Rapport fait au nom de la commission des affaires européennes sur la proposition de résolution européenne relative au financement de la transition écologique"
PAR M. André CHASSAIGNE
Député
(1) La composition de la commission figure au verso de la présente page.
La Commission des affaires européennes est composée de : Mme Sabine THILLAYE, présidente ; MM. Pieyre-Alexandre ANGLADE, Jean-Louis BOURLANGES, Bernard DEFLESSELLES, Mme Liliana TANGUY, vice‑présidents ; M. André CHASSAIGNE, Mme Marietta KARAMANLI, M. Christophe NAEGELEN, Mme Danièle OBONO, secrétaires ; MM. Patrice ANATO, Philippe BENASSAYA, Mme Aude BONO-VANDORME, MM. Éric BOTHOREL, Vincent BRU, Mmes Yolaine de COURSON, Typhanie DEGOIS, Marguerite DEPREZ-AUDEBERT, M. Julien DIVE, Mmes Coralie DUBOST, Frédérique DUMAS, MM. Pierre-Henri DUMONT, Jean-Marie FIEVET, Alexandre FRESCHI, Mmes Maud GATEL, Valérie GOMEZ-BASSAC, Carole GRANDJEAN, Christine HENNION, MM. Michel HERBILLON, Alexandre HOLROYD, Mme Caroline JANVIER, MM. Christophe JERRETIE, Jérôme LAMBERT, Jean-Claude LECLABART, Mmes Constance Le GRIP, Martine LEGUILLE-BALOY, Nicole Le PEIH, MM. Ludovic MENDES, Thierry MICHELS, Jean-Baptiste MOREAU, Xavier PALUSZKIEWICZ, Damien PICHEREAU, Jean‑Pierre PONT, Dominique POTIER, Didier QUENTIN, Mme Maina SAGE, M. Benoit SIMIAN, Mme Michèle TABAROT, M. Jean-Louis THIERIOT.
Introduction
I. La transition écologique nécessite sans attendre des investissements massifs
1. Limiter le changement climatique nécessite des moyens colossaux…
2. … qui supposent un changement d’échelle des investissements publics
II. L’application des règles budgétaires européennes serait incompatible avec ces investissements
1. La crise sanitaire a entraîné une forte augmentation des déficits et dettes publics dans l’Union européenne
2. Le rétablissement de l’application des règles du pacte de stabilité conduirait à un ajustement brutal pour certains pays
3. Les épisodes précédents de consolidation budgétaire ont lourdement pénalisé l’investissement public
4. Les flexibilités actuelles du pacte de stabilité ne sont pas à la hauteur
III. Une proposition pragmatique pour favoriser un consensus
1. Une proposition volontairement ciblée, même si une remise en cause globale du cadre de gouvernance économique de l’Union européenne serait nécessaire
2. Une évolution des règles européennes demandée par de nombreux acteurs
3. Les difficultés de mise en œuvre peuvent être surmontées
EXAMEN EN COMMISSION
PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE INITIALE
ANNEXE : Personnes auditionnées par le rapporteur
Introduction
Mesdames, Messieurs,
La crise sanitaire qui sévit depuis bientôt deux ans a fait voler en éclat le cadre budgétaire européen dont nous étions nombreux, depuis des années, à dénoncer l’arbitraire et les effets pervers. Les séquelles de la crise sur les finances publiques, en conséquence des réponses budgétaires mises en place – à juste titre – par les États européens pour limiter les conséquences des mesures prophylactiques sur la situation économique des ménages et des entreprises, fait désormais apparaître avec évidence le caractère insoutenable d’un rétablissement des règles budgétaires actuelles à l’issue de la désactivation de la clause dérogatoire générale du pacte de stabilité. Même la Commission européenne, gardienne de l’orthodoxie budgétaire, invite à réexaminer le cadre de la gouvernance économique européenne.
Parallèlement à cette prise de conscience largement partagée de l’obsolescence des règles budgétaires, la multiplication des événements climatiques extrêmes et la récente flambée des prix de l’énergie montrent à tous, si les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution climat (GIEC) ne suffisaient pas, que réussir la transition écologique n’est ni une option ni une tâche que nous pouvons nous permettre de déléguer aux générations futures.
Les règles budgétaires européennes mériteraient une remise en cause complète pour que l’orthodoxie budgétaire cesse de prévaloir sur les objectifs sociaux, économiques et environnementaux, alors même que les conditions dans lesquelles les États européens s’endettent ont radicalement changé depuis les années 1990, qui ont vu naître les critères de Maastricht. C’est pourtant à dessein que la proposition de résolution européenne présentée par le groupe de la Gauche démocrate et républicaine ne s’engage pas dans cette voie. Dans une perspective consensuelle et d’efficacité, elle se limite à demander au Gouvernement français d’œuvrer à sortir du calcul du déficit des États membres de l’Union européenne les dépenses d’investissement en faveur de la transition écologique. Cette « règle d’or » pour l’investissement dans la transition écologique pourrait trouver sa place quelle que soit l’architecture future des règles européennes, même si le rapporteur ne souhaite pas le maintien du cadre actuel ou une réforme a minima restant obnubilée par le ratio de dette.
Cette proposition d’exonérer les investissements « verts » des contraintes du cadre budgétaire européen répond au constat largement partagé que les règles budgétaires européennes ont, par le passé, pénalisé l’investissement public. Elle n’est pas particulièrement iconoclaste : le Comité budgétaire européen, instance consultative placée auprès de la Commission, avait invité à exclure certaines dépenses génératrices de croissance du plafond de dépenses qu’il préconise dans le cadre d’une réforme des règles budgétaires ; le Parlement européen « met en avant » la proposition du comité budgétaire européen ; le Comité économique et social européen s’est prononcé pour l’introduction d’une règle d’or sur les investissements ; et les ministres des finances des États membres de l’Union européenne ont débattu, au mois de septembre, d’une étude de l’institut Bruegel préconisant une « règle d’or » excluant les investissements verts du calcul du déficit et de la dette pour l’application des règles budgétaires.
La question de la « règle d’or » verte est donc clairement sur la table dans la discussion que la Commission européenne vient de relancer sur le réexamen de la gouvernance économique ([1]). La présente proposition de résolution a pour objet de permettre à notre Assemblée de se prononcer avec clarté en faveur de cette solution, à la veille de la présidence française du Conseil de l’Union européenne.
I. La transition écologique nécessite sans attendre des investissements massifs
1. Limiter le changement climatique nécessite des moyens colossaux…
Températures extrêmes, épisodes de sécheresse de plus en plus longs et fréquents, inondations : les manifestations des conséquences du changement climatique se font de plus en plus évidentes sur le territoire européen, qui n’est pourtant pas, à l’échelle mondiale, le plus exposé. À ces conséquences locales s’ajoutent les déséquilibres géopolitiques et les migrations que ne manquera pas d’accentuer le changement climatique dans les zones les plus exposées et plus défavorisées du monde.
Protéger les personnes, la santé, le bien-être de la population et la biodiversité nécessite une action résolue pour tenter de limiter le réchauffement planétaire par rapport aux niveaux préindustriels. Maintenir la hausse de la température sous 1,5 °C par rapport à ce qu’elle était au milieu du XIXe siècle est devenu pratiquement inaccessible, mais la limite de 2 °C l’est encore si la transformation des économies s’accélère dans la décennie qui vient. Le réchauffement n’étant plus évitable, nous devons également nous adapter et nous préparer à ses conséquences pour en atténuer les effets négatifs. La transition doit avoir lieu au niveau mondial, mais l’Europe se doit de montrer l’exemple, tant en raison de son niveau de développement actuel que de sa part de responsabilité dans les émissions du siècle dernier.
Même d’un point de vue étroitement économique, les coûts très lourds du changement climatique se manifestent avec une clarté et une urgence grandissantes. Il est désormais reconnu comme un risque pour la stabilité du système financier et de l’économie dans son ensemble. Comme le relève la Cour des comptes européenne, « ses répercussions ne se limitent pas à l’incidence économique d’événements météorologiques de plus en plus extrêmes ou de la hausse du niveau de la mer (les « risques physiques »). Elles se traduisent également par le risque de perte de valeur des investissements à la suite de changements stratégiques, technologiques et du cadre juridique liés à la lutte contre le changement climatique (le « risque de transition ») » ([2]).
Le test de résistance climatique ([3]) auquel la Banque centrale européenne (BCE) a soumis l’ensemble de l’économie a montré que les entreprises et les banques seraient gravement affectées si aucune mesure n’était prise pour lutter contre le changement climatique. Cet exercice montre aussi que les avantages d’une action rapide l’emportent sur les coûts initiaux à moyen et long terme. Une étude publiée dans le Bulletin de la Banque de France ([4]) estime ainsi que, dans le cas de la France, une transition retardée à 2030 conduirait à une réduction de 2,1 % du PIB en 2020 par rapport à une transition ordonnée. Dans le cas d’une transition désordonnée, la perte de PIB pourrait atteindre 5,5 % à l’horizon 2050. Certains secteurs seraient particulièrement affectés, comme les activités de raffinage et l’agriculture, ce qui induirait des conséquences en cascade pour l’ensemble de l’économie.
Impacts d’une transition climatique désordonnée sur le PIB de la France
(% de déviation au scénario de transition ordonnée)
Source : Allen et al, Bulletin de la Banque de France 237/9, septembre-octobre 2021.
Ce constat est largement partagé, ainsi que l’a relevé la Direction générale du Trésor ([5]) : « Que l’approche « coût-bénéfice » ou assurantielle soit retenue, la littérature académique semble consensuelle sur le fait que les dommages qui seraient évités par les politiques de réductions des émissions mondiales dépassent de loin le coût généralement associé à ces politiques. Ce coût peut d’ailleurs être atténué par les retombées économiques plus générales des politiques d’investissement et d’innovation mises en place pour atténuer le changement climatique. » Toutefois, les bénéfices d’une transition ordonnée se manifesteront principalement à plus long terme, notamment en raison de l’inertie du changement climatique, qui ne permet pas d’interrompre immédiatement le réchauffement de l’atmosphère et ses conséquences dommageables.
Face à cette réalité implacable, la prise de conscience est réelle dans la société européenne, en particulier parmi la jeunesse. Les institutions, aux plans européen et national, affichent également leurs ambitions, traduites en particulier dans la loi européenne sur le climat adoptée cet été ([6]). Avec cette loi, l’Union européenne s’est dotée d’objectifs précis : une réduction d’ici 2030 des émissions de gaz à effet de serre d’au moins 55 % par rapport aux niveaux de 1990 et un objectif contraignant de neutralité climatique dans l’Union d’ici 2050.
Désormais dotée d’objectifs et d’une feuille de route, l’Union européenne doit dégager les moyens nécessaires à la concrétisation de ces engagements.
Les estimations des besoins sont le plus souvent partielles et peuvent diverger, mais il est communément admis que l’organisation et le financement d’une transition socialement juste vers une économie résiliente et neutre pour le climat nécessiteront des investissements, publics et privés, considérables.
