ». Cela signifie que pour l’attribution d’un tel statut, le CESE doit se réunir et travailler dans les conditions prévues par l’article 11 de l’ordonnance du 29 décembre 1958 selon lequel « des délégations permanentes et des commissions temporaires peuvent être créées au sein du Conseil pour l’étude de questions particulières qui excèdent le champ de compétence d’une commission permanente ».

Toutefois, à la lumière de ses travaux et des auditions conduites, votre Rapporteur considère qu’il n’est pas nécessaire d’apporter de telles précisions quant à l’organisation interne du travail du CESE dans le cadre de l’attribution de ce statut. En effet, ce travail pourrait aussi bien se dérouler au sein des commissions permanentes qu’au sein des délégations permanentes ou commissions temporaires. Il estime donc qu’il serait plus pertinent de supprimer les mentions initialement envisagées dans la proposition de loi organique à ce sujet.

Pour l’exercice de cette attribution du statut, le CESE se fonde sur les critères énumérés par le nouvel alinéa inséré à l’article 714 du code civil par la proposition de loi n° 4590 et présentés ci-avant dans le présent rapport.

iii. La possibilité de délégation de cette compétence à un conseil économique, social et environnemental régional

Le troisième alinéa de l’article 1er prévoit que le CESE a la possibilité de confier cette compétence d’attribution du statut de bien commun à un conseil économique, social et environnemental régional (CESER). Deux conditions sont posées : cette délégation de compétence doit se faire en accord avec le CESER et en fonction du caractère local du bien considéré.

Comme rappelé ci-avant, la loi du 15 janvier 2021 a modifié l’article 1er de l’ordonnance n° 58‑1360 du 29 décembre 1958 pour permettre au CESE de consulter, dans l’exercice de ses attributions et après information des collectivités territoriales ou de leurs groupements concernés, une ou plusieurs instances consultatives créées auprès de ces collectivités ou groupements. Cette disposition concerne, entre autres, les CESER.

Afin de permettre une telle coopération entre le CESE et les CESER sur le sujet des biens communs, il convient sans doute d’appréhender cette possibilité de délégation de compétence à la lumière de l’article 1er de l’ordonnance : si le bien potentiellement commun considéré par le CESE est de nature locale, il a la possibilité de consulter les instances consultatives locales, dont font partie les CESER. Des précisions pourraient être apportées afin de clarifier cette possibilité de consultation prévue par le présent article.

iv. Registre des biens communs

Le dernier alinéa du présent article prévoit que le CESE tient à jour un registre des biens communs reconnus.

3. La position de la Commission

La Commission a rejeté le présent article.

Article 2
(art. 4-5 [nouveau] de l’ordonnance n° 58‑1360 du 29 décembre 1958 portant loi organique relative au Conseil économique, social et environnemental)
Les conseils citoyens du bien commun singulier

Rejeté par la Commission

 Résumé du dispositif et effets principaux
L’article 2 insère un nouvel article au sein de l’ordonnance n° 58‑1360 du 29 décembre 1958 portant loi organique relative au Conseil économique, social et environnemental qui précise qu’une fois le statut de bien commun attribué par le CESE, celui-ci a la possibilité de désigner un conseil citoyen du bien commun singulier.

 Dernières modifications législatives intervenues
L’ordonnance n° 58‑1360 du 29 décembre 1958 portant loi organique relative au Conseil économique, social et environnemental a été modifiée par la loi organique du 15 janvier 2021 ([29]). Cette loi a notamment modifié la composition de cette institution, amélioré certaines procédures et renforcé la saisine par voie de pétition du CESE.

 Position de la Commission
La Commission a rejeté le présent article.

1. L’état du droit en matière d’association du public aux travaux du CESE

Deux modalités d’association du public à l’exercice des missions du CESE existent actuellement :

– d’une part, la consultation du public, éventuellement par le biais d’un tirage au sort, prévue par l’article 4‑3 de l’ordonnance du 29 décembre 1958 (créé par l’article 4 de la loi organique du 15 janvier 2021 précitée) ;

– d’autre part, la participation de personnes tirées au sort et de représentants d’instances consultatives locales aux travaux des commissions du CESE prévue par l’article 12 de l’ordonnance (modifié par l’article 9 de la loi organique du 15 janvier 2021 précitée).

En vertu de l’article 4‑2 de l’ordonnance – également inséré par l’article 4 de la loi organique de janvier 2021 – ces deux modalités d’association du public à l’exercice des missions du CESE doivent présenter des garanties de sincérité, d’égalité, de transparence et d’impartialité. Il est notamment précisé que la définition du périmètre du public associé assure une représentativité appropriée à l’objet de la consultation ou de la participation. En outre, le CESE doit mettre à la disposition du public associé une information claire et suffisante sur l’objet de la consultation ou de la participation ainsi que sur les modalités de celles-ci, lui assure un délai raisonnable pour y prendre part et veille à ce que les résultats ou les suites envisagées soient, au moment approprié, rendus publics.

Même si le CESE pratiquait déjà des consultations en ligne et avait déjà organisé des tirages au sort pour constituer des panels de citoyens, la loi organique de janvier 2021 a ainsi permis de consacrer ces pratiques et d’y apporter plusieurs précisions et garanties.

2. La constitution d’un nouvel organe consultatif spécifique

En complément de l’article 1er qui prévoit la procédure d’attribution par le CESE du statut de bien commun, l’article 2 de la présente proposition de loi organique intègre une étape supplémentaire facultative : la possibilité de désignation d’un conseil citoyen du bien commun singulier (CCBCS).

Cette désignation se fait sur décision du CESE « dans les conditions fixées à l’article 4‑3 de l’ordonnance n° 58-1360 du 29 décembre 1958 ».

Créé par la loi organique du 15 janvier 2021 précitée, l’article 4‑3 de l’ordonnance permet au CESE, pour l’exercice de ses missions, de recourir à la consultation du public dans les matières relevant de sa compétence. Trois précisions sont apportées quant à l’organisation d’une consultation :

– cette consultation peut se faire à l’initiative du CESE lui-même – comme cela serait le cas dans la présente procédure de désignation d’un CCBCS – ou à la demande du Premier ministre, du président de l’Assemblée nationale ou du président du Sénat ;

– cette consultation peut en outre être organisée au moyen d’un tirage au sort des participants. À cette fin, le CESE nomme un ou plusieurs garants tenus à une obligation de neutralité et d’impartialité, chargés de veiller au respect des garanties mentionnées à l’article 4-2 et présentées ci-avant. Le second alinéa de l’article 4‑3 précise en outre que cette procédure de tirage au sort est tenue d’assurer « une représentation équilibrée du territoire de la République, notamment des outre-mer, et garantit la parité entre les femmes et les hommes parmi les participants » ;

– les résultats de cette consultation sont publiés par le CESE, qui les transmet également au Premier ministre ainsi qu’au président de l’Assemblée nationale et au président du Sénat.

La désignation d’un CCBCS sera donc une nouvelle modalité de consultation du public et suivra les règles qui y sont rattachées : elle se fera à l’initiative du CESE, la composition des membres du CCBCS pourra se faire par tirage au sort dans le respect des garanties apportées par l’ordonnance de 1958 et le travail de ce CCBCS, assimilé aux résultats d’une consultation, devra être publié et transmis au Gouvernement et au Parlement.

S’inscrivant parfaitement dans la logique de la réforme organique adoptée en janvier 2021, cette nouvelle procédure a pour ambition de renforcer la participation citoyenne au sein du CESE. Elle est particulièrement importante s’agissant des biens communs dont la définition relève et doit relever pour majeure partie des citoyennes et citoyens eux-mêmes.

3. Les missions de ce conseil citoyen du bien commun singulier

Lorsque le CESE attribue à un bien le statut de bien commun, il aura donc la possibilité de consulter le public en désignant un CCBCS qui disposera d’un an pour rendre un rapport visant à :

– établir un état des lieux du bien commun sur lequel il est consulté : il s’agit notamment d’analyser la situation et les caractéristiques de ce bien ;

– examiner l’adéquation du mode de gestion de ce bien avec son statut de bien commun : le CCBCS a ainsi vocation à étudier le mode de gestion dudit bien et à se prononcer sur la pertinence de ce mode de gestion au regard du caractère commun du bien et en vue, notamment, de son partage et de sa préservation ;

– examiner l’adéquation du régime de propriété de ce bien avec son statut de bien commun : ce statut n’impliquant pas un régime spécifique qui serait automatiquement attribué à un bien commun, il reviendrait ainsi au CCBCS de vérifier que le régime de propriété (ou de non propriété) permet une gestion adaptée dudit bien commun en vue, notamment, de son partage et de sa préservation.

