RAPPORTEUR
Ce geste par lequel nous nous assurons mutuellement des droits tout au long de l’existence, face aux aléas de la vie. Ce geste par lequel on se soigne, on goûte à la retraite, on affronte un accident du travail ou une maladie professionnelle, on subvient à l’éducation des enfants. « Ce qu’elle donne aux Français ne résulte pas de la compassion ou de la charité, elle est un droit profond de la personne humaine. » Voilà ce qu’Ambroise Croizat disait de la sécu, comme on l’appelle par son petit nom, parce qu’elle nous est familière, parce qu’elle nous appartient, parce qu’elle est notre bien commun. Et pourtant, elle ne figure que dans un recoin de notre loi fondamentale, comme par raccroc, et elle n’y figure que pour ce qu’elle coûte, dans la description de la tuyauterie des lois de financement. Où est le sens, où sont les principes, où est l’ambition ?
Cette anomalie nous a sauté aux yeux lors d’une tentative de remplacer l’expression « sécurité sociale » par « protection sociale » il n’y a pas longtemps. La sécurité sociale n’est-elle pas, depuis la Libération, une institution fondamentale de la République, une traduction essentielle de la république sociale ? Il ne surprendra personne que nous souhaitions la protéger et même la proclamer, non pas au nom du passé, mais au nom de l’avenir. (Applaudissements sur les bancs du groupe GDR-NUPES. – M. Benjamin Lucas-Lundy applaudit également.)
Comment est-il possible que la sécurité sociale ne soit pas reconnue dans la Constitution comme une institution fondamentale ? Comment se fait-il que ses ambitions et ses principes n’y soient pas énoncés ? Pourquoi ne pas le faire aujourd’hui ? Qu’on me donne un seul argument valable contre cette proposition.
Toutes les fleurs ne sont pas sans épines, mais tout le monde ou presque ne parle de la sécurité sociale qu’avec des fleurs à la bouche. Même quand il s’agit de la raboter, en rognant les droits et les vies, les fleurs demeurent dans les discours. Si les mots sont sincères, alors il faut placer la sécurité sociale à sa juste place dans la Constitution, où elle occupe, au moment où je vous parle, une place inversement proportionnelle à son rôle. Elle est plus qu’une simple politique publique, elle est une institution structurante.
La rédaction de la proposition de loi constitutionnelle est simple et directe. Elle préserve les prérogatives du législateur et la marge d’interprétation du juge, mais elle leur donne une indication nouvelle. L’élévation de la protection de la sécurité sociale au niveau constitutionnel aura des effets concrets dans l’interprétation du droit. Elle figurera dans l’identité constitutionnelle de la France, au cas où notre modèle social serait mis en cause.
Nous avons vu avec quelle brutalité le Rassemblement national considère la sécurité sociale, cherchant à la torpiller en la privant de ressources et à la plier au principe antirépublicain de la préférence nationale. (Applaudissements sur les bancs du groupe GDR-NUPES.)
S’il y a des projets dans les tiroirs que notre initiative viendrait contrarier, c’est le moment de le dire ! Il est vrai que certaines réformes, notamment celle des modes de scrutin, faites isolément, auraient des effets problématiques, mais il y a eu récemment quatre ou cinq projets de modification de la Constitution et l’argument selon lequel il ne faudrait la réviser que dans le cadre d’une révision générale est faible, cette perspective demeurant nébuleuse. Et c’est un partisan de la VIe République qui vous le dit.
La proposition de loi constitutionnelle vise à insérer un nouvel article après l’article 1er de la Constitution pour renforcer la notion de république sociale, dont la base juridique doit être consolidée. Contrairement à la position croissante du Conseil constitutionnel dans sa jurisprudence, la solidarité ne se limite pas au soutien des plus défavorisés. En la reconnaissant comme institution de rang constitutionnel, nous énonçons ses principes fondateurs et rappelons le préambule de la Constitution de 1946, qui n’évoque pas la sécurité sociale à proprement parler : « La Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement. Elle garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence. » Nous faisons ici œuvre de couture, de soudure. Nous affirmons le lien et la continuité.
Si la sécurité sociale s’est imposée, dans une bataille qui n’a jamais vraiment cessé, c’est parce que, face au drame incommensurable de l’occupation nazie et de la collaboration, face au danger fasciste, il fallait un antidote à la hauteur. Il fallait renouer avec l’espoir fondamental de la Révolution française. Il fallait un grand geste d’émancipation partagée, un grand geste d’affirmation de la dignité humaine. Il se dit en peu de mots, ce grand geste : « De chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins ». Les adversaires de la sécurité sociale l’affirment parfois pour la discréditer : il y a quelque chose du communisme dans la sécurité sociale.
