Le fonctionnement de la justice pendant la crise du covid-19 a fait l’objet de nombreuses critiques.
Même en période de crise, surtout en période de crise, il appartient à l’État d’assurer la continuité du service public de la justice. Cette obligation est consubstantielle à l’État de droit et au respect des principes les plus fondamentaux du bloc constitutionnel. C’est précisément à l’aune de cette exigence qu’il convient aujourd’hui d’apprécier le fonctionnement de la justice pendant la crise.
Dès le 16 mars, en l’absence de moyens de protection, vous avez annoncé, madame la garde des sceaux, la fermeture de tous les tribunaux en France sauf pour les contentieux essentiels. Dans ce cadre, le télétravail a été généralisé. De nombreux problèmes informatiques et technologiques ont alors été signalés. Les personnels de greffe n’ont pas été dotés de moyens suffisants pour télétravailler, tandis que l’ensemble des professionnels de justice – dont les magistrats – n’ont pu avoir accès à distance à leur environnement informatique habituel ni échanger par la voie dématérialisée des pièces volumineuses.
Cette période de crise a ainsi mis en exergue l’indigence du ministère de la justice, en particulier son sous-équipement structurel en nouvelles technologies, alors même que vous n’avez cessé de vanter votre plan de transformation numérique 2018-2022 en cours d’exécution, avec l’objectif de dématérialisation intégrale des chaînes civile et pénale. Les tribunaux ont ainsi suspendu une partie importante de leurs fonctions.
Plusieurs ordonnances ont été prises pour modifier les procédures judiciaires, pénales et administratives ainsi que l’accès au droit, dont certaines ont été remises en cause par la Cour de cassation. Je pense par exemple à la prolongation de plein droit de la détention provisoire, que l’article 16 de l’ordonnance du 25 mars autorisait sans intervention du juge judiciaire.
Si la majorité du contentieux civil a été abandonnée durant cette période, la partie du contentieux pénal maintenue a été profondément affaiblie et les garanties accordées aux justiciables dégradées : juge unique, audiences en visioconférence voire par téléphone, procédures sans audience et jugement en l’absence des prévenus ou retenus faute d’extraction, publicité restreinte voire supprimée… En outre, chaque juridiction a eu à déterminer, en fonction de ses moyens, la liste des contentieux essentiels dont le traitement devait être poursuivi pendant la crise sanitaire, avec des injonctions parfois paradoxales de la Chancellerie, m’a-t-on dit, et sur la base d’un périmètre simplement indicatif.
Cette gestion de crise, différente d’une juridiction à une autre, a amplifié les disparités territoriales déjà existantes et remis en cause l’équité territoriale entre les tribunaux judiciaires. Un collectif d’avocats a souligné à cet égard qu’« en refusant de prendre un plan national de continuation et maintenant de reprise d’activité », le ministère avait « régionalisé la justice, créant de graves disparités et une rupture d’égalité sans précédent entre citoyens ». En effet, l’appréciation du caractère d’urgence d’un dossier, de la mise en œuvre d’une visioconférence ou d’une mise en délibéré sans audience a varié selon les juges de permanence ou selon les consignes des présidents de chambre et de tribunal. D’un barreau à l’autre également, les avocats ont été plus ou moins confrontés à des difficultés s’agissant des désignations pour assister les gardés à vues ou les prévenus en comparution immédiate.
Quant au déconfinement, le 11 mai, il a dû être mis en œuvre en appliquant des consignes annoncées seulement quatre jours avant.
Aujourd’hui, le recours aux modes simplifiés, dématérialisés ou dégradés de jugement doit cesser au plus vite. Plusieurs acteurs de la justice ont exprimé des craintes à ce sujet, face à une justice confrontée à un engorgement historique et à des délais de jugement intenables. Il n’est pas acceptable que les procédures exceptionnelles mises en œuvre par voie d’ordonnances, telles que les visioconférences ou les procédures sans audience, perdurent pour satisfaire des logiques gestionnaires ou des objectifs de diminution des stocks. Le respect des garanties de la procédure doit prévaloir dans l’intérêt du justiciable. Aussi la vie judiciaire doit-elle reprendre, avec des moyens importants permettant d’assurer le fonctionnement convenable d’une justice humaine et protectrice des libertés et des droits.
L’intérêt du justiciable comme l’intérêt général imposent aujourd’hui, plus que jamais, un véritable plan Marshall pour la justice en termes de moyens humains et matériels – mes collègues Hubert Wulfranc et Alain Bruneel m’ont d’ailleurs fait remarquer que j’aurais mieux fait de parler de Gosplan. (Rires. – Applaudissements sur les bancs des groupes GDR et FI.)