Cette consultation du public permettra ainsi de redonner la parole aux citoyens pour analyser la situation du bien commun et émettre, le cas échéant, des propositions permettant de garantir qu’un tel bien demeure commun.

4. La position de la Commission

La Commission a rejeté le présent article.

Article 3
(art. 4-6 [nouveau] de l’ordonnance n° 58‑1360 du 29 décembre 1958 portant loi organique relative au Conseil économique, social et environnemental)
Avis du Conseil économique, social et environnemental sur les travaux des conseils citoyens du bien commun singulier

Rejeté par la Commission

 Résumé du dispositif et effets principaux
L’article 3 insère un nouvel article au sein de l’ordonnance n° 58‑1360 du 29 décembre 1958 portant loi organique relative au Conseil économique, social et environnemental afin de préciser les suites données à la consultation du public via la désignation d’un conseil citoyen du bien commun singulier tel que prévu par l’article 2 de la présente proposition de loi organique.

 Dernières modifications législatives intervenues
L’ordonnance n° 58‑1360 du 29 décembre 1958 portant loi organique relative au Conseil économique, social et environnemental a été modifiée par la loi organique du 15 janvier 2021 ([30]). Cette loi a notamment modifié la composition de cette institution, amélioré certaines procédures et renforcé la saisine par voie de pétition du CESE.

 Position de la Commission
La Commission a rejeté le présent article.

1. L’avis du CESE

Comme l’a précisé le Conseil constitutionnel à propos de l’article 4 de la loi du 15 janvier 2021 introduisant la consultation du public dans l’ordonnance du 29 décembre 1958, « la consultation du public ne peut être une fin en soi, elle n’est qu’un moyen au service de l’élaboration d’un avis » ([31]).

Ainsi, le rapport du CCBCS n’est pas une fin en soi, mais un outil de consultation du public sur lequel le CESE pourra ensuite s’appuyer pour rendre son propre avis. Il est donc prévu par le troisième article de la présente proposition de loi organique qu’une fois le rapport du CCBCS transmis au CESE, celui-ci dispose de six mois pour rendre un avis sur le contenu de ce rapport.

Enfin, il est précisé que le rapport du CCBCS et l’avis du CESE sont rendus publics et adressés au Gouvernement et au Parlement.

Dans la mesure où la désignation d’un CCBCS n’est qu’une possibilité offerte au CESE en application de l’article 2 de la présente proposition de loi organique, il conviendrait sans doute de compléter l’article 3 afin de prévoir que le CESE rend également un avis même en l’absence de désignation, et donc de production d’un rapport, d’un CCBCS.

2. Perspectives et débouchées de cette procédure

L’objectif de cet avis du CESE est de s’appuyer sur les constats, orientations et éventuelles propositions du CCBCS pour appeler, en application de l’article 3 de l’ordonnance du 29 décembre 1958, l’attention du Gouvernement et du Parlement sur les réformes qui lui paraissent nécessaires.

Sans préjuger ce que pourraient contenir les rapports des CCBCS et les avis du CESE, il peut être envisagé que ceux-ci puissent recommander une intervention du pouvoir réglementaire ou législatif afin d’imposer de nouvelles règles en matière de gestion de certains biens communs.

En effet, si le statut du bien commun prévu par la proposition de loi ordinaire n° 4590 n’emporte pas avec lui de conséquences juridiques automatiques, notamment en termes de régime de propriété ou de mode de gestion, il demeure toutefois possible qu’une telle évolution apparaisse souhaitable et soit recommandée par les citoyens eux-mêmes, à l’issue du travail du CCBCS, ou par le CESE. Les avis rendus par le CESE en matière de biens communs pourront, selon les situations, avoir vocation à appeler une action publique, conduite par les assemblées représentatives élues et les instances légitimes. Pour être inscrites dans notre droit, des recommandations de cet ordre nécessiteront parfois certaines adaptations : des délibérations d’une collectivité, des décisions d’une autorité administrative, des évolutions législatives qui pourront alors faire l’objet d’une délibération parlementaire.

3. La position de la Commission

La Commission a rejeté le présent article.

Compte rendu des débats

Lors de sa réunion du mercredi 24 novembre 2021, la Commission examine la proposition de loi créant un statut juridique des biens communs (n° 4590) et la proposition de loi organique pour une protection des biens communs (n° 4576) (M. Pierre Dharréville, rapporteur).

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M. Pierre Dharréville, rapporteur. Humain, on ne l’est pas seul, pris chacune, chacun, isolément. On le devient chacun, chacune, singulièrement, par ce qui nous est commun. Sans conscience de ce commun, l’humanité court à sa perte. Poser la question « qu’avons-nous en commun ? », c’est à la fois reconnaître l’individu et le collectif, c’est parler le langage du partage, c’est s’intéresser à l’avenir.

Le commun peut s’entendre comme étant l’ordinaire. Il est pourtant de plus en plus extraordinaire, au sens où il est de moins en moins répandu. Nous assistons en effet à un grand mouvement de privatisation du monde, de marchandisation de tout, de concurrence de tous contre tous. Qu’est-ce qui échappe à cette logique d’accaparement par quelques-uns des biens et des ressources et, pour le dire autrement, du travail et de la nature ? Cette logique s’appuie sur un processus d’absolutisation de la propriété privée, qui n’a jamais été dans l’esprit des juristes qui ont édifié le droit romain, ni dans celui des rédacteurs du code civil. Asservissant et dévoyant le travail, abîmant la planète, cette conception donne tout pouvoir aux propriétaires souverains, et rétrécit, par là même, le champ de la démocratie. Or, nous avons besoin que soient pleinement pris en compte les enjeux de notre temps, ceux du respect de l’humain et de la planète.

Nous voyons combien les ressources sont gaspillées et nos écosystèmes fragilisés par des calculs à courte vue, quand ils ne sont pas cyniques. Nous voyons combien les inégalités se déploient et les droits fondamentaux sont bafoués, comment l’humain est réduit à ses fonctions de production et de consommation. Nous voyons les illusions du mythe de l’individu roi, échappé du reste de l’humanité et trouvant son émancipation dans sa propre réussite matérielle, isolée, quel qu’en soit le prix.

Il est donc d’autant plus urgent de protéger les biens communs et d’engager un grand mouvement de conquête et d’invention de biens communs, car la définition du commun part de la personne humaine. Un peu partout, cette petite musique commence à se faire entendre, et elle est salutaire.

On ne trouvera donc pas ici la création d’un nouveau régime de propriété, mais un mécanisme institutionnel qui s’appuie sur la reconnaissance dans le code civil de l’existence de biens communs. Un bien commun, cela peut être un jardin partagé dans une cité, mais cela peut aussi être une ressource universelle, telle que l’eau. Cela peut être un bien matériel, comme un réseau de chemin de fer, ou immatériel, comme la formule d’un vaccin. On peut ainsi déterminer un bien commun au regard de l’usage collectif qui en est fait ou pourrait en être fait, de son caractère de ressource nécessaire à toutes et à tous, des droits fondamentaux qui peuvent s’y rattacher, de l’histoire collective qui a permis sa constitution ou encore, de son intérêt patrimonial ou environnemental eu égard aux menaces qui pourraient le mettre en danger.

Par cette définition volontairement inclusive, il ne s’agit pas de désigner formellement ces biens a priori – quoique cela puisse être tentant, parfois –, parce que le commun n’existe que par construction et par choix politique. Il s’agit donc d’engager un travail d’identification dans la vie, de donner force à l’intervention citoyenne et à la délibération démocratique pour poser cette question : « ne serait-ce pas là un bien commun ? »

Le simple fait de soulever cette interrogation est de nature à contrarier ou, du moins, à questionner l’ordre des choses ; c’est une invitation à une réappropriation sociale et citoyenne dans l’idée qu’elle puisse déboucher sur la transformation des règles, des changements dans la gestion et, le cas échéant, des modifications du régime de la propriété. Selon la nature du bien, il peut exister différents modes de protection juridique, de normes d’ordre public mais aussi d’administration : des sociétés traditionnelles, des structures coopératives ou mutualistes, des associations, des organismes sociaux, des entreprises et des services publics, qui mériteraient parfois d’être démocratisés. Il apparaît d’évidence que certains biens appellent une gestion publique. L’article 9 du préambule de la Constitution de 1946, qui, à ma connaissance, n’a plus été invoqué depuis 1982, pourrait éventuellement l’être dans le cadre du mécanisme proposé.

