Nous voici à quelques heures du 1er mai, fête des travailleurs et des travailleuses, fête revendicative qui a d’abord grandi autour de la réglementation du temps de travail et notamment la journée de huit heures. Nous avons fêté la semaine dernière le centième anniversaire de cette grande victoire sociale acquise de haute lutte, dans le sang même, et face à la répression. Nous vivrons demain la centième édition du 1er mai comme jour chômé payé, et nous en profiterons pour souffler les cent bougies de l’Organisation internationale du travail, l’OIT.
Au sortir de la boucherie de la Première Guerre mondiale, venue entraver les conquêtes du mouvement ouvrier, mais n’ayant pas éteint son espoir, tandis que les jeunes travailleurs avaient péri en masse sur le front et que les femmes avaient pris une place nouvelle dans le travail salarié, ces décisions s’imposaient. C’était le sens de l’histoire. Mais il avait fallu de gigantesques batailles pour y parvenir.
Alors, ce soir, je me souviens. Je sais qu’un siècle a passé, et pourtant, dans cette société profondément transformée, des constantes apparaissent. La bataille du progrès social, la bataille du monde du travail face à la domination du camp du capital, requiert toujours des mobilisations puissantes. Car après le temps des victoires, il y a eu le temps des reculs, le temps des reflux ; et nous voici aujourd’hui effarés d’entendre à nouveau cette vieille rengaine de l’augmentation du temps de travail, qu’est venue servir cette batterie d’ordonnances.
Alors, ce soir, je pense à tous ceux et celles qui, comme tant d’autres avant eux, manifesteront demain dans les villes de notre pays et partout dans le monde. Ils ne le feront pas par folklore, mais avec jusque dans leurs têtes ce parfum de muguet et de liberté. Ils le feront pour résister, mais aussi pour porter leurs rêves en place publique.
Vous avez attaqué le code du travail à la hache. Vous avez affaibli l’ensemble des normes, les soumettant à la discussion et donc à la remise en cause. Vous avez donc ouvert les vannes au dumping social, vous l’avez débridé au sein même de notre pays. Vous pensez finalement que la meilleure norme est celle qui s’écrit au fil de l’eau, et que moins la puissance publique, par le biais de la loi, se mêle de fixer le cadre, plus on se rapproche du meilleur des mondes.
Depuis le 16 septembre 2018, voici dix-huit mois maintenant, nous travaillons sous le régime de vos ordonnances, madame la ministre du travail. Avec ces ordonnances, vous affichiez l’intention bon enfant de renforcer le dialogue social. Ce fut le premier geste de votre majorité, notre premier grand coup de colère aussi : l’entrée en matière du quinquennat était une attaque frontale contre le code du travail, et vous agissiez en court-circuitant l’Assemblée nationale qui venait d’être élue et l’ensemble du Parlement.
Comment ne pas y voir la marque de fabrique d’une politique qui a mis le pays sens dessus dessous ? Comment ne pas y voir le sceau d’une politique menée en faveur des puissants en affaiblissant la loi ? Comment ne pas y voir l’illustration d’une lutte de classe menée avec constance au détriment des salariés et de leurs conditions de travail ? On vous a bien entendue, madame la ministre, expliquer que la liberté du plus fort protège tous ceux qui lui sont liés, de même que sa gourmandise leur profiterait... On vous a bien entendue promettre que faciliter les licenciements ferait baisser le chômage. On vous a bien entendue prétendre que diminuer le nombre de représentants du personnel et contourner les organisations syndicales permettrait d’améliorer le dialogue social. On vous a bien entendue dire que la santé au travail ne pâtirait pas de la suppression d’une instance autonome dédiée, les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail – CHSCT. On vous a bien entendue prétendre que certes vous « libériez » – ou plutôt que vous libéralisiez – mais qu’ensuite on vous verrait protéger. Mais nous n’avons rien vu venir.
La vérité est donc devant nous, nue et crue. Vous avez attaqué le code du travail à la hache. Vous avez affaibli l’ensemble des normes, les soumettant à la discussion et donc à la remise en cause. Vous avez donc ouvert les vannes au dumping social, vous l’avez débridé au sein même de notre pays. Vous pensez finalement que la meilleure norme est celle qui s’écrit au fil de l’eau, et que moins la puissance publique, par le biais de la loi, se mêle de fixer le cadre, plus on se rapproche du meilleur des mondes.
Nous sommes donc curieux d’entendre le bilan que vous dressez de ces choix, dix-huit mois plus tard – curieux, mais sans illusions, car la capacité de remise en cause dont a fait preuve le Président de la République voici quelques jours nous semble fixer pour le coup un cadre très limité au Gouvernement en la matière.
Quels constats peut-on faire ?
Le chômage n’a pas amorcé de baisse significative, ni la précarité cessé de croître. Le travail ne se porte pas mieux. Le mal-travail, la souffrance au travail, l’exposition aux risques, la pénibilité sont loin de reculer. Les salaires et le pouvoir d’achat des salariés ne voient pas d’amélioration se profiler et vos tours de passe-passe dégradant le salaire brut et la protection sociale ne font que noircir le tableau. Le dialogue social n’a pas connu le gain de qualité promis, à moins qu’on ne le juge aux régressions enregistrées, parfois consenties dans un rapport de force compliqué et des relations asymétriques. En revanche, les droits des salariés et leurs conditions de travail, comme leur place dans les décisions des entreprises, deviennent de plus en plus inégaux d’une entreprise à l’autre et d’une branche à l’autre ; ils connaissent de nouveaux reculs.