Selon le rapport de la Cour des comptes européenne de septembre 2021 sur la finance durable, les experts considèrent qu’atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050 dans l’Union européenne nécessiterait des dépenses totales d’investissement de l’ordre de 1 000 milliards d’euros par an sur la période 2021‑2050. Pour ce qui concerne la France, l’Institut Rousseau a engagé un travail pour affiner le chiffrage des investissements supplémentaires nécessaires à la transformation écologique du pays. Selon les premiers éléments fournis au rapporteur, à confirmer lorsque l’étude sera terminée, les besoins supplémentaires en investissements publics et privés seraient de l’ordre de 80 à 100 milliards d’euros par an pour le bâtiment, les transports, l’énergie, l’agriculture et l’industrie et en prenant en compte, autant que possible les dépenses d’adaptation au changement climatique.
La Commission européenne estime pour sa part à 520 milliards d’euros par an ([7]) les besoins supplémentaires en investissements, privés et publics, pour la transition écologique. L’augmentation des besoins d’investissement dans les secteurs de l’énergie et des transports est estimée à 390 milliards d’euros par an, sans tenir compte des besoins futurs en matière d’adaptation au changement climatique (renforcement de la résilience des actifs existants face au changement climatique et accroissement des coûts liés à la multiplication des phénomènes météorologiques extrêmes). Pour les autres domaines environnementaux (préservation de la biodiversité, gestion des ressources, économie circulaire, etc), les besoins en investissements supplémentaires sont estimés à environ 130 milliards d’euros par an. La Commission insiste par conséquent sur le fait que les dépenses d’investissement devront être plus élevées que pendant la période qui a précédé la pandémie, où les investissements publics étaient tombés en deçà du niveau nécessaire pour que le stock de capital public reste stable en proportion du PIB.
Besoins d’investissements verts annuels moyens dans l’Union européenne
(en milliards d’euros, prix de 2015)
http://bruegel.org/reader/epubs/573/images/Figure_05.png
Source : Zsolt Darvas et Guntram Wolff, A green fiscal pact : climate investment in times of budget consolidation, Policy contribution 18/2021, Bruegel.
Note : Le scénario « Baseline » repose sur la poursuite des politiques actuelles et le maintien de la cible de réduction de 40 % des émissions de gaz à effet de serre. Le scénario « mix 55 » combine un élargissement de la tarification du carbone et une augmentation modérée des ambitions en matière de réglementation énergétique.
2. … qui supposent un changement d’échelle des investissements publics
Une partie des investissements nécessaires à la transition écologique sera réalisée par le secteur privé, a fortiori s’il y est encouragé par un environnement fiscal et réglementaire adapté. Tout en cherchant à développer la finance durable pour diriger les capitaux privés vers la transition écologique, la Commission européenne reconnaît toutefois que « si les fonds publics ne peuvent à eux seuls financer tous les investissements nécessaires, ils ont néanmoins un rôle majeur à jouer » ([8]).
Les défaillances du marché, l’absence de prise en compte des externalités environnementales par les marchés financiers, en particulier en raison d’une tarification insuffisante du carbone, le manque de transparence sur les activités durables pour orienter les investissements privés, les risques particuliers liés à l’absence de technologies matures, la pression des actionnaires pour la rentabilité à court terme et le manque de rentabilité de certains investissements pourtant indispensables, en particulier pour l’adaptation au changement climatique, ne permettent pas de se reposer sur les investissements privés pour financer la transition écologique, même si ceux-ci sont indispensables. De plus, la taxation du carbone, qui entraîne des hausses de prix pour les ménages, rencontre des limites en termes d’acceptabilité, ce qui conduit à privilégier, dans certains domaines, une intervention publique.
Dans sa réponse au rapport de la Cour des comptes européenne sur la finance durable, la Commission européenne convient ainsi « du fait que les prix actuellement en vigueur sur les marchés financiers ne tiennent pas compte des externalités environnementales » et « reconnaît que les structures des marchés financiers […] ne sont actuellement pas en mesure d’intégrer les considérations liées à la durabilité ». De plus, l’effet de levier des cofinancements publics sur les investissements privés n’est plus à démontrer. L’Institut de l’économie pour le climat (I4CE), fondé par la Caisse des dépôts et l’Agence française de développement, estime par exemple que, à court terme, une impulsion publique de 9 milliards d’euros par an permettrait de déclencher 21 milliards d’euros d’investissements climat supplémentaires chaque année ([9]).
Dans une note préparée pour la réunion informelle des ministres des finances des pays de l’Union européenne des 10 et 11 septembre 2021 ([10]), l’institut Bruegel souligne que les estimations de la Commission sont en ligne avec les estimations de l’Agence internationale de l’énergie, à l’échelle mondiale, de l’Agence internationale pour les énergies renouvelables (IRENA) et de BloombergNEF, qui suggèrent que les besoins d’investissement supplémentaire dans l’énergie et les transports s’élèvent à environ deux points de PIB. Sur la base de diverses études internationales, l’institut estime qu’une part significative de ces investissements supplémentaires devra être financée par le secteur public, avec un rapport entre l’investissement public et l’investissement privé estimé à 1 pour 4 ou 1 pour 5.
Selon Bruegel, pour remplir les objectifs de l’Union européenne en matière de climat, les investissements publics devraient être accrus d’au moins 100 milliards d’euros par an, dans une hypothèse où les incitations réglementaires et l’augmentation de la taxation des émissions rendraient les investissements plus rentables pour le secteur privé et conduiraient donc à une hausse des investissements privés. À défaut, la part d’investissement revenant au secteur public devra être augmentée pour atteindre l’objectif. En France, l’Institut de l’économie pour le climat estime que pour réaliser la transition bas carbone et s’aligner sur la stratégie climat de la France, l’État devrait augmenter ses soutiens d’au moins 14 milliards d’euros par an d’ici 2024-2028 ([11]). Encore ne s’agit-il que d’une fourchette basse n’incluant que les dépenses d’investissement concernant le bâtiment, la mobilité et la production d’énergie décarbonée.
Le cadre financier pluriannuel de l’Union européenne pour la période 2021-2027 accorde la priorité aux dépenses en faveur de l’action pour le climat, ce qui se traduit par un objectif de consacrer 30 % des dépenses du budget de l’Union et du plan de relance NextGenerationEU aux actions pour le climat. Dans le cadre de la facilité pour la reprise et la résilience, qui vient financer les plans de relance nationaux sous forme de subventions (312,5 milliards d’euros) ou de prêts (360 milliards d’euros), l’objectif de financements en faveur du climat est de 37 %. Avec le CFP et le plan de relance européen, ce sont 625 milliards d’euros qui seront consacrés à l’action pour le climat sur la période 2021-2027, un montant bien insuffisant par rapport aux besoins annuels, d’autant que les dépenses prises en compte pour le calcul des 30 % du budget ne se limitent pas aux investissements, et que le plan de relance est temporaire, les paiements s’arrêtant en 2026. Il est par conséquent nécessaire que les États membres puissent dégager les moyens nécessaires à ces investissements au-delà de 2026. C’est d’ailleurs ce que souligne la Commission européenne dans sa communication du 19 octobre 2021 sur l’économie de l’Union européenne après la pandémie de covid-19 : « pour assurer la résilience économique et sociale et atteindre les objectifs de la double transition, il faudra une augmentation sensible et durable des investissements tant publics que privés dans les États membres qui se poursuive au-delà de 2026 ». Lors de son audition, M. Alain Grandjean a particulièrement insisté sur la nécessité de maintenir un haut niveau d’investissement pour plusieurs dizaines d’années, prenant l’exemple de la rénovation des bâtiments publics et privés, qui porte sur des milliards de mètres carrés.
II. L’application des règles budgétaires européennes serait incompatible avec ces investissements
1. La crise sanitaire a entraîné une forte augmentation des déficits et dettes publics dans l’Union européenne
L’économie européenne sort progressivement de la plus grave crise économique depuis la Seconde guerre mondiale, avec encore de fortes incertitudes sur la reprise, liées notamment aux évolutions de la pandémie, à l’inflation et aux difficultés d’approvisionnement en matières premières.
Cette crise a laissé des séquelles sur les finances publiques des États membres, avec un effet de ciseaux entre la baisse des recettes causée par la récession et la hausse des dépenses, pleinement justifiée, destinée à financer les mesures de santé publique et le soutien aux entreprises et aux ménages pour atténuer les effets de la crise. Les inégalités entre les États membres se sont par ailleurs creusées. Les États membres qui affichaient des niveaux élevés de dette publique, comme l’Italie ou l’Espagne, ont été parmi les plus touchés par les répercussions économiques de la crise, en raison de la gravité de la situation sanitaire, des mesures mises en place pour préserver la santé publique et de la structure de leur économie, où le secteur du tourisme international occupe une place importante. En conséquence, ces États membres ont enregistré certaines des plus fortes hausses de l’endettement. Selon la Commission européenne, dans environ un tiers des États membres, les ratios de dette devraient se maintenir au-dessus du niveau qu’ils atteignaient avant la pandémie pendant les dix prochaines années.
La hausse des dépenses publiques a été permise par l’activation, en mars 2020, de la clause dérogatoire générale du pacte de stabilité et de croissance, qui permet de déroger temporairement à l’application normale des règles budgétaires en cas de grave récession économique dans l’Union européenne. Aux termes de l’article 5 et de l’article 9 du règlement (CE) n° 1466/97 ([12]), « en période de grave récession économique affectant la zone euro ou l’ensemble de l’Union, les États membres peuvent être autorisés à s’écarter temporairement de la trajectoire d’ajustement en vue de la réalisation de l’objectif budgétaire à moyen terme […] à condition de ne pas mettre en péril la viabilité budgétaire à moyen terme ».
Selon les prévisions économiques d’automne de la Commission européenne, le déficit public devrait encore s’élever, malgré la vigueur de la reprise économique, à 6,6 % du PIB en 2021, alors qu’il n’était que de 0,5 % en 2019. Il devrait diminuer de moitié pour atteindre environ 3,6 % du PIB en 2022 et redescendre en 2023 sous le seuil des 3 %, à 2,3 %, avec toutefois de fortes différences entre les États membres, comme le montre le graphique suivant. Une dizaine de pays, dont la France, auraient encore un déficit supérieur à 3 % en 2023, alors que trois pays connaîtraient des excédents (Luxembourg, Suède et Danemark) et deux (Allemagne et Irlande), seraient proches de l’équilibre.
Prévision de solde budgétaire des pays de l’Union européenne de 2021 à 2023
Source : Commission européenne, prévisions économiques d’automne.
Le ratio agrégé de dette publique dans l’Union européenne a pour sa part augmenté de plus de 13 points entre 2019 et 2020, passant de 78 % à 92 % du PIB (100 % dans la zone euro). Plus de la moitié des États membres ont dépassé le ratio de 60 % du PIB. La Commission européenne prévoit que ce ratio devrait commencer à diminuer en 2021 pour environ la moitié des États membres, puis dans presque tous les États membres à partir de 2022. Les divergences seraient accrues entre les pays les plus endettés, qui ont été également les plus touchés par la crise, et les pays les moins endettés. Entre 2019 et 2021, le ratio d’endettement de l’Espagne augmenterait ainsi de plus de 25 points, et ceux de la Grèce, de l’Italie et du Portugal de plus de 20 points, alors que celui de la Suède n’augmenterait que de 2,4 points.