À l’heure où se développe une crise profonde de la démocratie, nous devons inventer de nouvelles voies d’intervention et de participation. Nous devons encourager les aspirations à la citoyenneté, celle qui fait qu’on se sent partie prenante, celle qui fait qu’on n’est pas exproprié de sa responsabilité de sociétaire du genre humain. Un bien commun peut correspondre à un certain nombre d’attendus, mais il ne peut exister vraiment en tant que tel que par la volonté des citoyens et des citoyennes de vivre et faire ensemble, pourvu qu’ils n’en soient pas empêchés.

Les deux propositions de loi que je vous présente comportent une définition nécessaire à la création d’un mécanisme plutôt modeste, mais qui a le mérite d’être concret.

La proposition de loi ordinaire intègre dans le code civil un statut et une définition des biens communs permettant de prendre en compte différentes approches. L’une est la conception élaborée par des économistes, qui identifie trois dimensions : l’existence d’une ressource, la présence d’une communauté et l’institution de règles de gestion transparentes et démocratiques de cette ressource par cette communauté. L’autre est celle de Christian Laval et Pierre Dardot, pour qui le bien commun se définit en lien avec des droits fondamentaux. Une autre encore est issue d’un travail passionnant, effectué en Italie sous la conduite de Stefano Rodotà, aboutissant à l’idée que « les biens communs sont des choses qui sont factuellement utiles à la personne ».

La proposition de loi organique, quant à elle, introduit une procédure d’attribution de ce statut à tel ou tel bien, à travers une saisine du Conseil économique, social et environnemental (CESE) et le déclenchement d’une délibération citoyenne et démocratique. Le CESE pourrait s’autosaisir, être saisi par les citoyennes et les citoyens ou par le Parlement. Il se prononcerait sur l’attribution du statut en fonction des critères énoncés dans le code civil que je vous ai présentés. Si le bien considéré est local, le CESE aurait la possibilité de consulter un conseil économique, social et environnemental régional (CESER). Si le bien est supranational, il conserverait la faculté de lui attribuer lui-même le statut. Une fois le statut de bien commun reconnu, un état des lieux et d’analyse serait entrepris soit par le CESE lui-même, soit par un conseil citoyen du bien commun singulier, désigné par le CESE selon les modalités de consultation du public prévues par l’ordonnance de 1958. Le CESE rendrait ensuite un avis, en se fondant, le cas échéant, sur le rapport du conseil citoyen du bien commun singulier.

L’objectif principal serait ainsi de dresser l’état des lieux et d’examiner l’adéquation de la gestion et du régime de propriété du bien avec le statut de bien commun ; des propositions d’aménagement pourraient être formulées. Ces analyses, publiques, seraient adressées au Gouvernement et au Parlement ainsi qu’à toute institution concernée.

Les auditions m’ont permis de procéder à un certain nombre d’ajustements, dont plusieurs visent à mieux insérer le dispositif dans le cadre constitutionnel et organique existant relatif au Conseil économique, social et environnemental. Il m’a semblé préférable de recourir à cette institution plutôt que de créer une instance ad hoc. Sa composition en fait un lieu où peuvent se confronter des points de vue et des intérêts divergents. Il ne serait pas insensible à cette problématique, d’autant que la question des biens communs imprègne déjà ses réflexions.

L’article 714 du code civil définit ce que l’on appelle les « choses communes » ; il dispose qu’il est « des choses non appropriables et dont l’usage est commun à tous ». Toutefois, il m’a semblé que le recours à cet article pour définir le statut ouvrirait un débat juridique inutile. Aussi me semble-t-il préférable de créer un article spécifique.

Les auditions m’ont enfin alerté sur la nécessité d’élargir la définition concernant le patrimoine et l’environnement, afin de ne pas préjuger que seuls la rareté ou le caractère remarquable appellent la reconnaissance du statut de bien commun. Il faut admettre que des biens plus ordinaires pourraient aussi le mériter.

Il faut révéler le commun pour l’instituer. Le statut créé par la proposition de loi ordinaire ne préjuge pas d’un mode de gestion ou d’un régime de propriété ; il n’emporte pas de conséquences juridiques automatiques. Sa conséquence est simplement l’ouverture d’une démarche démocratique à laquelle la troisième assemblée de la République donnera force. Le texte vise à créer, en tant que base légale, la notion de « bien commun », dont on espère qu’elle contribuera à rééquilibrer la philosophie du droit en matière de propriété. Il existe d’ailleurs déjà, dans le droit positif, des obligations et des servitudes qui bornent le droit de propriété. Il s’agit également de discuter la propriété du point de vue du travail, lorsqu’il y a lieu de le faire, et non de rester enfermés dans une logique de consommation ou d’usage.

Ce mécanisme conduirait à l’établissement d’une sorte d’inventaire et produirait des analyses qui nourriraient les débats que nous aurions, au sein de la société et des instances représentatives – au premier rang desquelles le Parlement –, s’il se révélait nécessaire de repenser certaines règles pour protéger tel ou tel bien commun. On serait conduit à s’interroger : ce bien est-il commun ? A-t-il une part de commun ? Qui est fondé à décider de son sort ? La délibération en sortirait réhabilitée.

J’ai présenté les choses à ma façon, mais je suis certain que ce questionnement autour des biens communs peut être largement partagé, sachant que nombreuses et nombreux sont celles et ceux qui s’en emparent sur le terrain. Je crois que nous n’échapperons pas à des innovations et à un changement de cap. C’est un grand enjeu de notre temps que de protéger et de conquérir des biens communs à partager, du local au global. C’est un grand enjeu de notre temps que de refaire du commun, que de retrouver du sens, du lien et le goût de vivre ensemble. Dans le commun se trouvent les dynamiques fécondes pour l’avenir de notre société et de l’humanité.

Dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Jean-Jacques Rousseau entrevoyait les dégâts de l’accaparement à outrance et du capitalisme effréné. Évoquant « le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : ‟Ceci est à moiˮ », il écrivait : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne. »

Mme Émilie Guerel. Ces propositions de loi visent à apporter des tempéraments législatifs à l’usage du droit de propriété et au principe de la liberté d’entreprendre, à travers un statut juridique des biens communs. Cette notion, hautement polysémique, vise les biens, matériels ou non, rivaux et non exclusifs, c’est-à-dire inaliénables par essence, tels que l’air ou l’eau. Le Conseil économique, social et environnemental serait l’entité chargée de la procédure de classement. Le groupe LaREM n’y est pas favorable.

D’abord, le texte est juridiquement inopérant, à défaut de prévoir une articulation réelle entre bien commun et droit de propriété. L’indétermination conceptuelle de la notion de bien commun rend très hasardeuse, par-delà son intérêt doctrinal, l’élaboration d’un régime juridique spécialement dédié, c’est-à-dire assorti d’une consistance normative véritable. Aucune règle de droit, qui permet, ordonne ou interdit, n’est prévue par le texte pour déterminer les effets juridiques qui s’attachent à la qualité de bien commun. Vous déterminez l’accessoire, à savoir la définition et la procédure, mais non le principal, c’est-à-dire le régime, le droit, le normatif.

Ensuite, les dispositions proposées sont litigieuses au regard des principes législatifs et constitutionnels de la propriété publique. D’une part, la procédure de classement que vous attribuez au Conseil économique, social et environnemental semble bien éloignée de sa fonction constitutionnelle. Au demeurant, aucune disposition n’interdit au CESE, que notre majorité a récemment transformé en carrefour des consultations publiques, de lancer des consultations sur l’usage des biens publics. D’autre part, les textes visent à apporter des modulations législatives au droit de propriété, au préjudice de la nécessaire et traditionnelle conciliation entre les principes et règles de valeur constitutionnelle. La protection de l’environnement n’est qu’un objectif à valeur constitutionnelle auquel, à la différence d’une règle constitutionnelle, à caractère impératif, n’est attachée qu’une obligation de moyens et nécessite, pour sa mise en œuvre, l’intervention du législateur.