Prenons ces ordonnances une à une.
La première ordonnance visait à renforcer la négociation collective. En réalité, il s’agissait de donner la primauté, dans un grand nombre de domaines, à la négociation d’entreprise puis à la négociation de branche, et d’affaiblir d’un côté le champ de la norme législative et de l’autre côté celui du contrat de travail. Un nombre modeste d’accords ont été conclus dans les TPE-PME. On aimerait avoir des éléments qualitatifs pour en juger, mais ces modifications générales des contrats de travail se sont-elles faites sans recul pour les salariés concernés ? Ce que vous appelez du grain à moudre, ce sont en réalité des droits et des conditions de travail et de rémunération à concasser.
Pour ce qui concerne les accords de branche, une seule s’est saisie des nouvelles dispositions, et pour accentuer la précarisation dans son secteur.
La deuxième ordonnance visait à réorganiser les instances représentatives du personnel et, prétendument, à favoriser l’exercice des activités syndicales. Résultat : 24 000 mandats ont été pourvus contre 36 000 précédemment, soit une diminution d’un tiers. Selon les estimations de France Stratégie, la réduction va, selon les entreprises, de 30 à 50 %. On constate un éloignement et un resserrement, critiqués par les organisations syndicales. Le conseil d’entreprise, allant plus loin encore, n’a pas séduit. La suppression des CHSCT débouche de fait sur une diminution des moyens disponibles en faveur de la santé, de la sécurité et des conditions de travail. Nous risquons d’en payer le prix fort.
La troisième ordonnance voulait sécuriser les relations de travail. On constate une nouvelle baisse significative des contentieux devant les prud’hommes, ce qui n’est pas le signe d’une amélioration, mais d’un non-recours à la justice plus élevé et donc d’une plus grande difficulté à faire valoir ses droits. Il y a aujourd’hui une révolte des conseils de prud’hommes qui se réfèrent aux textes de l’OIT pour remettre en cause la barémisation des licenciements abusifs et illégaux.
Vous devez entendre cette protestation qui naît de l’examen concret des cas, et de l’expertise des prud’hommes.
La fuite en avant libérale dans laquelle vous précipitez le pays est dangereuse, et à bien des égards insupportable.
Vous avez facilité les licenciements économiques, et les licenciements tout court. Vous avez mis en place la rupture conventionnelle collective, contournement organisé des plans sociaux et des obligations qu’ils imposent aux entreprises à l’égard des salariés. Soixante-six entreprises y ont eu recours, dont de grandes enseignes, parmi lesquelles des banques et des firmes des secteurs de l’automobile ou de l’informatique.
La dernière ordonnance revient sur la reconnaissance de la pénibilité, un des rares aspects positifs de la loi travail, en simplifiant les obligations des entreprises. Le risque chimique notamment en a fait les frais ; nous avions gagné un rapport sur le sujet, qui vous a été remis par le professeur Frimat. Mais il est resté pour l’heure lettre morte.
Après cela, on peut toujours vanter la valeur travail. Nul ne doute de la valeur du travail. Madame la ministre, vous avez même affirmé cet après-midi, une fois n’est pas coutume, que la richesse d’une nation venait du volume de travail. Encore faudrait-il tirer toutes les conséquences de cette maxime, reconnaître le travail et le soigner comme il le mérite.
Votre démarche est sans ambiguïté : vous voulez abaisser la rémunération du travail, augmenter le temps de travail, précariser les salariés pour faciliter la vie des employeurs, mobiliser la force de travail sans être trop tatillon sur les conséquences humaines, affaiblir les forces syndicales des salariés, encourager le dumping social, exonérer les entreprises – et notamment les plus grandes – de leurs responsabilités dans la bataille du pouvoir d’achat en leur épargnant de toucher aux dividendes et à la répartition de la valeur. Avec de tels attendus, on ne peut pas obtenir de bons résultats.
La fuite en avant libérale dans laquelle vous précipitez le pays est dangereuse, et à bien des égards insupportable. Nous sommes là au cœur de la question sociale, qui est au centre du débat et des mobilisations dans notre pays.
C’est pourquoi nous vous demandons de regarder en face ces ordonnances et leurs résultats. Votre responsabilité politique est d’entendre cette protestation profonde, qui demain encore résonnera le 1er mai pour appeler d’autres dynamiques sociales, une autre conception du travail, le respect de la dignité des femmes et des hommes qui font la richesse et qui veulent la partager.
Et si vous tendez un peu l’oreille, vous entendrez résonner ce vieux poème de Jacques Charpentreau :
« De notre peine est fait le monde,
De nos mains nous l’avons construit,
C’est par nous que la forge gronde,
Que le bois chante et l’acier luit.
Il reste tant et tant à faire
Mais nous ferons jaillir demain
Travailleurs, mes amis, mes frères,
Un monde nouveau de nos mains. »
Ce poème, et quelques autres, mais aussi des mots plus contemporains, sauront peut-être vous rappeler l’urgence d’œuvrer à la justice. (Applaudissements sur les bancs des groupes SOC et FI.)