À la fin de l’année 2023, les ratios d’endettement des États membres de l’Union européenne varieraient, selon les prévisions de la Commission européenne, de 21,4 % du PIB (Estonie) à 192,1 % (Grèce). Six États membre de la zone euro auraient encore un ratio de dette supérieur à 100 % du PIB (Belgique, France, Espagne, Portugal, Italie et Grèce), alors qu’ils n’étaient que trois en 2019. À l’inverse, treize États membres respecteraient le critère de 60 % à la même date, dont deux (Irlande et Suède) avec un ratio de dette significativement inférieur au niveau d’avant la crise.
ÉVOLUTION de la dette publique de 2019 à 2023
Source : Commission européenne, prévisions économiques d’automne.
2. Le rétablissement de l’application des règles du pacte de stabilité conduirait à un ajustement brutal pour certains pays
La clause dérogatoire générale est par nature temporaire ; elle n’est qu’une parenthèse dans le carcan du pacte de stabilité. Le rétablissement de l’application des règles du pacte est prévu pour le 1er janvier 2023 et, déjà, les ministres des finances de certains États membres appellent à la réduction de la dette et au rétablissement des contraintes du pacte de stabilité en 2023 même si celui-ci n’est pas réformé d’ici là ([13]). Un tel retour à l’orthodoxie maastrichtienne serait pourtant impraticable, ce dont la Commission européenne et les dirigeants de nombreux États sont heureusement convaincus. Ainsi, tout en rappelant que la viabilité budgétaire doit être préservée à moyen terme, le Conseil souligne, dans ses conclusions adoptées le 9 novembre sur l’avenir du semestre européen, « la nécessité de sauvegarder la reprise économique, compte tenu des incertitudes qui entourent la reprise économique et des incidences asymétriques de cette crise, tout en veillant à ce que la politique budgétaire soit souple et adaptée aux circonstances ».
Synthèse des principales règles numériques du pacte de stabilité
Quatre principales règles numériques s’appliquent à l’ensemble des États membres de l’Union européenne, mais avec des modalités différentes selon que le pays se trouve dans le bras « préventif » ou en procédure de déficit excessif :
– le déficit public doit être inférieur à 3 % du PIB ;
– la dette publique brute doit être inférieure à 60 % du PIB. Si le ratio est plus élevé, il doit diminuer chaque année d’au moins un vingtième de l’écart entre le niveau d’endettement et la valeur de référence des 60 % ;
– le solde public structurel doit être supérieur à l’objectif à moyen terme (OMT) défini pour chaque pays, qui ne peut être inférieur à – 0,5 % du PIB pour les pays signataires du traité sur la stabilité, la convergence et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire (TSCG) ([14]) (– 1 % si leur ratio de dette est sensiblement inférieur à 60 %). Si le solde structurel est inférieur à l’OMT, il doit en principe augmenter de 0,5 % du PIB par an ;
– pour les États n’ayant pas atteint leur OMT, l’augmentation annuelle des dépenses ne doit pas dépasser le taux de croissance économique potentielle à moyen terme, sauf si ce dépassement est compensé par des mesures discrétionnaires en matière de recettes.
Dès avant la crise, la nécessité d’une réforme était largement reconnue, y compris par les économistes les plus orthodoxes. Le Comité budgétaire européen, instance consultative de la Commission européenne, a ainsi pointé à plusieurs reprises, outre l’excessive complexité des règles, leur caractère procyclique, l’insuffisante prise en compte des spécificités de chaque État membre et leur indifférence à la composition de la dépense publique. Le Conseil d’analyse économique, placé auprès du Premier ministre français, a également souligné que les règles budgétaires avaient « engendré une austérité budgétaire excessive pendant la crise [financière], aggravant et prolongeant ses conséquences économiques, sociales et politiques » ([15]).
La Commission avait initié un réexamen des règles début 2020, avant la pandémie, mais les États membres avaient alors montré peu d’appétence pour ce sujet très clivant, qui a donné lieu à de fréquents affrontements entre, schématiquement, les pays du nord et ceux du sud de l’Europe. Elle a relancé le débat le 19 octobre dernier pour tenir compte du changement de circonstances engendré par la crise de la covid-19, soulignant notamment « qu’une réduction trop brutale des ratios d’endettement aurait un coût social et économique élevé et serait contre-productive, eu égard aux limites atteintes par la politique monétaire et au risque de séquelles économiques durables ». Le rapporteur se félicite de la prise de conscience, qui semble largement partagée, de la nécessité d’éviter de réitérer les erreurs commises après la crise financière, où les politiques d’austérité généralisées avaient aggravé la crise. On ne saurait toutefois se satisfaire d’une situation où les seules marges de manœuvre résulteraient d’une application momentanément assouplie, sans transparence ni visibilité, des règles du pacte de stabilité. Inadaptées avant la crise, elles sont devenues indéfendables après.
L’application de la règle selon laquelle l’écart entre le ratio de dette et la référence de 60 % doit diminuer d’au moins un vingtième chaque année est inadaptée au niveau de dette atteint par certains pays, et encore plus à la réalisation des investissements nécessaires à la transition écologique. Un récent article publié par des économistes du Mécanisme européen de stabilité (MES) prend l’exemple du Portugal, qui devrait dégager un excédent primaire de 2,5 % du PIB pendant 20 ans ([16]). Le comité budgétaire européen avait pour sa part montré que l’application des règles actuelles dans le cas de l’Italie imposerait à très court terme un excédent structurel primaire très important (en rouge sur le graphique), incompatible avec le soutien à la reprise et avec la réalisation des objectifs politiques de l’Union européenne.
Trajectoire de réduction de la dette de l’Italie en application des règles du pacte de stabilité (rouge) ou d’un scénario de règle en dépenses (bleu)
https://voxeu.org/sites/default/files/image/FromMay2014/larch26octfig7a.png
Source : Rapport annuel 2020 du Comité budgétaire européen, 28 septembre 2020.
L’activation de la clause dérogatoire générale et l’inadéquation manifeste des règles budgétaires avec la situation des finances publiques de nombreux États membres et avec les besoins d’investissement public, obligent les institutions européennes à se poser la question de l’avenir du cadre budgétaire européen et ouvrent donc une fenêtre inédite pour le réformer. Au-delà de la crise conjoncturelle liée à la situation sanitaire, il faut envisager cette réforme en gardant à l’esprit qu’avec la crise climatique, nous entrons dans une crise permanente qui rend l’application du pacte de stabilité obsolète. Quels que soient les efforts réalisés pour lutter contre le dérèglement climatique, les effets sur la santé, les dégâts aux biens et aux infrastructures et la perturbation des entreprises vont entraîner des coûts considérables pour la société et pour l’économie.
Comme l’a souligné le commissaire Gentiloni à l’issue de la réunion des ministres des finances de la zone euro du 8 novembre, la réflexion entamée ne doit pas être vue comme un nouveau chapitre dans le très long livre des débats sur le pacte de stabilité, où chacun répète ses positions établies, mais le premier chapitre d’une nouvelle histoire, qui consiste à créer les conditions d’une croissance forte et soutenable, avec des transformations énormes à conduire.
3. Les épisodes précédents de consolidation budgétaire ont lourdement pénalisé l’investissement public
Outre les conséquences sociales et économiques dévastatrices des politiques d’austérité, le rapporteur souligne que les épisodes précédents de consolidation budgétaire à marche forcée ont montré que, sommés de réduire leurs déficits, les États européens avaient sacrifié les dépenses d’investissement, plus faciles à piloter à court terme.
Le constat du Comité budgétaire européen est sans appel ([17]) : après la crise financière, l’investissement public brut a diminué dans la plupart des pays européens. Si l’on compare le taux d’investissement moyen des États entre la période 2005-2009 et la période 2015-2019, 20 États membres sur 27 ont vu leur taux chuter, pour certains de 50 %. L’investissement public moyen dans la zone euro est tombé de 3,2 % du PIB avant la crise à 2,8 % du PIB en 2019. Et encore, l’essentiel de cet investissement public est consacré à des investissements de remplacement ; l’investissement net est négligeable. Les gouvernements ont eu tendance à réduire les dépenses d’investissement en réponse à un ralentissement économique et face aux pressions pour la consolidation budgétaire, puis à ne pas suffisamment réinvestir lors des retours à meilleure fortune. Le comité budgétaire européen souligne que le faible taux d’investissement actuel ne manquera pas d’affecter le potentiel de croissance à long terme de la zone euro, et donc la soutenabilité de la dette à long terme.
Évolution des investissements publics dans la zone euro de 1971 à 2022
(en % du PIB)
http://bruegel.org/reader/epubs/573/images/Figure_04.png
Source : Bruegel, d’après la base de données AMECO de la Commission européenne. UE13 regroupe les 15 premiers membres de l’Union européenne, à l’exception du Luxembourg et du Royaume-Uni.
Sous l’effet de la baisse du PIB en 2020, puis de la mise en œuvre des plans de relance, la Commission européenne prévoit que le ratio d’investissement public devrait augmenter de 0,5 point de PIB entre 2019 et 2023. Sans adaptation du pacte de stabilité, l’effet des plans de relance sur l’investissement ne sera que temporaire, ce qui ne permettra pas d’atteindre les objectifs en matière de transition écologique.
Comme le montre le graphique suivant, pour 70 % des États membres placés sous procédure de déficit excessif entre 2008 et 2014, la part de l’investissement public dans les dépenses primaires courantes a diminué entre la date d’entrée dans la procédure et la date de sortie, dans des proportions extrêmement importantes dans des pays comme la Grèce, l’Espagne, le Portugal, Chypre ou la République tchèque, qui ne pourtant sont pas ceux qui avaient le moins besoin d’investissements.
Formation brute de capital fixe
rapportée aux dépenses primaires courantes
(Première et dernière années de la procédure pour déficit excessif)
Source : Comité budgétaire européen, Assessment of EU fiscal rules with a focus on the six and two-pack legislation, août 2019, page 76.
Or, non seulement l’investissement public permet d’améliorer les perspectives de croissance à long terme, mais il a un effet multiplicateur ([18]) plus élevé que les autres catégories de dépenses publiques. L’effet multiplicateur est d’autant plus élevé que les taux d’intérêt sont proches du plancher effectif (effective lower bound). Pour les États membres de la zone euro, à moyen terme (3 ans), il peut varier de 1 en temps normal à 2,8 au plancher effectif des taux d’intérêt ([19]). Les effets amplificateurs de l’investissement public seraient en outre particulièrement élevés en période de reprise ([20]).
Le Conseil d’analyse économique, qui s’est montré défavorable à l’introduction d’une « règle d’or » en matière d’investissement (cf. infra), n’en souligne pas moins qu’il faut prendre en compte dans l’analyse de la soutenabilité de la dette l’impact de l’investissement public au sens large sur la croissance potentielle et tenir également compte du profil temporel des investissements pour le climat pour ne pas inciter à leur report dans le temps ([21]).
4. Les flexibilités actuelles du pacte de stabilité ne sont pas à la hauteur
Face à la double contrainte actuelle de dettes publiques élevées et de besoins d’investissement accrus, les règles budgétaires européennes doivent impérativement évoluer pour permettre aux États endettés de continuer à investir et éviter un accroissement irrémédiable des divergences entre les économies européennes, qui ne pourrait qu’entraîner une divergence des sociétés et une dislocation de l’Union.