En outre, ces textes sont autrement moins ambitieux que ne l’était notre révision constitutionnelle concourant à la préservation de l’environnement. Nous souhaitions inscrire, à l’article 1er de la Constitution, le principe selon lequel « la France garantit la préservation de l’environnement et de la diversité biologique et lutte contre le dérèglement climatique ». Cette réforme tendait à instituer un droit constitutionnel de l’environnement applicable et opposable, sans intervention du législateur, à l’ensemble des pouvoirs publics, à travers une quasi-obligation de résultat pour la préservation de l’environnement et une quasi-obligation de moyens contre le dérèglement climatique. Nous souhaitions affirmer la nature prioritaire de la cause environnementale aux côtés des principes fondamentaux de la République. La protection des biens communs aurait été bien plus opérante en renforçant l’intensité et le champ du contrôle constitutionnel.

Enfin, des mécanismes bien plus efficaces que vos propositions autorisent, à l’heure actuelle, des actions en justice pour protéger les biens communs. Par exemple, en cas d’atteinte à l’environnement, c’est-à-dire de dommage écologique, le droit français a connu des évolutions majeures quant au préjudice civilement réparable et aux voies d’action ouvertes pour engager la responsabilité juridique et l’obligation en réparation subséquente.

Telles sont les raisons qui motivent notre rejet des deux textes, que nous abordons dans un esprit de confrontation des idées, sur une notion sans doute porteuse d’avenir.

M. Ian Boucard. La proposition de loi ordinaire du groupe de la Gauche démocrate et républicaine a pour objet de créer un statut de bien commun attribuable à tous les types de biens caractérisés par leur destination commune et l’usage collectif qui peut en être fait. Elle est assortie d’une proposition de loi organique attribuant au Conseil économique, social et environnemental la prérogative d’attribution du statut de bien commun.

Par « bien commun », le groupe GDR entend des éléments matériels ou immatériels de nature très différente, depuis la planète, ou même l’espace, jusqu’à la maison de quartier, en passant par des ressources naturelles, des produits répondant à des besoins humains fondamentaux ou des inventions sociales et scientifiques qui méritent d’être partagées. Le périmètre est donc extrêmement vaste. Le rapporteur s’appuie sur l’article 714 du code civil, mais aussi sur la loi du 31 décembre 1913 relative aux monuments historiques et sur le préambule de la Constitution de 1946, dans lequel la notion de service public est directement connectée à la propriété collective – ce qui implique qu’un service public ne puisse être accaparé par un tiers.

Les auteurs de la proposition de loi défendent l’idée selon laquelle il est crucial de pouvoir poser des limites à l’exercice du droit de propriété lorsque ce dernier est susceptible de nuire aux biens communs, dans une démarche démocratique.

Malgré l’esprit bienveillant qui a présidé à son élaboration, la proposition de loi ordinaire soulève plusieurs interrogations. On ne peut évidemment pas la déconnecter d’une vision idéologisée, communiste, de la société, que je respecte mais qui n’est évidemment pas la nôtre.

En ce qui concerne, tout d’abord, l’intérêt de ces textes, il faut rappeler que la notion de bien commun existe déjà, s’agissant des services publics et des offices HLM, qui sont parfois définis comme le « patrimoine de ceux qui n’en ont pas », ou encore comme le « patrimoine commun à tous les citoyens français ».

S’agissant, ensuite, du périmètre du dispositif, j’ai évoqué l’espace, la Terre, mais aussi les maisons de quartier. Concernant ces dernières, est-ce à dire que l’on va imposer de nouvelles contraintes aux communes qui investissent beaucoup dans ces structures, à chaque fois qu’elles voudront faire un investissement ou modifier leur périmètre ?

Puisque vous avez souvent évoqué la Constitution, je vous rappelle que l’article 17 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen définit la propriété comme un « droit inviolable ». Or, dans ce texte, vous ne faites que peu de cas du droit de propriété, et vous reconnaissez vous-même que votre dispositif a aussi pour objet de refonder le droit de la propriété. Nous pouvons difficilement vous rejoindre sur ce point.

Le Conseil constitutionnel et, plus généralement, les tribunaux pourraient être souvent saisis d’un grand nombre de sujets, dès lors que le statut de bien commun aurait été instauré. Je vous rappelle que l’État a été récemment condamné, à la demande d’ONG écologistes, unies sous la bannière L’affaire du siècle. Certains ont vu dans cette décision, qualifiée d’historique, une excellente nouvelle. Il m’a semblé, à l’inverse, qu’il était extrêmement inquiétant que la justice s’autorise à débuter un délibéré par les mots « Il y a lieu d’ordonner au Premier ministre et aux ministres compétents de prendre toutes les mesures sectorielles utiles ». Nous sommes tous très attachés à l’indépendance de la justice vis-à-vis du pouvoir politique, mais la réciproque doit être vraie. On ne peut pas se satisfaire que le Premier ministre et les ministres se voient ordonner, en permanence, la réalisation d’actions par la justice. Si des citoyens sont particulièrement mécontents de l’action du Gouvernement, il faudrait qu’ils le sanctionnent dans les urnes et non devant les tribunaux.

Pour l’ensemble de ces raisons, le groupe Les Républicains s’opposera à la proposition de loi ordinaire. Pour reprendre la conclusion de M. Dufrègne au sujet de la proposition de loi précédente – que nous avons votée –, il faut « laisser un peu de liberté ».

Par la proposition de loi organique, vous proposez d’attribuer au CESE la possibilité de statuer sur les biens communs. Il me semble que ça ne devrait pas relever de cette institution, mais du Parlement. On nous présente en permanence, depuis le début de la législature – une marotte de la majorité et particulièrement du groupe La République en marche –, le CESE comme le représentant de la société civile et des citoyens. Or les représentants des citoyens, ce sont les députés et non les membres du CESE, qui sont désignés par le chef de l’État et les syndicats. Nous sommes donc également opposés à la proposition de loi organique.

M. Vincent Bru. À l’heure où des débats sur des sujets comme la neutralité d’internet ou le partage des ressources de la planète deviennent incontournables, la notion de bien commun mérite certainement de faire l’objet d’une réflexion approfondie sur les plans juridique, économique et politique. L’examen de ces deux propositions de loi est certainement l’occasion d’amorcer cette réflexion, mais sans doute pas d’y apporter une réponse appropriée.

D’abord, vos propositions se heurtent, selon nous, à un obstacle constitutionnel. Le statut et les missions du Conseil économique, social et environnemental sont en effet définis aux articles 69 et 70 de la Constitution, et ne peuvent être modifiés que par une réforme constitutionnelle. Par conséquent, le contenu de la proposition de loi organique, qui vise à attribuer de nouvelles missions au CESE, afin qu’il puisse accorder le statut de bien commun, ne relève pas de la compétence du législateur.

Ensuite, votre texte conduirait à faire assumer au CESE un rôle distinct de celui pour lequel il a été conçu, et qu’il exerce depuis sa création. Lui permettre d’attribuer ce statut juridique à des biens constituerait un changement majeur de la nature de cette institution, qui exerce une fonction exclusivement consultative.

Sur le fond, ce texte remet en cause un vieil article du code civil, qui est resté inchangé depuis plus de 200 ans. La proposition de loi ordinaire vise en effet à créer un statut juridique du bien commun à travers des critères particulièrement larges, pour ne pas dire extrêmement flous. Par exemple, n’importe quel bien auquel un droit fondamental peut s’attacher pourrait devenir un bien commun. Le périmètre défini par le texte ouvre la porte à un ensemble de dérives.

Le statut de bien commun est d’ailleurs incohérent avec la définition qui nous en est donnée par le code civil. L’article 714, que modifierait la proposition de loi, dispose qu’il s’agit de biens « qui n’appartiennent à personne » alors que votre texte inclut tous les biens, « quel que soit leur régime de propriété ». La rédaction qui nous est proposée n’est, de toute évidence, pas suffisamment mature.

Le groupe Démocrates est attentif à la préservation des libertés fondamentales de nos concitoyens. Parmi ces libertés, qui sont protégées par la Constitution et les textes internationaux, figurent le droit de propriété et la liberté d’entreprendre. Certes, ces libertés doivent être conciliées avec d’autres impératifs, comme la sauvegarde de l’environnement ou la lutte contre la précarité. Mais l’atteinte que vous proposez de porter à ces libertés appelle, selon nous, une réflexion beaucoup plus approfondie.

Pour l’ensemble de ces raisons, le groupe Démocrates s’opposera à l’adoption de ces textes.

