C’est le dix-neuvième 49.3. Nous montons à la tribune pour la dix-neuvième fois pour censurer votre gouvernement, madame la Première ministre. Et pourtant, nous ne sommes pas blasés. Nous ne tombons pas dans le piège de l’indifférence, par respect pour le mandat qui nous a été confié. Ce serait une faute politique majeure que de considérer ce 49.3 comme une simple ritournelle.
Je ne doute pas, madame la Première ministre, de votre engagement politique, même s’il n’a pas les mêmes origines ni la même ambition que le mien. Je me demande alors comment, vous-même, vous appréhendez votre geste politique. Je n’ose penser que, pour vous-même, l’usage répété du 49.3 soit devenu anodin. Il est une manière trop facile de clore le débat. On nous rétorquera que le 49.3 est certes désagréable, brutal, mais qu’il est un outil constitutionnel mis à la disposition du Gouvernement. On nous dira aussi que cette motion de censure est somme toute banale, puisque naturellement « provoquée » par ce 49.3, que l’opposition s’en saisit car c’est la règle du jeu, d’’un jeu déjà fait, déjà joué, mais qui offre un dernier temps de parole aux députés de l’opposition.
Mais non, jamais un 49.3 ni une motion de censure ne seront une banalité dans notre vie démocratique.
Certes, les parlementaires peuvent discourir pour défendre la motion de censure, mais à la fin de toutes ces allocutions, la Première ministre sortira de l’hémicycle comme elle y est entrée, sûre de son fait, et ces mêmes députés retourneront à leurs affaires. Comment ne pas voir qu’avec ce dix-neuvième 49.3, vous signez ici le renoncement à la vie politique, qui est précisément le lieu du débat et de la contradiction, et par là-même un lieu mouvant, fluctuant et donc source d’intranquillité pour un gouvernement qui, comme le vôtre, n’a pas de franche majorité ?
Tout cela s’entend, mais à trop s’y habituer, on oublie de penser, on s’interdit d’analyser la portée politique, et même novatrice, de votre geste. Car votre salve de 49.3 n’est pas seulement surprenante par sa systématicité ; elle l’est aussi par ses motivations. En effet, vous n’utilisez pas le 49.3 pour cimenter une majorité qui se délite, comme ce fut le cas en 1961 pour le gouvernement Debré, qui voulait créer une force de frappe. Il ne s’agit pas davantage de mettre un terme à des dissensions au sein d’une coalition de gouvernement, comme ce fut le cas durant les années Rocard, ou à une fronde interne à un parti majoritaire, comme celle à laquelle se heurta le ministre Macron en 2015, au moment de l’examen de sa loi pour la croissance.
Vos 49.3 à répétition renouent en réalité avec les ambitions qui ont fait naître cette disposition dans la Constitution de la Ve République, quand au lendemain de la guerre d’Indochine et de la guerre d’Algérie, le général de Gaulle a ressenti le besoin de contraindre le Parlement, de le « rationaliser » par peur que les débats parlementaires ne prennent trop de place. Je serais curieux de savoir ce que votre ministre chargé du renouveau démocratique pense de ce retour en arrière.
Le « renouveau démocratique » n’est-il donc que la réactivation de la peur de l’opposition et de la liberté d’expression des parlementaires ? Et de quoi donc votre peur du débat parlementaire se nourrit-elle, madame la Première ministre, si ce n’est que vous savez pertinemment que votre pouvoir est d’une extrême fragilité ?
L’usage à répétition de ces 49.3 ne vous donne donc qu’un semblant de majorité, tout temporaire. Vous le savez : votre répit est éphémère, il ne dure que le temps où vous montez à cette tribune pour engager la responsabilité de votre gouvernement. Tout le reste du temps, sur tous les autres textes soumis à ce Parlement, vous vivez dans l’inquiétude d’échouer à convaincre, vous êtes dans la peur que les voix adverses, qui sont pourtant l’écho du peuple, soient plus convaincantes que la vôtre. Vous êtes même incertaine de garder auprès de vous une majorité condamnée à n’être que relative.
Le 49.3, dans l’usage systématique que vous en faites, n’est plus seulement une disposition de dernier recours. Il est devenu votre seule possibilité de gouverner. C’est pourquoi vous en faites un usage à la limite de la constitutionnalité, car contraire à la volonté du constituant. En 2008, ce dernier a voulu réduire l’usage du 49.3 à un seul texte par session parlementaire, hormis les textes budgétaires, précisément pour préserver l’équilibre démocratique et le débat parlementaire. Mais vous rusez pour contourner cette restriction, par exemple lorsque vous introduisez dans un texte budgétaire une réforme des retraites très majoritairement rejetée par le peuple et l’ensemble des oppositions dans cet hémicycle, pour passer outre le vote des parlementaires et pouvoir l’imposer par le 49.3.
Sans doute pensez-vous aussi réussir à décourager les parlementaires d’user de leur droit de délibérer et d’amender, quand vous annoncez, avant même le début des débats budgétaires, que vous aurez recours au 49.3 ? Peut-être pensez-vous réussir à instiller dans les consciences de nos concitoyens que le Parlement ne sert à rien ? Mais, voyez-vous, les Françaises et les Français ont su montrer leur résistance et leur envie de peser dans les débats politiques à chacune de vos réformes contraires à l’intérêt général. Ce fut le cas pour les retraites ; c’est le cas quand vous demeurez obstinément sourds à leurs revendications, à l’instar de celles sur les salaires.
Vous pouvez vous dispenser de débattre sur les hôpitaux publics et l’accès aux soins, il n’en demeure pas moins que la mobilisation des soignants ne faiblit pas. Et, voyez-vous, nous, parlementaires, avons amendé et débattu, ici et dans nos circonscriptions : nous résistons !
Gouverner demande une majorité, c’est vrai. Mais celle-ci n’a de panache intellectuel et politique que si elle est conquise. Votre ruse et vos passages en force sont contraires à l’esprit de cette assemblée, qui existe afin que débattre, proposer et argumenter demeure le cœur du combat politique pour que vive notre démocratie. Ce combat, je redoute que vous l’ayez abandonné.
Pour justifier ses fonctions de ministre chargé du renouveau démocratique, Olivier Véran avait déclaré, il y a un an, que la crise démocratique était semblable à la crise climatique : « la maison brûle et nous regardons ailleurs », avait-il dit. En montant à la tribune aujourd’hui pour défendre, pour la dix-neuvième fois, une motion de censure contre votre gouvernement et la voter, les députés communistes et ultramarins du groupe de la Gauche démocrate et républicaine-NUPES refusent résolument de détourner le regard : notre démocratie est en feu, et ce sont ses pyromanes que nous regardons bien en face.
(Applaudissements sur les bancs des groupes GDR-NUPES, LFI-NUPES, SOC et Écolo-NUPES.)