En 2015, la Commission européenne, dans la foulée de la mise en place du plan d’investissement pour l’Europe, dit plan « Juncker », a présenté une communication interprétative pour tenter de tirer parti, sans changement des textes, de la marge d’interprétation que les règles du pacte de stabilité lui laissent afin de « contribuer à la mise au point d’une position budgétaire plus propice à la croissance dans la zone euro » ([22]). Cette communication comprenait trois parties, avec des distinctions selon qu’un pays se trouve dans le volet préventif ou dans le volet correctif du pacte, qui concernaient les réformes structurelles, les conditions conjoncturelles et – ce qui fait l’objet de la présente proposition de résolution –, les investissements.
À textes inchangés, la marge était toutefois limitée. La Commission s’est appuyée sur l’article 5 du règlement (CE) n° 1466/97 du Conseil du 7 juillet 1997 ([23]), qui dispose que « le conseil et la Commission tiennent compte de la mise en œuvre de réformes structurelles majeures qui ont des effets budgétaires positifs directs à long terme, y compris en renforçant la croissance durable potentielle ». Elle a considéré que, au titre du volet préventif du pacte, « certains investissements jugés équivalents à des réformes structurelles majeures peuvent, dans des conditions déterminées, justifier un écart temporaire par rapport à l’objectif de moyen terme de l’État membre concerné ou de la trajectoire d’ajustement qui doit y conduire » et qu’une tolérance pouvait être accordée lorsque les États membres ont l’intention d’engager des fonds publics dans des programmes éligibles de l’UE de nature à générer de la croissance. Elle avait déjà appliqué ce raisonnement de « clause d’investissement » à quatre pays en 2013 et 2014, avant de la formaliser en 2015.
Pour bénéficier de la clause d’investissement telle qu’elle est actuellement définie, un État membre doit remplir cinq conditions très restrictives :
– la croissance doit être négative ou le PIB rester largement inférieur au potentiel (écart de production négatif de plus de 1,5 % du PIB) ;
– l’écart par rapport à l’objectif de moyen terme ou à la trajectoire d’ajustement budgétaire convenue pour y conduire ne doit pas donner lieu à un dépassement de la valeur de référence du 3 % du PIB pour le déficit ;
– l’écart doit être lié aux dépenses nationales consacrées à des projets cofinancés par l’Union et qui ont des effets budgétaires directs, positifs et vérifiables à long terme ;
– les dépenses cofinancées ne doivent pas remplacer les investissements financés au niveau national, pour que le total des investissements publics ne diminue pas ;
– l’État membre doit corriger tout écart temporaire et l’objectif de moyen terme doit être atteint durant la période de quatre ans couverte par son programme de stabilité.
Compte tenu de ces critères restrictifs, il a peu été recouru à la clause d’investissements ([24]). Pour le Comité budgétaire européen, les incitations à encourager l’investissement grâce aux flexibilités des règles budgétaires ont été peu utilisées et trop modestes ([25]).
La Commission reconnaît elle-même que « si la mise en œuvre de la clause d’investissement en 2015 et en 2016 était destinée à axer le pacte de stabilité et de croissance davantage sur la croissance en protégeant l’investissement pendant les périodes de ralentissement, elle ne semble pas avoir eu d’incidence positive significative sur l’investissement public » ([26]).
III. Une proposition pragmatique pour favoriser un consensus
1. Une proposition volontairement ciblée, même si une remise en cause globale du cadre de gouvernance économique de l’Union européenne serait nécessaire
Le rapporteur et les auteurs de la proposition de résolution européenne dénoncent depuis de nombreuses années les effets délétères de l’austérité budgétaires encouragée par les critères de convergence issus du traité de Maastricht. Ils appellent par conséquent à une réforme d’ampleur du cadre commun des politiques économique, budgétaire et monétaire européennes, sans laquelle nous ne pourrons pas relever les défis sociaux et écologiques auxquels nous sommes – et serons de plus en plus – confrontés.
Une réflexion est ouverte au niveau européen sur une évolution du cadre de gouvernance économique de l’Union européenne, mais elle reste marquée par l’obsession des ratios de dette publique, sans prendre en compte le changement radical de contexte lié à la baisse des taux d’intérêt et au fait que le taux d’intérêt apparent de la dette est inférieur au taux de croissance, pour ce qui concerne la France, depuis 2015 (à l’exception de 2020 compte tenu de la récession brutale liée à la crise sanitaire). Ce qui est important pour assurer la soutenabilité de la dette, ce n’est pas tant son niveau, que la capacité de l’État à faire face à la charge de la dette. Or, dans cette situation où la croissance du PIB augmente plus vite que les taux d’intérêt, la charge de la dette diminue mécaniquement dans le PIB. Selon l’Observatoire français des conjonctures économiques, cet écart entre la croissance nominale du PIB (g) et celle des obligations assimilables du Trésor (OAT) à 10 ans (r) représenterait en moyenne près de 2 points sur la période 2015‑2022 alors que sur la période 1980-2014, l’écart était à l’inverse de – 2 points en moyenne, les taux étant supérieurs à la croissance nominale ([27]). Comme le montre le graphique suivant, depuis le début des années 2000, la charge de la dette n’a cessé de diminuer, alors que le ratio de dette augmentait fortement.
Taux, charges d’intérêts et dette publique
Source : Observatoire français des conjonctures économiques.
À la question étroite de la soutenabilité comptable de la dette, doit selon nous succéder un principe de soutenabilité économique et environnementale.
Au-delà des règles budgétaires qui brident l’investissement public, réaliser les investissements nécessaires à la transition écologique supposerait une remise en cause complète du cadre juridique actuel afin de desserrer le carcan sur les politiques budgétaires nationales, de réviser le mandat de la Banque centrale européenne, de permettre l’annulation, sous certaines conditions, des dettes publiques qu’elle détient, de renforcer les moyens d’investissements mutualisés au niveau de l’Union européenne ou de reconnaître les aides d’État en faveur de la transition écologique comme des aides de plein droit ([28]).
C’est dans un souci de consensus que les auteurs de la proposition de résolution européenne l’ont limitée à une demande plus ciblée d’exclusion des investissements verts du calcul du déficit public, afin de permettre à notre Assemblée d’exprimer une position claire dans le débat européen. Cette proposition paraît également pouvoir faire l’objet d’un compromis au niveau européen, certains États membres particulièrement sourcilleux sur la rigueur budgétaire étant aussi très sensibles aux questions environnementales et climatiques. La règle proposée, en limitant l’exception à des dépenses d’investissement ou à des dépenses de formation directement liées à ces investissements, ne permettrait pas d’augmentation des dépenses de fonctionnement, mais permettra d’investir pour les générations futures.
Nous insistons sur certains domaines particulièrement importants, notamment les transports et le bâtiment, les deux secteurs les plus émetteurs de CO2 en France.
Origine des émissions de CO2 dues à la combustion d’énergie en 2018 (en %)
Source : Chiffres clés du climat édition 2021, Service des données et études statistiques du ministère de la transition écologique.
Seraient ainsi exclues du calcul du déficit public, sans que cette liste soit exhaustive, les dépenses publiques relatives à :
– l’investissement dans les infrastructures de transport ferroviaire, les transports publics et les mobilités douces, pour renforcer l’attractivité des transports ferroviaires de voyageurs et de marchandises afin d’offrir une alternative crédible au transport routier et à l’usage de la voiture individuelle ;
– la rénovation énergétique du parc immobilier public et privé, ce qui permettrait à la fois de réduire les émissions de gaz à effet de serre d’un secteur fortement émetteur, d’améliorer le confort des logements et de réduire la facture énergétique des ménages ;
– la transformation de notre modèle agricole, afin de réduire la dépendance de notre agriculture aux engrais azotés et aux pesticides et de tendre à la souveraineté protéique ;
– la formation et la recherche dans les métiers et technologies d’avenir ;
– l’adaptation au changement climatique, celui-ci étant déjà irréversible, quelle que soit l’efficacité des politiques publiques mises en place dans les prochaines années pour en limiter l’intensité ;
– la protection de la biodiversité, qui est à la fois une victime du changement climatique et un atout pour l’atténuer ([29]).
Pour le rapporteur, cette « règle d’or » doit s’accompagner d’une attention accrue portée à la qualité de la dépense publique et aux moyens humains qui doivent accompagner les investissements dans la transition écologique. L’État doit se doter des effectifs et des moyens de pilotage suffisants pour que soient évalués, avant tout financement, le coût des investissements sur tout leur cycle de vie et leurs éventuelles externalités négatives. Les entreprises doivent quant à elle pouvoir s’appuyer sur une main d’œuvre disposant des compétences requises pour permettre la réalisation de ces investissements.
En outre, s’il n’y avait pas de réforme globale des règles budgétaires modifiant, par exemple, la cible de dette, la Commission européenne devra faire usage de toutes les flexibilités ouvertes par les textes européens pour que la protection des investissements verts ne se traduise pas par une austérité pesant davantage sur d’autres secteurs, comme la santé et l’éducation, en particulier dans les pays les plus endettés. Le « rythme satisfaisant » de réduction de la dette prévu à l’article 126 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne devra être adapté à la réalité des niveaux d’endettement des États à l’issue de la crise.
Au niveau national, au-delà de la levée de la contrainte budgétaire, la réussite de la mobilisation des moyens publics pour la transition écologique nécessiterait également, comme le propose l’Institut Rousseau ([30]), une modification des règles de la commande publique pour éviter une surpondération du critère du prix et contraindre les acheteurs publics à inclure des critères écologiques, avec une pondération importante dans l’évaluation finale des offres des candidats. Avec plus de 200 milliards d’euros par an, la commande publique constitue en effet un levier puissant. Les banques publiques d’investissement pourraient également être bien davantage utilisées qu’aujourd’hui, moyennant notamment une réorientation de leurs investissements, une révision de leur doctrine d’action, une augmentation de leurs moyens et la levée de certaines contraintes réglementaires, notamment l’obligation d’investir en cofinancement ou coinvestissement.
2. Une évolution des règles européennes demandée par de nombreux acteurs
La présente proposition s’inspire du programme d’action climat présenté par l’économiste Alain Grandjean et la physicienne Farah Hariri ([31]), qui estiment que la transition énergétique nécessite un programme massif d’investissements de longue durée de l’ordre de 30 à 50 milliards d’euros par an, pour la France, sur une à trois décennies. Ces investissements concerneraient les infrastructures (ferroviaire, vélo, bornes de recharge, voies réservées aux cars et covoiturage), la rénovation énergétique du logement social, des bâtiments publics et l’aide à la rénovation énergétique des logements privés, la transformation de l’agriculture et les investissements d’adaptation au changement climatique pour anticiper notamment les risques de submersion marine, d’inondations, d’incendies de forêts ou de tempêtes.
L’institut Bruegel ([32]), tout en restant prudent sur la réforme du cadre budgétaire européen, a également proposé que les investissements (nets) « verts » soient exclus du calcul du déficit et de la dette pour l’application des règles budgétaires. Cette proposition vise à éviter que l’investissement public vert diminue lors des périodes de consolidation budgétaire.