M. Dominique Potier. Je tiens à saluer l’initiative de Pierre Dharréville et du groupe GDR concernant un sujet pour lequel le groupe Socialistes et apparentés s’est, lui aussi, passionné. Je me suis moi-même beaucoup investi sur cette question ces dernières années, pour des raisons non seulement philosophiques, mais aussi pratiques. En effet, l’exercice du pouvoir législatif s’est heurté à deux reprises, s’agissant de dispositions qui nous semblaient concourir à l’intérêt général, à une censure de la part du Conseil constitutionnel. La disposition de la loi Sapin 2 prévoyant d’étendre aux holdings financières la transparence fiscale imposée aux banques – la plupart des transactions illicites ou, tout au moins, immorales effectuées dans les paradis fiscaux ne passant pas par le système bancaire – a ainsi été censurée au nom de la liberté d’entreprendre, parce que la divulgation d’informations relatives à la nature des entreprises aurait été susceptible d’aiguiser l’appétit de la concurrence. De même, l’accaparement des terres par le phénomène sociétaire, boîte noire qui échappe à tout contrôle politique ou juridique depuis l’après-guerre, a été protégé, là encore au nom de la liberté d’entreprendre et du droit de propriété, les articles visant à étendre le droit de préemption public par l’intermédiaire des sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (SAFER) ayant été censurés.

Ces décisions ont suscité chez moi une profonde indignation. Je me suis donc rapproché de juristes et de constitutionnalistes, notamment ceux avec lesquels nous avions préparé la proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre – qui est d’ailleurs en passe de devenir une directive européenne. Nous avons été cinquante, dont Antoine Lyon-Caen, Mireille Delmas-Marty, Cynthia Fleury, Thomas Piketty, Gaël Giraud et bien d’autres – représentant, à mon sens, ce qu’il y a de plus beau en France en matière intellectuelle – à signer dans Le Monde une tribune appelant à adapter la notion de bien commun à l’anthropocène, à la globalisation et à la mondialisation, bref à la modernité, et à réécrire notre Constitution afin de ne pas déformer les attendus de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, dont le Conseil constitutionnel tire indûment des arguments pour défendre une forme de despotisme économique, celle-là même que dénonce Pierre Dharréville à travers ses deux propositions de loi.

Nous sommes ensuite passés à l’acte en plusieurs occasions, notamment par la rédaction d’amendements au projet de loi constitutionnelle de 2018, lequel a avorté à la suite de la sombre affaire que tout le monde connaît. Il s’agirait d’inscrire dans la Constitution que « la loi détermine les mesures propres à assurer que l’exercice du droit de propriété et de la liberté d’entreprendre respecte le bien commun. Elle détermine les conditions dans lesquelles les exigences constitutionnelles ou d’intérêt général justifient des limitations à la liberté d’entreprendre et au droit de propriété. » On se rapprocherait ainsi des législations autrichienne, allemande, italienne ou suisse, qui ne sont pas à proprement parler des dictatures du prolétariat… Voilà la voie que les socialistes privilégient, et ils ne désespèrent pas de pouvoir un jour, grâce à une majorité ad hoc, réformer la Constitution dans ce sens.

C’est cette même voie que je défendrai à travers un amendement à la proposition de loi ordinaire, tout en soutenant l’initiative du groupe GDR, et cela bien que je partage pour partie les critiques émises contre le recours à la pétition citoyenne et au CESE – voies ô combien « deuxième gauche ». Je serai sur ce point plus républicain que vous, monsieur Dharréville, étant attaché à la primauté de la Constitution et du Parlement, même si la société civile doit nous aiguiller et nous alerter.

Mme Mathilde Panot. Je remercie, moi aussi, le groupe GDR et Pierre Dharréville pour leurs propositions. Nous partageons un même constat, à savoir que le coupable du désastre écologique en cours est le capitalisme, avec ses deux piliers : le productivisme, qui consiste à produire tout et n’importe quoi en exploitant toujours plus de ressources naturelles, pourvu que ce soit rentable, et le consumérisme, machine à frustration alimentée par le matraquage publicitaire. Je crois que nous sommes d’accord pour dire que nous devons rompre avec ce système qui exploite les êtres humains et le vivant, et qui étend à l’infini le domaine du marché au détriment de l’intérêt général humain.

Karl Polanyi écrivait en 1944 : « L’idée d’un marché s’ajustant lui-même était purement utopique. Une telle institution ne pouvait exister de façon suivie sans anéantir la substance humaine et naturelle de la société, sans détruire l’homme et sans transformer son milieu en désert. » Le désert, voilà ce à quoi nous sommes promis si nous n’engageons pas une bifurcation écologique et solidaire de nos modèles de production et de consommation. Pour ce faire, il nous paraît indispensable de sanctuariser certains biens communs, c’est-à-dire de les extraire de la logique du marché et de limiter drastiquement certains aspects du droit de propriété.

Pour l’illustrer, je prendrai l’exemple des forêts. Depuis quelques semaines, à la suite de l’appel pour des forêts vivantes, des citoyens, des associations et des collectifs se mobilisent partout en France, avec pour seul mot d’ordre la lutte contre l’industrialisation des forêts. Ces femmes et ces hommes mènent des actions pour dénoncer un certain type de gestion forestière, qui se répand dans notre pays à travers toujours le même triptyque, celui qui s’applique dans l’agriculture intensive : coupes rases ; plantations ; monocultures. C’est un modèle qui épuise les sols, qui détruit la biodiversité, qui maltraite les femmes et les hommes qui travaillent en forêt, à qui l’on nie toute expertise et tout savoir-faire et qui deviennent de simples coupeurs d’arbre. C’est, en outre, un modèle qui n’est pas résilient au changement climatique, puisque les forêts industrialisées sont plus vulnérables aux aléas climatiques. C’est pourtant ce modèle qui nous est imposé, sans que nous ayons pu en discuter démocratiquement.

Aujourd’hui, des coopératives forestières se gavent en vendant des coupes rases à des propriétaires forestiers au prétexte que leur forêt est « improductive », c’est-à-dire inapte au marché tel qu’il est structuré. Les effets de ces coupes sont connus : elles tassent les sols, accélèrent leur érosion, libèrent le carbone, détruisent la biodiversité et les habitats naturels d’espèces essentielles, entravent la régénération naturelle des forêts. La situation est alarmante, car les forêts sont nos alliées pour faire face au dérèglement climatique : elles séquestrent le carbone, préservent la biodiversité, filtrent la ressource en eau. Elles sont, en outre, des lieux de loisir et de pédagogie. Elles sont multifonctionnelles et rendent des services écosystémiques à l’ensemble de la population.

Le problème, c’est que l’immense majorité des forêts françaises sont privées. La forêt est morcelée, c’est-à-dire que des milliers de propriétaires différents la possèdent. Et il ne faudrait rien leur imposer au prétexte qu’il s’agit de leur propriété, ne pas édicter de conditionnalités écologiques au nom de la propriété privée ? On voit bien qu’il y a là une dérive de l’idéologie de la propriété absolue qui se fait contre toute logique. C’est pourquoi nous estimons que les forêts devraient être des biens communs.

On pourrait appliquer le même constat à l’eau. Est-il raisonnable, alors que la ressource en eau, indispensable à la vie, est menacée, de la laisser aux mains des intérêts privés ? Est-il désirable que des entreprises, dont l’objectif est toujours la rentabilité, puissent accaparer ce bien commun sans lequel nous mourons en l’espace de trois jours ? Là encore, la logique du marché défie le bon sens et menace l’intérêt général humain. Regardez ce qui s’est passé en Australie lors des « mégafeux » de 2019 : une entreprise singapourienne n’a rien trouvé de mieux que de vendre 89 milliards de litres d’eau à un fonds de pension canadien pour irriguer des amandiers, culture destinée à l’exportation.

C’est au peuple de contrôler démocratiquement l’usage de ces biens communs et leur protection. Nous pourrions établir par référendum la liste des biens communs et services essentiels, créer un Défenseur des biens communs, comme il existe aujourd’hui un Défenseur des droits, empêcher le droit de propriété de prévaloir sur la protection de l’eau, de l’air, de l’alimentation, du vivant, de la santé, de l’énergie, enfin inscrire dans la Constitution que l’eau, par exemple, est un bien commun dont on doit protéger l’ensemble du cycle, y compris les nappes phréatiques.

Le groupe La France insoumise soutiendra évidemment ces deux propositions de loi.