Mais je ne m’arroge pas sa propriété : elle est le patrimoine commun de notre peuple, inscrite dans ce que le général de Gaulle nommait « une démocratie sociale [...] garantissant la dignité et la sécurité de tous ». Elle « doit appartenir à tous les Français et toutes les Françaises, sans considération politique, philosophique ou religieuse », disait Ambroise Croizat.
Pour nous, il est urgent de lui donner un nouvel élan, pour mieux répondre aux besoins et décourager les appétits financiers qui sont toujours là. Il n’y a rien à privatiser dans la sécu. Le fait que des centaines de milliards d’euros de richesses produites par le travail soient socialisées, mutualisées, protégées de la cupidité du marché et rendues directement et socialement utiles, est difficile à supporter pour certains depuis le début.
C’est aussi pour cela qu’on nous serine que la sécurité sociale coûte trop cher, que nos droits, nos vies coûtent trop cher, et qu’il faut s’en remettre au chacun pour soi. La Cour des comptes ne vient-elle pas de le faire en s’attaquant aux arrêts maladie ? La sécurité sociale ne doit pas être réduite à une bouée de secours. Nous combattons la remise en cause incessante de la cotisation comme mode de financement. La cotisation est la concrétisation du principe fondateur, vecteur de la solidarité mutuelle, dont vous avez sans doute perçu ce que Bernard Friot appelle « la dimension subversive » du salaire continué.
Nous discutons le mouvement d’étatisation engagé depuis 1995. L’une des intuitions fortes de la Libération a été de confier la gestion de la sécurité sociale aux travailleurs et travailleuses et nous pensons qu’il faut engager un mouvement de démocratisation, de réappropriation sociale et citoyenne de cette gestion par les assurés. Il faut lui permettre de mieux répondre aux défis contemporains. (Applaudissements sur les bancs du groupe GDR-NUPES. – Mme Raquel Garrido et M. Benjamin Lucas-Lundy applaudissent également.)
Pour l’heure, ce que nous mettons sur la table, c’est simplement l’inscription de la sécurité sociale dans la Constitution. Notre proposition de loi constitutionnelle ne change pas le droit existant. Elle le protège et le renforce. Elle peut nous rassembler, dans ce moment de crise sociale et sanitaire qui dure, alors que notre peuple est fracturé et travaillé par les monstres du clair-obscur. Elle éclairera les débats sur les évolutions à venir et donnera à la sécurité sociale une existence qui ne dépend pas du bon vouloir du Parlement. Elle peut envoyer un signal retentissant.
Hier, dans une tribune publiée par Mediapart, Sophie Binet, Marylise Léon, Laurent Escure et Benoît Teste ont affiché, au nom de leurs organisations syndicales, leur soutien à cette constitutionnalisation (Applaudissements sur les bancs des groupes GDR-NUPES, LFI-NUPES et Écolo-NUPES) et appelé notre assemblée à « saisir cette occasion pour ouvrir un grand débat sur l’avenir de la sécurité sociale dans le pays ».
L’adoption de cette proposition de loi constitutionnelle serait un geste utile et historique pour l’avenir, pour continuer à inventer la sécurité sociale dont nous avons besoin. L’année prochaine, nous célébrerons son 80e anniversaire : nous pourrions le faire de façon concrète, en matérialisant notre attachement commun, en la confortant, en la consolidant. Imaginez ce grand moment d’unité populaire, ce grand geste politique que nous pourrions accomplir !
Pourquoi la sécurité sociale n’est-elle pas inscrite dans la Constitution ? Nul ne pense ici que cela réglerait tous les problèmes. Qu’on ne se méprenne pas, nous sommes vaccinés contre l’idée d’une institution froide, de papier, d’une idée qui se contenterait d’une existence juridique. Nous savons trop bien que la sécurité sociale est le résultat d’un rapport de forces social et politique. « Rien ne pourra se faire sans vous », s’exclamait Ambroise Croizat le 12 mai 1946. « La sécurité sociale n’est pas qu’une affaire de lois et de décrets. Elle implique une action concrète sur le terrain, dans la cité, dans l’entreprise. Elle réclame vos mains… », disait-il. Voici mes mains de parlementaire, nos mains, qui n’y suffiront pas, mais qui peuvent être utiles pour donner à la sécurité sociale une meilleure protection et une meilleure reconnaissance, pour créer des conditions plus favorables pour l’avenir. Vive la sécurité sociale ! (Applaudissements sur les bancs des groupes GDR-NUPES, LFI-NUPES, SOC et Écolo-NUPES.)