De nombreux acteurs de la société civile ont également souligné l’inadéquation des règles budgétaires européennes aux enjeux de la transition écologique. Sur le plan national, la proposition 76 du Pacte du pouvoir de vivre présenté par une soixantaine d’organisations du monde associatif et syndical consiste ainsi à « exclure du calcul du déficit les dépenses pour les politiques de transition écologique et exclure des dépenses publiques nationales les politiques de gestion de crises et d’investissement dans l’avenir » ([33]). Un « pacte de résilience et de solidarité » ([34]) a également été proposé par des économistes, syndicalistes, représentants de la société civile et parlementaires, dont notre collègue de la majorité Bénédicte Peyrol, qui a défendu un amendement d’appel sur le sujet lors de la discussion du projet de loi de finances pour 2022 ([35]). Les signataires de ce pacte appellent à intégrer dans l’évaluation de la soutenabilité de la dette les risques d’un sous-investissement dans la transition juste et à exclure du calcul du déficit les dépenses publiques nécessaires à une transition juste de l’UE, qui ne se limitent pas aux investissements publics « verts », mais incluent également les aides aux investissements verts des ménages et entreprises, ainsi que la formation professionnelle et l’accompagnement des travailleurs des secteurs en transition.
Les acteurs français de la société civile sont loin d’être isolés avec cette demande. Le Comité économique et social européen (CESE), dans un avis du 20 octobre dernier, va plus loin et demande l’application d’une « règle d’or » qui s’appliquerait aux investissements publics en général, et pas seulement en matière de transition écologique. Cette règle consisterait à exclure les investissements publics nets du calcul des déficits nominaux. Si, dans le cadre d’une réforme globale des règles budgétaires européennes, une règle d’évolution des dépenses publiques était introduite, comme le suggèrent de nombreux acteurs, les investissements publics nets devraient également être exclus du plafond des dépenses publiques. Comme le souligne le CESE, « l’investissement public net accroît le stock de capital public et social et procure des avantages aux générations futures. Celles-ci héritent du service de la dette publique mais, en échange, elles reçoivent un certain stock de capital public équivalent et augmenté » ([36]). Certains économistes défendent depuis plusieurs années cette idée, qui conduit à distinguer les dépenses d’investissements des dépenses récurrentes, qui doivent être financées par l’impôt et non par la dette. Elle permet de soutenir l’ensemble des investissements publics nets qui assurent les conditions de la croissance future. Le rapporteur rappelle que l’Assemblée nationale avait adopté en 2015 une résolution dans laquelle elle considérait « que les effets budgétaires positifs, directs et vérifiés de certains investissements devraient permettre l’exclusion de ces investissements du calcul du solde public nominal et structurel » ([37]).
Sans aller aussi loin, le Comité budgétaire européen, dans son rapport annuel pour 2020, proposait également que les investissements bénéficient d’un traitement spécifique dans la nouvelle architecture des règles budgétaires qu’il envisage, qui reposerait sur un objectif de ratio d’endettement et un plafonnement du taux de croissance des dépenses primaires, nettes des mesures de recettes discrétionnaires. Pour encourager les gouvernements à investir, il envisageait qu’une augmentation des dépenses supérieure à celle fixée puisse rester compatible avec la règle si elle était due à des investissements additionnels. La mise en œuvre d’une exception pour les dépenses favorables à la croissance supposerait une délimitation claire des dépenses éligibles et une grande transparence, qui pourrait nécessiter une implication des autorités budgétaires indépendantes telles que le Haut Conseil des finances publiques. Le Comité envisageait que des dépenses qui n’entrent pas dans la catégorie des investissements puissent en bénéficier, dès lors qu’elles augmentent le potentiel de croissance de l’économie, telles que les dépenses d’éducation. Toutefois, pour éviter la « comptabilité créative » et la reclassification de dépenses en investissement, il considérait comme prudent de s’appuyer sur la catégorie des investissements définie dans le système européen des comptes, voire de n’exclure du plafonnement des dépenses que les cofinancements nationaux de dépenses financées par le budget de l’Union. Dans son rapport annuel de 2021, il exprime cependant sa préférence pour un renforcement des dépenses d’investissement du budget de l’Union, plutôt que la mise en place d’exemptions en faveur des dépenses d’investissement prioritaires dans la détermination des déficits nationaux.
3. Les difficultés de mise en œuvre peuvent être surmontées
L’idée d’une règle d’or budgétaire pour les investissements a été rejetée par le passé. Plusieurs raisons ont été avancées : la difficulté à définir ce qu’est un investissement, la création de distorsion en faveur des investissements au détriment d’autres dépenses tout aussi bénéfiques sur le long terme ou les risques de « comptabilité créative » pour faire passer dans la catégorie investissement des dépenses courantes. C’est ce qui a conduit le Conseil d’analyse économique à écarter l’idée d’une règle d’or dans sa note d’avril dernier sur la refonte du cadre budgétaire européen, en considérant « qu’une telle règle se heurte à des difficultés pratiques trop grandes, par exemple pour ce qui est de la définition de l’investissement public. En particulier, les dépenses d’éducation et de formation ne sont pas comptées comme investissement public alors qu’elles ont un impact crucial sur la croissance potentielle. » ([38])
Sans méconnaître ces difficultés, le rapporteur estime qu’avec de la volonté politique et l’appui technique de la Commission, il n’est pas impossible pour les États membres de s’entendre sur les investissements concernés, a fortiori si le champ est réduit aux investissements en faveur de la transition écologique. L’Union européenne peut d’ailleurs s’appuyer sur le travail réalisé pour la mise en œuvre de la facilité pour la reprise et la résilience, dans le cadre du plan de relance européen. La Commission avait en effet publié des lignes directrices pour indiquer aux États membres quels étaient les investissements susceptibles d’être financés par l’Union européenne ([39]). Le rapporteur relève que la Commission avait retenu une conception assez large de la notion d’investissement comme formation de capital dans des domaines tels que le capital fixe, le capital humain et le capital naturel, ce qui permet également de prendre en compte des dépenses en matière de santé ou d’éducation.
De même, une méthodologie complète a été définie pour la pondération des dépenses en faveur du climat dans les plans nationaux pour la reprise et la résilience ([40]) et des orientations techniques publiées pour l’application du principe « ne pas causer de préjudice important » ([41]). L’Union peut également s’appuyer sur la taxonomie européenne des investissements durables ([42]) qui, bien qu’imparfaite et incomplète, permet de construire une approche commune entre les États membres.
Nul doute que, si une volonté politique forte s’exprimait à travers toute l’Europe, des solutions techniques seraient dégagées pour la mettre en œuvre. C’est précisément pour donner l’impulsion politique indispensable que le rapporteur invite l’ensemble des députés à adopter la présente proposition de résolution européenne.
EXAMEN EN COMMISSION
La Commission s’est réunie le mercredi 24 novembre 2021, sous la présidence de Mme Marguerite Deprez-Audebert, pour examiner le présent rapport.
Mme la Présidente Marguerite Deprez-Audebert. Mes chers collègues, permettez-moi tout d’abord d’excuser notre présidente Sabine Thillaye, qui est empêchée d’assister à notre réunion.
Nous examinons aujourd’hui une proposition de résolution européenne de M. André Chassaigne et plusieurs de ses collègues relative au financement de la transition écologique. Le rapporteur en est M. André Chassaigne lui-même. Cette proposition de résolution européenne sera discutée en séance publique le 2 décembre, dans le cadre de la niche du groupe de la Gauche démocrate et républicaine (GDR).
M. André Chassaigne, rapporteur. Pourquoi donc les députés communistes et les députés du groupe de la Gauche démocrate et républicaine ont-ils inscrit à l’ordre du jour de leur niche du 2 décembre une proposition de résolution européenne relative au financement de la transition écologique ? Leur initiative découle de deux constats très largement partagés : d’une part, la réussite de la transition écologique nécessite des investissements publics massifs ; d’autre part, les règles budgétaires européennes actuelles sont incompatibles avec cet effort, a fortiori avec les niveaux de dette publique atteints par certains États membres à la suite de la pandémie.
Les médiocres résultats des négociations de la COP26 de Glasgow ont, une nouvelle fois, démontré combien la question financière et celle des moyens des États sont déterminantes pour concrétiser les engagements de lutte contre le changement climatique. Au niveau européen, la loi européenne sur le climat, le paquet climat « Paré pour 55 » – ou « Fit for 55 » – et l’accent mis sur le contenu vert du plan de relance européen placent cette question du financement au cœur du défi écologique.
Parallèlement, pour permettre aux États membres de prendre toutes les mesures nécessaires à la lutte contre la pandémie et au soutien de l’économie, l’Union européenne (UE) a activé la clause dérogatoire générale du pacte de stabilité et de croissance, ce qui a conduit de fait à suspendre l’exigence de respecter les critères de 3 % du PIB de déficit et de 60 % du PIB de dette.
Il est prévu que cette parenthèse soit refermée au 1er janvier 2023, ce qui oblige à se poser la question du contenu des règles qui seront établies à cette date. La Commission européenne a engagé une consultation pour réformer le pacte de stabilité et semble se montrer disposée à des modifications substantielles de sa ligne politique, financière et monétaire. Nous pensons que nous avons à nous saisir de cette opportunité pour réussir le défi de la transformation écologique de nos sociétés. Nous devons profiter de ces « bougers » pour changer les règles européennes qui ont causé tant de dégâts depuis leur entrée en vigueur.
Enfin, dans quelques semaines, notre pays prendra la présidence du Conseil de l’Union européenne. Cette présidence doit être utile pour faire avancer certains dossiers prioritaires, parmi lesquels doit figurer l’impératif écologique et climatique. Cette fenêtre d’opportunité doit inciter notre assemblée à se prononcer clairement sur l’enjeu fondamental des leviers financiers dont doivent pouvoir disposer les États membres pour répondre aux grands défis écologiques de notre siècle.
Commençons donc, chers collègues, par l’estimation des besoins.
Bien des chiffres circulent sur le niveau d’investissement nécessaire pour réussir notre transformation écologique. « La prévision est difficile surtout lorsqu’elle concerne l’avenir », disait Pierre Dac. Elle l’est d’autant plus lorsque l’on parle d’une échéance de plusieurs décennies et que les montants avancés ne portent pas toujours sur le même périmètre. En matière climatique, certaines estimations ne se concentrent que sur les mesures d’atténuation du réchauffement. D’autres incluent également les mesures d’adaptation aux conséquences déjà irréversibles : montée des eaux, baisse des rendements agricoles, impact sanitaire ou sur l’aménagement du territoire.
Les experts sont toutefois unanimes pour constater que les investissements nécessaires sont gigantesques. La Cour des comptes européenne a évoqué un montant de 1 000 milliards d’euros d’investissements par an, publics et privés, sur la période allant de 2021 à 2050, pour atteindre la neutralité carbone dans l’Union européenne. La Commission, quant à elle, a récemment évalué à 520 milliards d’euros par an les besoins d’investissements annuels supplémentaires, sans tenir compte des besoins futurs en matière d’adaptation au changement climatique.
Une partie de ces investissements devra être réalisée par le secteur privé, surtout si ce dernier est incité à les faire par une tarification du carbone, une fiscalité spécifique et des contraintes réglementaires strictes. Cela ne vous étonnera pas si je vous dis que l’on ne peut pas s’en remette uniquement à la main invisible du marché. À ma grande satisfaction, cette analyse est de plus en plus largement partagée par les économistes, voire par les institutions européennes. Les limites du marché, l’absence de prise en compte réelle des impacts environnementaux par la sphère financière, la pression permanente des actionnaires pour la rentabilité à court terme, l’absence de rentabilité de certains investissements indispensables ne permettent pas de se reposer sur le seul investissement privé. Aussi l’investissement public jouera-t-il un rôle essentiel.