M. Dimitri Houbron. Cette proposition de loi et cette proposition de loi organique, fort intéressantes, ont le mérite d’appeler notre attention sur une problématique ancienne, aujourd’hui renouvelée par de nouveaux enjeux relatifs au défi environnemental.

Quelles sont les limites au droit de propriété ? En droit français, la propriété et protégée en tant que droit fondamental. Les textes anciens et contemporains y accordent une grande importance, à commencer par la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, dont l’article 2 fait de la propriété l’un des droits naturels et imprescriptibles de l’homme et l’article 17, un droit inviolable et sacré. Des limites encadrent néanmoins le droit de propriété. Elles sont posées par la Constitution, par de nombreuses lois, ainsi que par la jurisprudence ; en témoigne le célèbre arrêt Clément-Bayard, dans lequel la Cour de cassation considère comme un abus de droit le fait d’utiliser l’espace de sa propriété dans l’unique intention de nuire à son voisin.

Je pense qu’en lisant les intitulés de ces propositions de loi, nous avons tous à l’esprit les travaux de l’éminente juriste Judith Rochfeld sur la conciliation entre les communs et les enjeux climatiques – je regrette d’ailleurs que nous n’ayons pu l’auditionner.

La proposition de loi a pour objet de donner une définition claire de ce que sont les biens communs, la proposition de loi organique confiant, quant à elle, au CESE le rôle d’attribuer ce statut. Des difficultés apparaissent rapidement à la lecture de ces textes. D’une part, la définition du bien commun est extrêmement large : ce statut concernerait des biens matériels ou immatériels, quels que soient le régime de propriété et les droits fondamentaux qui s’y rattachent. La rédaction de l’article unique porte donc en elle son incontournable inconstitutionnalité. Comment décemment adopter un texte dont l’une des dispositions prévoit de ne pas respecter nos droits fondamentaux ? Je distingue derrière cela l’ombre d’une volonté excessive.

D’autre part, qu’en est-il du statut juridique attenant à cette définition ? Quelles conséquences juridiques aurait une telle catégorisation juridique ? Des expropriations seraient-elles envisageables ? Si oui, dans quel cadre juridique et avec quelles garanties ?

En dépit de la pertinence des questions soulevées par ces propositions de loi, le groupe Agir ensemble ne pourra pas voter en leur faveur.

M. Jean-Paul Dufrègne. Si notre groupe a choisi d’inscrire ces deux textes à l’ordre du jour, c’est que nous considérons que, dans certains cas, les biens communs méritent d’être préservés, protégés, voire développés. Cette notion est utilisée par un nombre croissant d’acteurs, notamment par les chercheurs en sciences humaines et sociales. Elle traduit la prise en considération de certains enjeux qui traversent nos sociétés. Des expériences politiques se revendiquant du mouvement des communs fleurissent en France et partout dans le monde : ainsi, la commission Rodotà en Italie, les logiciels libres, les monnaies alternatives, la défense de l’environnement ou encore l’économie sociale et solidaire, pour ne citer qu’elles. Nous les observons avec grand intérêt pour ce qu’elles sont, mais aussi pour ce qu’elles peuvent nous apprendre. Nous sommes convaincus que la représentation nationale peut contribuer à enrichir ce débat contemporain.

Bien entendu, il n’est pas question de préjuger d’un régime qui s’appliquerait uniformément à l’ensemble des biens communs. Nul ne contestera qu’une forêt communale ne peut et ne doit pas être administrée comme un centre de soins. C’est pourquoi mon collègue Dharréville en appelle à la délibération citoyenne, à l’intelligence collective. Seul l’esprit de raison doit primer. D’où la proposition de mettre à contribution le Conseil économique, social et environnemental, troisième assemblée de notre République, pour l’attribution de ce nouveau statut dont la définition serait consacrée dans le code civil. Fort de ses quatre-vingts organisations, le CESE constitue à nos yeux l’espace de délibération approprié. Dans son esprit, notre proposition entre pleinement dans le cadre de la saisine citoyenne par voie de pétition étendue par la dernière loi organique.

Il nous semble que la définition de bien commun proposée par le rapporteur répond aux exigences d’inclusivité et de souplesse. Concrètement, cela permettrait de s’interroger sur le caractère d’un bien, qu’il soit local ou universel. Si certains sont d’ores et déjà soumis à un régime d’encadrement, notamment dans une perspective de préservation, cela ne recoupe pas l’ensemble de ce qui pourrait être considéré de commun.

On peut légitimement s’interroger sur l’usage antisocial qui peut être fait de certains biens alors même qu’ils sont bénéfiques à la collectivité. Dans certains cas, cela pourrait nécessiter une limitation du droit de propriété, que le bien soit sujet à un régime public ou privé. Nous entendons par limitation l’impossibilité pour le propriétaire de faire acte de ce que les Romains ont appelé abusus, c’est-à-dire le droit de disposer librement de sa chose, et même de la détruire. Nous considérons que ce tabou doit être levé et que des discussions doivent s’engager sereinement sur le sujet, sans dogmatisme ni position de principe. Il s’agit de réfléchir aux biens que nous devrions sanctuariser et, le cas échéant, d’en proposer de nouvelles modalités d’administration en adéquation avec leurs caractéristiques et leur nature, l’objectif étant de garantir le libre épanouissement de la personne, l’exercice de ses droits fondamentaux et l’égal accès aux biens qui leur sont rattachés.

Une telle perspective devrait faire l’objet d’un consensus. Je vous invite donc à faire comme moi et à voter pour ces propositions de loi.

M. Pierre Dharréville, rapporteur. Je vous remercie pour la considération que vous avez accordée à ces propositions de loi. Ce débat, incontournable, va être appelé à se poursuivre dans les temps qui viennent, et c’était mon souhait que d’ouvrir la discussion. D’ailleurs, de même que Dominique Potier et le groupe Socialistes et apparentés, nous avions déposé à l’occasion de la réforme constitutionnelle un certain nombre d’amendements qui préfiguraient ces textes.

J’ai conscience que la proposition que je formule bouscule le cadre juridique, en remettant en cause le caractère absolu du droit de propriété. Je signale que, dans un certain nombre de pays, a été engagée une révision de la manière dont celui-ci est constitué ; en Belgique, par exemple, ont été modifiés l’article 544 du code civil, qui établit le caractère absolu du droit de propriété, et l’article 714, relatif aux choses communes, en intégrant notamment le souci des générations futures dans la gestion de celles-ci. Il faut qu’en France aussi, nous parvenions à lever ce tabou et que soit lancée la discussion sur la révision de textes certes très anciens, qui forment la pierre de touche d’un édifice juridique auquel certains d’entre nous ne voudraient surtout pas toucher. Ma proposition vise à ouvrir ce débat non seulement ici, au Parlement, mais dans l’ensemble de la société, à chaque fois que cela s’avérera nécessaire.

L’une des objections qui m’ont été faites, notamment par Émilie Guerel, porte sur la nature même du dispositif, à savoir que la définition que je propose n’emporterait aucune conséquence juridique et que le texte serait inopérant. C’est un choix délibéré de ma part que de ne pas créer un troisième statut de propriété, entre la propriété publique et la propriété privée.

Il a aussi été évoqué un risque de judiciarisation accrue. Bien au contraire, mes textes mettent en place un processus de délibération démocratique : l’inscription de la notion de bien commun dans le droit permettrait d’ouvrir des débats et de faire évoluer démocratiquement certaines choses.

La proposition que je formule, cher Dominique Potier, n’exclut pas pour autant le Parlement. Celui-ci conserverait toutes ses attributions ; en revanche, le mécanisme envisagé permettrait de nourrir le débat public et d’identifier un certain nombre de sujets de débat dont le Parlement serait amené à se saisir.

On a évoqué l’ombre d’une volonté excessive, mais je ne souhaite qu’ouvrir la discussion de manière institutionnelle, afin de lui donner une plus grande force. Il ne s’agit nullement, pour reprendre cet exemple, d’empêcher toute action judiciaire ; cela permettrait simplement d’ouvrir la voie à d’autres types d’action, notamment sur les questions environnementales.

Certains d’entre vous ont évoqué la nécessaire conciliation d’un tel dispositif avec le principe constitutionnel du droit de propriété. Ce que je constate, c’est, comme l’a montré Dominique Potier, que ce principe nous est presque systématiquement opposé lorsque nous voulons prendre certaines dispositions d’ordre public visant à protéger l’intérêt général. Cela pose un problème.