À cet égard, dans une note transmise au ministre des finances pour le conseil ECOFIN de septembre, l’institut Bruegel, dont on peut difficilement taxer les membres de dangereux communistes, a estimé que les investissements publics devraient, dans le meilleur des cas, être accrus de 100 milliards d’euros par an dans l’Union européenne – dans le meilleur des cas, c’est-à-dire si la rentabilité des investissements privés augmente.
À très court terme, la clause dérogatoire générale du pacte et le plan de relance européen permettent d’augmenter substantiellement les investissements publics. Mes chers collègues, il faut préparer l’avenir, c’est-à-dire la fin de la clause dérogatoire générale en 2023 et la fin du plan de relance en 2026. Il est impératif que les États européens puissent continuer à investir après 2026. Nous n’avons pas le choix : ces investissements, il faudra les faire, quel que soit leur coût, car ce dernier sera toujours bien moins élevé que celui de l’inaction, ce que personne ne conteste.
J’en viens au problème posé par le pacte de stabilité, problème qui doit vraisemblablement vous faire frémir. Selon les dernières prévisions de la Commission européenne, en 2023, date envisagée pour la levée de la clause dérogatoire générale, une dizaine de pays devraient encore avoir un déficit supérieur à 3 % du PIB et la moitié devraient dépasser le plafond de 60 % de la dette, dont six avec une dette supérieure à 100 % du PIB. L’application stricte des règles du pacte de stabilité imposerait que les États dont la dette dépasse 60 % réduisent l’écart d’au moins un vingtième par an. Ce serait à l’évidence impensable pour les pays les plus endettés. J’ose espérer que les leçons des cures d’austérité mortifères qui ont suivi la crise de 2008 ont été tirées, y compris par vous-mêmes, chers collègues… mais je n’en doute pas !
Le niveau de la dette publique ne doit pas se transformer en fétichisme politique, alors même que la soutenabilité de la dette ne dépend pas de son niveau mais de la capacité de l’État à assumer sa charge. Le poids de la charge de la dette dans le PIB n’a cessé de diminuer depuis le début du siècle, tandis que le niveau de la dette augmentait considérablement. Nous voyons bien aujourd’hui combien la problématique de la dette publique et de son niveau dépend directement des politiques monétaires et de crédit, conduites au plan européen. Le rapport d’information provisoire sur l’avenir des dettes publiques, présenté tout récemment par les sénateurs Éric Bocquet et Sylvie Vermeillet, réaffirme combien nous devons faire de la dette une question politique et sortir d’une vision technique et réglementaire. J’ajouterai : sortir d’une vision fétichiste.
En outre, l’expérience des précédentes périodes d’austérité budgétaire montre que dès que l’on diminue les dépenses d’investissement à court terme, on réduit directement la création des richesses à plus long terme et, par conséquent, la soutenabilité même de la dette. Nous le savons, une réforme d’ensemble du pacte de stabilité est indispensable. C’est une bataille difficile ; huit ministres des finances européens ont déjà publié une lettre commune pour réclamer le rétablissement des règles budgétaires en 2023. Je pense que Caroline Janvier nous exposera un panorama complet des pistes possibles lorsqu’elle nous présentera son rapport sur la révision des règles budgétaires.
Je reviens donc au cœur de notre proposition de résolution européenne. Elle consiste à exclure du calcul du déficit public pour l’application des règles budgétaires européennes les dépenses d’investissement dans la transition écologique. Je précise « seulement les dépenses d’investissement dans la transition écologique », parce que nous sommes bien conscients de la difficulté d’aboutir à un accord au niveau européen, mais aussi au sein de notre assemblée, voire au sein même de notre commission. Nous nous sommes donc limités à la proposition qui nous paraît la plus susceptible de faire consensus – d’abord parce qu’il s’agit d’une adaptation limitée des règles budgétaires, ensuite parce que la nécessité d’investissements lourds dans la transition écologique est reconnue par tous et que certains États membres particulièrement attachés à la discipline budgétaire sont également très sensibles aux questions environnementales.
Il s’agit d’investir dans l’avenir. Je ne prétends pas que la mise en œuvre de cette exception soit très simple, mais que la difficulté n’est pas insurmontable. Le plan de relance nous a montré qu’il était possible de se mettre d’accord assez rapidement sur un dispositif de financement des investissements verts et numériques. Aujourd’hui, les Européens sont tout aussi capables de définir collectivement ce qui relève des investissements en faveur de la transition écologique.
Je soutiens, pour ma part, qu’il faut impérativement intégrer dans cette définition les investissements qui concourent le plus efficacement à faire baisser nos consommations énergétiques et nos émissions de CO2. Je pense en particulier au levier déterminant de la rénovation thermique des logements et bâtiments publics pour atteindre, dans les faits et pas seulement dans des paroles, le rythme de rénovation compatible avec nos propres engagements pour le climat. Je pense également à l’ensemble des investissements en faveur des infrastructures de transport ferroviaire, de transport public urbain ou des mobilités douces, secteurs qui souffrent si cruellement d’une insuffisance de moyens publics disponibles alors même que les besoins et les attentes des citoyens et des acteurs de la mobilité dans les territoires sont immenses.
Nous ne sortons pas cette proposition de notre chapeau. Elle a été émise par de nombreux économistes et acteurs de la société civile, en France comme en Europe. Elle a même été discutée par les ministres des finances. De nombreux intellectuels, experts et scientifiques engagés pour la transition énergétique et climatique, en France comme en Europe, placent cette exigence au cœur de leurs propositions dans le débat public. C’est pour que notre assemblée insiste sur la nécessité de prendre ce sujet à bras-le-corps que je vous invite à voter cette proposition de résolution européenne.
L’exposé du rapporteur a été suivi d’un débat.
M. Damien Pichereau. La transition écologique est une préoccupation que nous partageons tous. Je me dois cependant de vous dire d’emblée que nous ne sommes pas d’accord, ni sur les constats que vous soulignez ni sur les propositions que vous formulez.
J’ai été très étonné à la lecture de votre proposition de résolution européenne. Vous qui, d’ordinaire, êtes optimiste, jetez un regard très sombre sur notre avenir.
Vous dites, par exemple, que la mise en œuvre des critères européens de convergence budgétaire contribue depuis quarante ans à l’affaiblissement de l’État social, à la détérioration des services publics et à la dégradation des conditions de vie dans de nombreux pays européens. Nous ne pouvons souscrire à cette vision de l’Europe. Le traité de Maastricht a été une avancée importante et nécessaire en faveur de la construction européenne : les critères de convergence ont justement été fixés dans le but de rapprocher les économies des États membres, et certains de ces critères ont d’ailleurs évolué afin de favoriser davantage la solidarité budgétaire entre les pays. Ici réside l’essence même de la construction de l’Union. Néanmoins, je vous donne raison sur un point : il faut travailler à réviser les cadres budgétaires européens. Les différentes crises que nous avons vécues depuis plus de dix ans nous prouvent la nécessité d’une telle révision, que notre ministre de l’économie, M. Bruno Le Maire, a d’ailleurs déjà évoquée.
Vous dites également qu’il n’est désormais plus possible de donner la priorité à la réduction de la dette et à l’équilibre budgétaire plutôt qu’aux objectifs sociaux, économiques et environnementaux, essentiels pour notre avenir et celui de nos enfants. Or il ne vous aura pas échappé que l’Europe et, a fortiori, la France semblent mener dans un même combat, en parallèle, l’objectif de remboursement de la dette, celui de la transition écologique et celui de la justice sociale. Nous avons donc ici un désaccord de fond. Vous opérez une opposition entre rigueur budgétaire et transition écologique, alors que la réduction de la dette et les investissements pour la transition écologique peuvent et doivent aller de pair, considérant notamment l’incertitude qui pèse sur les taux d’intérêt à venir.
Vous dites qu’à ce jour, les investissements nécessaires à la réussite de la transition écologique sont insuffisants et que nous sommes en échec, ne parvenant pas à réduire, prévenir ou atténuer le changement climatique. La crise climatique est une réalité, la COP26 nous l’a à nouveau rappelé. Cependant, nous ne pouvons pas vous laisser dire que nous sommes en échec, tant sur le plan national qu’européen. Pour être tout à fait factuel, en 2015, au moment de la COP21, le réchauffement climatique était estimé à 4 degrés au minimum ; avant la COP26, il était descendu à 2,7 degrés, et à la suite des engagements de la COP26, l’Agence internationale de l’énergie l’estime à 1,8 degré.
C’est toujours trop. Nous agissons dans le bon sens, mais il faut aller plus loin et plus vite. C’est la raison pour laquelle le Pacte vert pour l’Europe propose l’objectif de neutralité carbone en 2050, mais aussi celui d’une réduction d’au moins 55 % des émissions de l’UE d’ici à 2030. Tout cela vous prouve, monsieur le rapporteur, que la prise en compte de la cause environnementale ne doit pas nous amener à nous affranchir purement et simplement des règles budgétaires, mais bel et bien à les transformer.
Pour toutes ces raisons, le groupe La République en marche est défavorable à cette proposition de résolution européenne et s’opposera donc à son adoption.
M. Christophe Jerretie. Vous avez présenté ce sujet en utilisant une double entrée que nous connaissons bien : premièrement, celle du défi de la transition écologique et environnementale et de l’augmentation des investissements dans ce domaine, dont nous débattons depuis des années, tant dans cette commission que dans toutes les autres de notre assemblée et au Parlement européen ; deuxièmement, celle du cadre budgétaire, du pacte de stabilité et de croissance, qu’il convient effectivement de rénover sur certains points. Nous l’avons dit à plusieurs reprises dans cette commission ainsi qu’à la commission des finances.
En revanche, dans votre proposition, ces deux entrées sont opposées, ce qui me semble quelque peu gênant. Vous le savez, le groupe MODEM est très attentif à la dette, au déficit et à la dépense publique, mais il est également favorable aux investissements d’avenir. Il convient de faire converger ces deux sujets plutôt que de les opposer.
Je vous ai écouté attentivement et, malgré le peu de temps qui nous était donné, j’ai essayé de lire votre rapport. Je relèverai quelques éléments qui me paraissent gênants. Je fais partie de ceux qui considèrent nécessaire de poser des cadres, et je sais que vous le souhaitez également : le pacte de stabilité et de croissance doit donc être réformé en profondeur, et non pas sur un ou plusieurs détails. À l’instar du groupe MODEM, je considère également qu’exclure certains éléments d’une analyse n’est pas un bon précepte. Certes, il nous est arrivé à tous de procéder ainsi mais, en l’occurrence, le fait de s’attacher à un seul élément me paraît peu opportun, d’autant que la Commission européenne nous présentera des propositions pour réformer le cadre de manière globale.
Je vous rejoins sur un point : ce pacte ne peut pas rester en l’état. Tout le monde en est conscient. D’ailleurs, tous les pays ont évolué sur ce thème, même l’Allemagne et la Suède.
Nous serons donc défavorables à cette proposition de résolution européenne. Je considère malgré tout qu’il était important d’avoir cette double entrée. Les montants que vous avez estimés – entre 30 et 50 milliards d’euros par an – sont certainement un minimum : ils ne seront pas suffisants, mais ils nous permettront de réajuster nos priorités dans les budgets de l’État et de l’Union européenne. Nous en débattrons peut-être après avoir entendu vos réponses. Je suis tout à fait disposé à composer avec vous sur ces sujets.
Mme Danièle Obono. Le groupe La France insoumise soutiendra cette proposition de résolution européenne qui nous semble arriver à point nommé, après les éléments quelque peu contrastés, pour ne pas dire franchement inquiétants, de la COP26 et, il y a vingt-quatre heures à peine, le vote de la réforme de la politique agricole commune qui ne nous paraît pas aller dans le sens de la prise de conscience que tout le monde prétend pourtant avoir de la situation d’urgence climatique.
Contrairement à notre collègue du groupe La République en marche, nous ne pensons pas que, de COP en COP, le risque d’augmentation de la température aille diminuant. Bien au contraire, un tel propos va à l’encontre de toutes les estimations et de l’urgence qu’ont rappelée, à l’échelle internationale, les scientifiques, les climatologues et les personnels sanitaires. Il y a urgence et, pour mener cette lutte d’adaptation et de préservation de l’environnement, nous ne pensons pas que le problème soit une question de moyens financiers, techniques et humains ; c’est une question de volonté politique.
Comme l’indique le rapport, il existe une sorte de contradiction à vouloir maintenir un carcan budgétaire qui ne permet pas de déployer les moyens dont nous disposons pour opérer non pas une simple transition, mais une véritable bifurcation écologique. Il faut remettre en cause le fonctionnement même de notre système économique, qui est à l’origine du dérèglement climatique. En essayant de concilier ce qui n’est pas conciliable, en souhaitant allier rigueur budgétaire et transition écologique, on ne fait que de la rigueur budgétaire. Nous constatons d’ailleurs que la plupart des gouvernements s’empressent de vouloir refermer la parenthèse ouverte par l’épidémie.
Exclure les dépenses environnementales des règles budgétaires nous semble une mesure nécessaire. D’un autre point de vue, il est urgent de supprimer purement et simplement ces deux contraintes qui n’ont jamais eu véritablement d’explication scientifique ni économique et qui sont surtout le produit d’un dogmatisme néolibéral. Il faudrait se libérer de ce carcan et se donner des marges de manœuvre budgétaires en menant, par exemple, une lutte déterminée et ferme contre l’évasion fiscale, qui représente des milliards et des milliards d’euros volés aux États. Or, aujourd’hui, nous assistons plutôt au niveau européen à un recul en la matière en refusant, par exemple, d’élargir la liste noire des pays non coopératifs aux paradis fiscaux existant sur le territoire communautaire. Les derniers scandales très récents d’évasion ou d’optimisation fiscale viennent nous rappeler cette réalité.
Il est nécessaire d’investir massivement pour réduire les gaz à effet de serre, développer les énergies renouvelables, passer d’une agriculture industrielle à une agriculture paysanne et biologique, et agir sur des secteurs industriels comme l’industrie aérienne ou l’industrie du numérique, qui pollue deux fois plus ! Il convient de changer les règles, d’interdire l’obsolescence programmée qui participe de cette surconsommation et de cette pollution. Il s’agit enfin de mettre un terme aux accords de libre-échange que l’Union européenne continue de vouloir conclure, qui participent aussi du dérèglement du monde, de son déménagement permanent, y compris de conditions d’exploitation à l’autre bout de la planète dont les conséquences écologiques, si elles sont délocalisées, n’en ont pas moins un impact sur nous tous.
Telles sont quelques-unes des raisons pour lesquelles nous pensons que cette proposition de résolution européenne va dans le bon sens. Ce devrait être l’un des enjeux de la présidence française du Conseil de l’Union européenne, si nous voulons que cette dernière ait un véritable impact aujourd’hui, mais surtout demain, pour l’avenir de nos économies, de nos sociétés et de la planète dans son ensemble.
M. Thierry Michels. Je vous félicite pour ce travail de qualité, même si je ne partage pas votre postulat de départ, selon lequel la bonne gestion des finances publiques constituerait un frein à la transition écologique. Votre proposition de résolution européenne nous permet toutefois de débattre de ce sujet brûlant d’actualité qu’est celui de la révision des critères budgétaires de l’UE, qui sera à l’évidence l’un des enjeux de la présidence française de l’Union européenne dans les prochains mois.
Pour en venir au fond du débat sur la question du financement de la transition écologique, notamment celle de l’accompagnement de la transition écologique et énergétique d’un point de vue social, il me semble important que nous puissions, au niveau de l’Union européenne, accompagner non seulement les pays les moins riches, mais également les personnes les plus fragiles au sein de nos sociétés, celles qui sont les plus éloignées des préoccupations écologiques. Sauf erreur de ma part, vous ne traitez pas cet enjeu, exception faite d’une proposition d’accompagnement de la transition agroécologique. Aussi, quelle place faites-vous, dans vos réflexions, à l’accompagnement social de la transition écologique ? Pensez-vous que cette question soit suffisamment prise en compte dans les politiques de l’Union européenne ? Quelles seraient vos priorités en la matière ?
M. André Chassaigne, rapporteur. Le fétichisme vous colle à la peau ! Lorsque vous considérez qu’il ne faut pas toucher aux deux critères que sont un déficit inférieur à 3 % du PIB et une dette inférieure à 60 % du PIB, c’est du fétichisme ! Il n’a jamais été démontré que ce choix bénéficie au développement économique et aide à l’accompagnement social. Derrière tout cela, c’est une politique d’austérité qui se dessine.
En matière d’accompagnement social, à voir les conséquences qui ont été celles du traité de Maastricht, je trouve peu de monde aujourd’hui pour brandir le drapeau de Maastricht. Les conséquences sur le maintien des services publics ont été énormes, notamment en milieu rural, avec, par exemple, la mise en concurrence d’un service comme la Poste. Nous voyons bien tout ce que cela engendre en termes de baisse de qualité du service lorsque, dans le cadre de la mise en concurrence et de l’ouverture au marché, certains se précipitent pour prendre ce qui est rentable et laisser tout ce qui ne l’est pas à l’opérateur public. Dans le secteur de l’énergie, des opérateurs comme Leclerc rencontrent un franc succès, mais ceux qui croient que le recours à ces opérateurs privés leur permettra de mieux s’en sortir et d’avoir une meilleure qualité de vie se font avoir. Dans le même temps, la production d’électricité par EDF est remise en cause, parce qu’en faisant ces cadeaux aux opérateurs privés, on pompe ce qui devrait permettre de réaliser des investissements à long terme en faveur de la production énergétique.
C’est cela, la réalité de Maastricht ! C’est cela, l’essence de la construction européenne ! C’est sans doute aussi pour cela que, peu à peu, nous assistons à un rejet de cette dernière. Si nous ne nous décidons pas, au contraire, à prendre à bras-le-corps l’intérêt des gens, leur quotidien, leur vécu, l’idée grandira dans l’opinion publique qu’au nom du traité de Maastricht, la Commission européenne est un rouleau compresseur qui écrase tout, et nous irons vers la disparition de l’Union européenne.
La construction européenne peut se fonder sur d’autres bases. Chacun sait qu’il n’est pas possible de traiter dans un même temps le remboursement de la dette, la transition écologique et la justice sociale. La rigueur budgétaire s’accompagnera de politiques d’austérité dont les plus modestes auront à souffrir. Notre proposition de résolution européenne vise justement à aller vers plus de justice sociale.
Je reviens aux exemples que j’ai donnés d’investissements qui pourraient se faire sur les logements. Chacun sait qu’il y a un retour sur investissement, si je puis dire. À l’époque du Grenelle de l’environnement, j’étais déjà député et l’on nous disait que ce retour sur investissement se faisait sur sept ans – je n’en suis pas si sûr. En tout cas, c’est justice sociale que de baisser le coût de son chauffage et de sa consommation électrique. Mais encore faut-il que les investissements ne soient pas soumis à des contraintes budgétaires… Si les investissements écologiques sont pris en compte dans la dette, nous ne les ferons pas !
L’optimisme consiste, surtout, à penser que tout peut être réglé par des COP. J’ai personnellement participé à deux de ces conférences, l’une à Copenhague, l’autre à Durban. C’était le grand jeu, le grand cinéma, le grand théâtre. Des engagements étaient pris ; à l’époque, il était question de consacrer 100 milliards d’euros à l’aide aux pays les plus en danger, aux pays les plus pauvres. Aujourd’hui, ces 100 milliards, nous ne les avons pas. Si nous-mêmes ne consentons pas des efforts colossaux en faveur de cette transition écologique et énergétique, ce ne sont pas seulement nos concitoyens qui en souffriront au niveau social, mais aussi les peuples les plus en difficulté qui, demain, ne pourront plus vivre dans leurs pays et deviendront des réfugiés, par millions. Ils sont déjà près de 500 millions de réfugiés dans le monde, et ce nombre ne cessera de croître si nous ne prenons pas les choses à bras-le-corps.
C’est la raison pour laquelle nous proposons de transformer les règles, même si nous pensons que, politiquement, il faudrait les supprimer – je rejoins en cela Danièle Obono. Aucune démonstration n’a jamais été faite de leur utilité, et nous en connaissons les conséquences. Dans cette proposition de résolution européenne, dans une recherche de consensus au niveau de la France et au niveau de l’Europe, nous limitons cette transformation aux seuls investissements écologiques, car nous savons qu’ils ne seront pas réalisés au niveau adéquat si des mesures très fortes ne sont pas prises. Mais j’ai l’impression que nous ne sommes pas entendus.
Je regrette que la majorité défende une position figée sur une conception du développement qui n’est pas à la hauteur des enjeux. Les seuls outils présentés dans le nouveau cycle de politique européenne pour le climat, « Fit for 55 », sont des outils financiers, qui ne sortent pas du contexte du déficit ou du pourcentage de dette. Je le regrette profondément. À toutes les phrases quasiment, il est question du « marché carbone européen » et du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières. C’est une obsession, laissant croire qu’il serait possible de résoudre la question uniquement avec le marché carbone. Je vous l’affirme : nous n’y arriverons pas. Dans vingt ans, quand vous relirez cet échange – vous êtes plus jeunes que moi et serez sans doute encore là –, vous verrez que vous trompiez profondément et vous porterez une très lourde responsabilité par rapport aux choix que vous aurez faits.
Quant à dire que jusqu’à présent, la lutte contre le changement climatique a été un succès ou que tel objectif a été atteint, c’est faux ! Je m’en tiendrai là, ne voulant pas utiliser de mots trop forts. Les prises de position fétichistes de la majorité me font penser aux fabliaux du Moyen-Âge, à Renart et Ysengrin – comme le disent les paysans chez moi, « il a la queue du renard qui lui sort de la gueule, et il dit qu’il ne l’a pas croqué ! » L’échec de votre politique de transition énergétique vous sort de la bouche, et vous continuez de prétendre que ce n’en est pas un. Malheureusement, cet aveuglement nous conduit à notre perte. Je regrette donc vraiment votre position.
Je vous remercie, madame Obono, pour votre intervention. Effectivement, il y a urgence. Tous l’affirment : les scientifiques, les climatologues, de multiples acteurs, des ONG, les représentants des États les plus pauvres et les plus en difficulté, ceux qui ne pourront plus exister demain, ceux dont les populations se réfugient par dizaines et centaines de millions dans les pays voisins. Vraiment, le dogmatisme de la majorité est catastrophique.
La commission rejette l’article unique.
L’ensemble de la proposition de résolution européenne est ainsi rejeté.