Vous estimez, monsieur Bru, que le mécanisme proposé ferait sortir le CESE de son rôle, qui doit rester purement consultatif. Je ne pense pas que ce soit le cas, puisque le CESE ne ferait qu’émettre des recommandations, qui seraient rendues publiques et transmises aux assemblées délibérantes, seules légitimes pour prendre des décisions en matière de conséquences juridiques. Si l’attribution du statut en elle-même pose difficulté, il pourrait être envisagé qu’elle ne soit que recommandée par le CESE et mise en œuvre, le cas échéant, par la suite. En outre, si nous devions adopter en première lecture cette proposition de loi organique, il conviendrait d’approfondir la discussion avec le CESE, notamment pour examiner dans le détail la manière dont il pourrait traiter les saisines. Je formulerai par voie d’amendements des propositions en ce sens.

Il me semble que ce que je propose va néanmoins dans le sens de l’évolution engagée récemment, la Constitution et la loi organique du 15 janvier 2021 prévoyant que le CESE peut être saisi par voie de pétition de toute question à caractère économique, social ou environnemental.

Nous avons fait, pour notre part, monsieur Potier, le choix de ne pas faire porter le débat sur les modifications constitutionnelles. Certaines pourraient se révéler nécessaires, et nous ne les méprisons pas, mais nous avons privilégié la logique d’un mécanisme concret qui viendrait en complément d’éventuelles avancées constitutionnelles, sans que celles-ci ne soient une condition préalable.

Je vous remercie pour votre appui, madame Panot. L’exemple de la forêt est en effet édifiant. Il s’agit, selon nous, d’un bien commun, et il convient de se saisir du problème et d’arbitrer les conflits concernant son usage. Des mobilisations ont eu lieu récemment en faveur de la préservation d’un espace forestier en montagne, et le mécanisme que je propose aurait été tout à fait adapté pour traiter cette affaire. Vous avez évoqué l’idée d’un Défenseur des biens communs ; on pourrait imaginer des dispositifs encore plus ambitieux, comme un ministère ou un parlement des biens communs. Pour l’heure, il ne s’agit que d’amorcer le mouvement et d’inviter à une construction collective.

Monsieur Houbron, la définition que nous proposons du bien commun est volontairement large, afin d’ouvrir autant que possible le champ du débat, mais elle ne tire pas à conséquence pour ce qui concerne le régime de propriété lui-même. Je ne crois pas qu’elle remette fondamentalement en cause le droit de propriété tel que l’entendaient celles et ceux qui ont rédigé le code civil. Vous estimez que cette proposition risquerait de porter atteinte aux droits fondamentaux ; je pense, au contraire, que c’est le glissement observé actuellement qui leur porte atteinte. Comment articuler, concrètement, les libertés individuelles et la liberté collective ? C’est toute la question.

Je voudrais enfin remercier Jean-Paul Dufrègne pour le soutien qu’il m’apporte à titre personnel et au nom de notre groupe.

J’espère que je vous ai convaincus de la validité du dispositif et que le débat que nous engageons aujourd’hui pourra prospérer. Il est temps de nous doter des moyens pour agir et de conforter les mouvements susceptibles de faire émerger du commun. Nous avons bien besoin de retrouver le sens et le goût de celui-ci, alors que les fractures minent notre société et compromettent son avenir.

M. Stéphane Mazars, président. Nous en venons à l’examen des amendements à la proposition de loi ordinaire.

Article unique (art. 714 du code civil) : Définition du statut de bien commun

Amendement CL2 de M. Pierre Dharréville.

M. Pierre Dharréville, rapporteur. L’introduction de la notion de bien commun ne doit pas avoir pour effet d’affaiblir celle de chose commune définie par l’article 714 du code civil et qui est un point d’appui important, dont nous devrions peut-être un jour envisager le renforcement ou l’élargissement. Il s’agit en effet d’une notion voisine, mais distincte : les choses communes peuvent être des biens communs mais tous les biens communs ne sont pas des choses communes. C’est pourquoi je propose de créer dans le code civil un article supplémentaire, plutôt que d’intégrer la définition du bien commun dans celui consacré aux choses communes.

La commission rejette l’amendement.

Amendement CL3 de M. Pierre Dharréville.

M. Pierre Dharréville, rapporteur. Cet amendement vise à clarifier la rédaction de la fin de l’article et à y intégrer la notion d’environnement, qui est une dimension importante des biens communs en sus de leur caractère rare ou remarquable.

La commission rejette l’amendement.

Elle rejette l’article unique.

Après l’article unique

Amendement CL1 de M. Dominique Potier.

M. Dominique Potier. Voici ce que disait notre tribune : « Le Parlement est à la hauteur des défis du temps lorsqu’il légifère pour lutter contre la fraude fiscale, l’esclavage moderne, les écocides ou l’accaparement des terres. Pourtant, plusieurs lois, poursuivant ces fins, ont en commun d’avoir été censurées par le Conseil constitutionnel. […] Ces censures, parmi d’autres, ont été décidées au nom du droit de propriété et de la liberté d’entreprendre, déduits par le Conseil constitutionnel de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Au XVIIIe siècle, ces principes ouvraient aux nouveaux citoyens la possibilité de s’affranchir de toute forme de despotisme. Étonnante déformation de ces droits nés pour émanciper le sujet, devenus, par l’interprétation qui leur est donnée, des moyens offerts aux plus puissants de s’opposer au bien commun et à l’exercice de leurs libertés par les plus humbles ! Rien ne justifie de se complaire dans l’impuissance publique. […] »

Je vous invite donc à adopter cet amendement qui vise à ajouter que « l’intérêt général peut justifier la subordination de la liberté d’entreprendre et de la propriété privée au bien commun ».

M. Pierre Dharréville, rapporteur. Comment être en désaccord avec cette affirmation ? Il appartient au législateur de fixer les limites du droit de propriété et de la liberté d’entreprendre et de protéger l’intérêt général. Mes propositions, même si elles n’ont pas d’effets directs sur le plan des principes, peuvent y conduire. Avis favorable.

La commission rejette l’amendement.

M. Stéphane Mazars, président. Nous passons à l’examen des amendements à la proposition de loi organique.

Article 1er (art. 4-4 [nouveau] de l’ordonnance n° 58‑1360 du 29 décembre 1958 portant loi organique relative au Conseil économique, social et environnemental) : Compétence du Conseil économique, social et environnemental en matière d’attribution du statut de bien commun

La commission rejette l’amendement rédactionnel CL1 de M. Pierre Dharréville.

Amendement CL2 de M. Pierre Dharréville.

M. Pierre Dharréville, rapporteur. Amendement de précision : la saisine citoyenne se déroulant dans le cadre constitutionnel et organique de la saisine par voie de pétition, il n’y a pas lieu d’y apporter des précisions par décret.

La commission rejette l’amendement.

Amendement CL3 de M. Pierre Dharréville.

M. Pierre Dharréville, rapporteur. Il ne paraît pas utile de déterminer par la loi l’organisation interne du travail du CESE. Lui-même en décidera.

La commission rejette l’amendement.

Amendement CL4 de M. Pierre Dharréville.

M. Pierre Dharréville, rapporteur. Les modalités de la saisine citoyenne instituée par l’article respectent le cadre de la saisine par voie de pétition prévue par l’article 69 de la Constitution, dans les conditions fixées par l’article 4-1 de l’ordonnance du 29 décembre 1958. Toutefois, s’agissant des biens communs, qui peuvent être des biens universels ou des biens locaux, le seuil de 150 000 signataires prévu à l’alinéa 2 de l’article 4-1 de ladite ordonnance est sans doute trop élevé. Je propose de le fixer à 1 000 signataires.

La commission rejette l’amendement.

Amendement CL5 de M. Pierre Dharréville.

M. Pierre Dharréville, rapporteur. Il s’agit de préciser dans quel cadre peut s’établir la coopération entre le CESE et les CESER.

La commission rejette l’amendement.

Elle rejette l’amendement rédactionnel CL6 de M. Pierre Dharréville.

Elle rejette l’article 1er.

Article 2 (art. 4-5 [nouveau] de l’ordonnance n° 58‑1360 du 29 décembre 1958 portant loi organique relative au Conseil économique, social et environnemental) : Les conseils citoyens du bien commun singulier

Amendement CL7 de M. Pierre Dharréville.

M. Pierre Dharréville, rapporteur. Il convient de supprimer la mention des CESER.

La commission rejette l’amendement.