M. André Chassaigne, rapporteur. Je tiens à vous remercier pour la qualité de vos interventions, même si je n’ai pas été très délicat dans ma réponse.
Je remercie également tous nos collaborateurs – administrateurs de l’Assemblée nationale, collaborateurs des groupes et attachés parlementaires –, sans lesquels les députés que nous sommes ne seraient rien. Pour inscrire ce texte à l’ordre du jour de notre journée de niche, nous avons dû travailler, auditionner des personnalités et rédiger un rapport dans un délai particulièrement bref.
PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE INITIALE
Article unique
L’Assemblée nationale,
Vu l’article 88‑4 de la Constitution,
Vu l’article 151‑5 du Règlement de l’Assemblée nationale,
Vu l’accord de Paris adopté le 12 décembre 2015 en vertu de la Convention‑cadre des Nations unies sur les changements climatiques,
Vu les articles 107, 121, 122, 126 et 140 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne,
Vu le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance du 2 mars 2012,
Vu le règlement (UE) n° 1175/2011 du Parlement européen et du Conseil du 16 novembre 2011 modifiant le règlement (CE) n° 1466/97 du Conseil relatif au renforcement de la surveillance des positions budgétaires ainsi que de la surveillance et de la coordination des politiques économiques,
Vu le règlement (CE) n° 2012/2002 du Conseil du 11 novembre 2002 instituant le Fonds de solidarité de l’Union européenne,
Vu le règlement (UE) 2020/461 du Parlement européen et du Conseil du 30 mars 2020 modifiant le règlement (CE) n° 2012/2002 du Conseil en vue de fournir une aide financière aux États membres et aux pays dont l’adhésion à l’Union est en cours de négociation qui sont gravement touchés par une urgence de santé publique majeure,
Vu la communication des ministres des finances de l’Union européenne du 23 mars 2020 sur le pacte de stabilité et de croissance à la lumière de la crise du covid‑19,
Vu la communication de la Commission européenne du 11 décembre 2019 relative au « pacte vert pour l’Europe »,
Vu la communication de la Commission européenne au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au comité des régions du 17 septembre 2020 relative aux ambitions de l’Europe en matière de climat pour 2030,
Vu la communication de la Commission européenne au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au comité des régions du 6 juillet 2021 relative à la stratégie pour le financement de la transition vers une économie durable,
Vu les conclusions du Conseil du 6 octobre 2021 établissant la position de l’Union européenne en vue de la conférence des Nations unies sur les changements climatiques (COP 26),
Considérant que la mise en œuvre des critères de convergence budgétaire européens contribue depuis quarante ans à l’affaiblissement de l’État social, à la détérioration des services publics et la dégradation des conditions de vie dans de nombreux pays européens ;
Considérant que les politiques d’austérité conduites depuis une décennie suite au choc financier de 2008 et à la crise des dettes souveraines ont prolongé la dépression économique et pénalisé l’investissement public et privé ;
Considérant les multiples appels à modifier en profondeur un cadre budgétaire dont la suspension par la Commission européenne, à l’occasion de la crise sanitaire, met en évidence l’obsolescence et l’inadaptation aux situations de crise et à la satisfaction des besoins économiques et sociaux ;
Considérant qu’il n’est désormais plus possible de donner la priorité à la réduction de la dette et à l’équilibre budgétaire plutôt qu’aux objectifs sociaux, économiques et environnementaux essentiels pour notre avenir et celui de nos enfants ;
Considérant l’ampleur des investissements nécessaires à la réussite de la transition écologique et l’insuffisance des moyens financiers mobilisés et prévus en France et à l’échelle européenne ;
Considérant que l’échec des gouvernements à réduire, prévenir ou atténuer le changement climatique représente une grave faillite morale et politique à l’égard de notre jeunesse ;
Invite le Gouvernement, à l’occasion de la présidence française de l’Union européenne qui débutera le 1er janvier 2022, à se rapprocher de ses partenaires européens pour élargir la liste des dépenses déductibles du déficit pour y inclure l’ensemble des dépenses d’investissement dans la transition écologique, parmi lesquelles l’investissement dans les infrastructures de transport, dans la rénovation énergétique du parc immobilier public et privé, dans l’accompagnement de la transition agro‑écologique, dans la formation et la recherche dans les métiers et technologies d’avenir, dans l’adaptation au changement climatique et la protection de la biodiversité.
ANNEXE :
Personnes auditionnées par le rapporteur
● M. Xavier Ragot, président de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE)
● Institut Rousseau :
– M. Nicolas Dufrêne, directeur
– Mme Oriane Wegner, directrice des relations institutionnelles
● M. Alain Grandjean, économiste, membre du Haut conseil pour le climat, président de la Fondation Nicolas Hulot pour la nature et l’homme
([2]) Cour des comptes européenne, Finance durable ; l’UE doit agir de façon plus cohérente pour réorienter les financements verts vers les investissements durables, rapport spécial n° 22/2021, 20 septembre 2021, page 8.
([3]) Banque centrale européenne, ECB economy-wide climate stress test, septembre 2021.
([4]) Thomas Allen, Jean Boissinot, Laurent Clerc et Stéphane Dees, Élaborer des scénarios de transition climatique pour gérer les risques financiers, Bulletin de la Banque de France 237/9, septembre-octobre 2021.
([5]) Effets économiques du changement climatique, Trésor-éco n° 262, juillet 2020, page 8.
([6]) Règlement (UE) 2021/1119 du Parlement européen et du conseil du 30 juin 2021 établissant le cadre requis pour parvenir à la neutralité climatique et modifiant les règlements (CE) n° 401/2009 et (UE) 2018/1999.
([7]) Commission européenne, L’économie de l’UE après la pandémie de COVID-19 : conséquences pour la gouvernance économique (COM[2021] 662 final), 19 octobre 2021, page 19.
([8]) Commission européenne, Stratégie pour le financement de la transition vers une économie durable (COM[2021] 390 final), 6 juillet 2021.
([9]) Maxime Ledez et Hadrien Hainaut, Panorama des financements climat édition 2020, Institut de l’économie pour le climat, mars 2021, page 2.
([10]) Zsolt Darvas et Guntram Wolff, A green fiscal pact : climate investment in times of budget consolidation, Policy contribution 18/2021, Bruegel, septembre 2021.
([11]) Quentin Perrier et Antoine Vandon, Climat : retour sur 10 ans de dépenses de l’État, Institut de l’économie pour le climat, juin 2021, page 31.
([12]) Règlement (CE) n° 1466/97 du Conseil du 7 juillet 1997 relatif au renforcement de la surveillance des positions budgétaires ainsi que de la surveillance et de la coordination des politiques économiques.
([13]) Common views on the future of the Stability and Growth Pact, contribution des ministres des finances d’Autriche, des Pays-Bas, de Finlande, du Danemark, de Suède, de Lettonie, de Slovaquie et de République tchèque, 10 septembre 2021.
([14]) Tous les pays de l’Union européenne sauf République tchèque et Croatie.
([15]) Zsolt Darvas, Philippe Martin et Xavier Ragot, Réformer les règles budgétaires européennes : simplification, stabilisation et soutenabilité, Les notes du conseil d’analyse économique, n° 47, septembre 2018, page 1.
([16]) O. Francová, E. Hitaj, J. Goossen, R. Kraemer, A. Lenarčič, G. Palaiodimos, EU fiscal rules : reform considerations, Discussion paper series/17, Mécanisme européen de stabilité, octobre 2021.
([17]) Comité budgétaire européen, Rapport annuel 2020, 28 septembre 2020, page 92.
([18]) Une augmentation de la dépense publique entraîne une augmentation plus que proportionnelle de la richesse nationale.
([19]) Adalgiso Amendola, Mario di Serio, Matteo Fragetta et Giovanni Melina, The Euro-Area Government Spending Multiplierat the Effective Lower Bound, IMF Working Paper 19/133, juin 2019.
([20]) Vitor Gaspar, Paolo Mauro, Catherine Pattillo et Raphael Espinoza, L’investissement public au cœur de la reprise, 5 octobre 2020 : https://www.imf.org/fr/News/Articles/2020/10/05/blog-public-investment-for-the-recovery
([21]) Zsolt Darvas, Philippe Martin et Xavier Ragot, Réformer les règles budgétaires européennes : simplification, stabilisation et soutenabilité, Les notes du conseil d’analyse économique, n° 47, septembre 2018, page 9.
([22]) Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, à la Banque centrale européenne, au Comité économique et social européen, au comité des régions et à la Banque européenne d’investissement, Utiliser au mieux la flexibilité offerte par les règles existantes du pacte de stabilité et de croissance, 13 janvier 2015.
([23]) Règlement (CE) n° 1466/97 du Conseil du 7 juillet 1997 relatif au renforcement de la surveillance des positions budgétaires ainsi que de la surveillance et de la coordination des politiques économiques.
([24]) Seules l’Italie et la Finlande ont bénéficié de la clause d’investissement, en 2016.
([25]) European fiscal board, Assessment of EU fiscal rules with a focus on the six and two-pack legislation, août 2019, page 89.
([26]) Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, à la Banque centrale européenne, au Comité économique et social européen et au comité des régions, Réexamen de la gouvernance économique (COM[2020] 55 final), 5 février 2020, page 11.
([27]) Dette publique : un changement de paradigme, et après ?, OFCE policy brief n° 92, 6 octobre 2021, page 8.
([28]) Voir les propositions de l’Institut Rousseau pour financer une politique ambitieuse de reconstruction écologique : https://www.institut-rousseau.fr/comment-financer-une-politique-ambitieuse-de-reconstruction-ecologique/
([29]) Voir le rapport Biodiversité et changement climatique du GIEC et de la plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) : https://ipbes.net/events/launch-ipbes-ipcc-co-sponsored-workshop-report-biodiversity-and-climate-change
([31]) https://alaingrandjean.fr/2021/09/03/programme-action-climat-presidentielles-2022/
([32]) Zsolt Darvas et Guntram Wolff, op.cit.
([33]) Pacte du pouvoir de vivre, 90 propositions pour le pouvoir de vivre, 5 novembre 2021, page 38,
([36]) Comité économique et social européen, Repenser le cadre budgétaire de l’Union européenne pour une reprise durable et une transition juste, Avis d’initiative ECO/553, rapporteure Mme Dominika Biegon, 20 octobre 2021.
([37]) Résolution européenne relative à la juste appréciation des efforts faits en matière de défense et d’investissements publics dans le calcul des déficits publics, 8 juin 2015.
([38]) Zsolt Darvas, Philippe Martin et Xavier Ragot, op. cit., page 9.
([39]) Commission staff working document, Guidance to member states recovery and resilience plans (SWD[2021] 12 final), 22 janvier 2021.
([40]) Annexe VI du règlement (UE) 2021/241 du Parlement européen et du Conseil du 12 février 2021 établissant la facilité pour la reprise et la résilience.
([41]) Communication de la Commission, Orientations techniques sur l’application du principe consistant « à ne pas causer de préjudice important » au titre du règlement établissant une facilité pour la reprise et la résilience, Journal officiel de l’Union européenne du 18 février 2021.
([42]) Règlement (UE) 2020/852 du Parlement européen et du Conseil du 18 juin 2020 sur l’établissement d’un cadre visant à favoriser les investissements durables et modifiant le règlement (UE) 2019/2088.