Amendement CL8 de M. Pierre Dharréville.

M. Pierre Dharréville, rapporteur. Les auditions ont mis en lumière le fait que, dans certains cas, le délai d’un an serait trop court pour que le conseil citoyen du bien commun singulier puisse produire un rapport et formuler des propositions. Le présent amendement vise à permettre au CESE de prolonger, le cas échéant, ce délai.

La commission rejette l’amendement.

La commission rejette l’article 2.

Article 3 (art. 4-6 [nouveau] de l’ordonnance n° 58‑1360 du 29 décembre 1958 portant loi organique relative au Conseil économique, social et environnemental) : Avis du Conseil économique, social et environnemental sur les travaux des conseils citoyens du bien commun singulier

Amendement CL9 de M. Pierre Dharréville.

M. Pierre Dharréville, rapporteur. Il s’agit de réparer un oubli, en précisant que lorsque le CESE ne juge pas utile de désigner un conseil citoyen du bien commun singulier, il lui revient de rendre un avis sur l’état des lieux du bien considéré et l’examen de l’adéquation de son mode de gestion et de son régime de propriété avec son statut de bien commun.

La commission rejette l’amendement.

Elle rejette l’article 3.

M. Pierre Dharréville, rapporteur. Je regrette que ces propositions de loi, qui me semblaient pouvoir rassembler largement et répondre à des enjeux contemporains, ne puissent pas poursuivre leur parcours. Je suis néanmoins certain que nous aurons l’occasion de débattre à nouveau de ces sujets.

En conséquence, la commission des Lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République vous demande de rejeter la proposition de loi créant un statut juridique des biens communs (n° 4590) et la proposition de loi organique pour une protection des biens communs (n° 4576).

PERSONNES ENTENDUES

Personnalités politiques

 M. Anicet le Pors, ancien ministre chargé de la fonction publique et des réformes administratives
 M. Michel Duffour, ancien secrétaire d’État au patrimoine et à la décentralisation culturelle, président de l’association « La Ville en Commun »
Conseil économique, social et environnemental
 Mme Martine Vignau, vice-présidente du Conseil économique social et environnemental
Direction des affaires civiles et du Sceau
 M. Jean-François de Montgolfier, directeur

Universitaires
 M. Jean-Pascal Chazal, docteur en droit privé, professeur de droit à Sciences Po Paris
 Mme Marie-Sophie de Clippele, juriste, professeure invitée et chargée de recherches au Fonds national de la recherche scientifique de Belgique à l’Université Saint-Louis Bruxelles
 M. Pierre Crétois, docteur en philosophie, maître de conférences en philosophie politique à l’université Bordeaux-Montaigne
 M. Pierre Dardot, philosophe, chercheur à l’université Paris Nanterre
 M. Hubert Delzangles, professeur de droit public spécialisé en droit de l’environnement, de l’urbanisme et de l’énergie
 M. Gaël Giraud, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (économie et gestion)
 Mme Mathilde Hautereau-Boutonnet, professeure de droit civil de l’environnement
 M. Jean-François Kerléo, professeur agrégé de droit public à l’Université d’Aix-Marseille
 M. Christian Laval, professeur de sociologie à l’université Paris Nanterre
 Mme Mary-Françoise Renard, professeure des Universités, agrégée de Sciences économiques
 M. Mikhaïl Xifaras, agrégé de droit et docteur en philosophie, professeur de droit à Sciences Po Paris
 M. Alexandre Zabalza, professeur de philosophie du droit, de droit privé et spécialisé sur la question des biens

Collectif « Médicament bien commun »
 Mme Danielle Sanchez
 M. Thierry Bodin
 M. Patrick Bodin
 Mme Éliane Mandine
Projet « BIenS COmmuns et Territoire » (BISCOTE)
 Mme Leïla Kebir, professeure en tourisme et économie territoriale à l’Université de Lausanne, responsable du projet
 M. Frédéric Wallet, économiste, chercheur à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE), responsable du projet
 M. François Ménard, chargé de recherche au Plan urbanisme construction architecture (PUCA) du ministère de la Transition écologique

Avocats

 M. Yann Aguila, conseiller d’État, avocat en droit public, président de la commission Environnement du Club des juristes
 M. Camille Domange

([1]) Article 544 du code civil : « La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements. »

([2]) À ce sujet, voir notamment : Jean-Pascal Chazal, « Le propriétaire souverain : archéologie d’une idole doctrinale », in Revue trimestrielle de droit civil, Dalloz, mars 2020.

([3]) À ce sujet, voir ci-après le commentaire de l’article unique de la proposition de loi ordinaire.

([4]) S. Leturcq, Communauté, terroir et champs. Répartir les ressources des champs aux Moyen-Âge, 2018.

([5]) Un bien est dit rival lorsque sa consommation par un consommateur empêche ou réduit les chances qu’il soit consommé par autrui (par exemple, parce que la consommation de ce bien le détruit).

([6]) Un bien est dit exclusif lorsque sa consommation (au sens économique, qui inclut l’usage) est réservée ou susceptible d’être réservée à un ou plusieurs consommateur.

([7]) Consulter la pétition : https://www.change.org/p/monsieur-le-pr%C3%A9fet-de-haute-savoie-la-clusaz-non-%C3%A0-la-destruction-d-esp%C3%A8ces-prot%C3%A9g%C3%A9es-%C3%A0-beauregard-en-aravis.

([8]) Cour de Cassation, Chambre des requêtes, du 3 août 1915, 00-02.378,

([9]) La saisine obligatoire est prévue par l’article 70 de la Constitution : « Tout plan ou tout projet de loi de programmation à caractère économique, social ou environnemental lui est soumis pour avis. »

([10]) La saisine facultative est prévue, d’une part, par l’article 69 de la Constitution qui prévoit qu’il peut être saisi par le Gouvernement sur les projets de loi, d’ordonnance ou de décret ainsi que sur les propositions de loi, et par l’article 70, selon lequel il peut être consulté par le Gouvernement et le Parlement sur tout problème de caractère économique, social ou environnemental et peut aussi être consulté par le Gouvernement sur les projets de loi de programmation définissant les orientations pluriannuelles des finances publiques.

([11]) La saisine citoyenne est prévue par le dernier alinéa de l’article 69 de la Constitution : « Le Conseil économique, social et environnemental peut être saisi par voie de pétition dans les conditions fixées par une loi organique. Après examen de la pétition, il fait connaître au Gouvernement et au Parlement les suites qu’il propose d’y donner. »

([12]) A-S. Foures-Diop, « Les choses communes », in Revue Juridique de l’Ouest, 2011.

([13]) H. Grotius, Mare liberum, Dissertation sur la liberté des mers, 1609.

([14]) Ibid.

([15]) Ibid.

([16]) A. Sériaux, « La notion de choses communes. Nouvelles considérations juridiques sur le verbe avoir », in Droit et environnement, PUAM, 1995.

([17]) M-A. Chardeaux, Les choses communes, LGDJ, 2006.

([18]) A-S. Foures-Diop, op.cit.

([19]) J. Djoudi, « Occupation des choses sans maître », in Répertoire de droit civil, 2018.

([20]) A-S. Foures-Diop, op.cit.

([21]) Ibid.

([22]) Ibid.

([23]) M-P. Camproux-Duffrène, « Repenser l’article 714 du code civil comme une porte d’entrée vers les communs », in Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 2018.

([24]) Loi organique n° 2021-27 du 15 janvier 2021 relative au Conseil économique, social et environnemental.

([25]) Loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République.

([26]) Loi organique n° 2010-704 du 28 juin 2010 relative au Conseil économique, social et environnemental.

([27]) op.cit..

([28]) Article 34‑1 de la Constitution : « Les assemblées peuvent voter des résolutions dans les conditions fixées par la loi organique.

Sont irrecevables et ne peuvent être inscrites à l’ordre du jour les propositions de résolution dont le Gouvernement estime que leur adoption ou leur rejet serait de nature à mettre en cause sa responsabilité ou qu’elles contiennent des injonctions à son égard. ».

([29]) Loi organique n° 2021-27 du 15 janvier 2021 relative au Conseil économique, social et environnemental.

([30]) Loi organique n° 2021-27 du 15 janvier 2021 relative au Conseil économique, social et environnemental.

([31]) Conseil constitutionnel, commentaire de la décision DC n° 2020-812 du 14 janvier 2021.

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