Alors que les débats, les propositions de loi et les rapports se succèdent pour dénoncer la fameuse fraude sociale, particulièrement la fraude aux prestations sociales, il est bien dommage que jamais cette expression et son usage ne soient remis en cause. Force est de constater que les discours politiques, particulièrement ceux des droites et du Rassemblement national, et les différents gouvernements d’Emmanuel Macron se concentrent très largement sur la fraude aux prestations sociales, beaucoup moins sur la fraude aux cotisations sociales des employeurs ou sur le travail dissimulé, et encore moins sur la fraude fiscale.
Soyons clairs : toute fraude mérite d’être sanctionnée. Mais, en l’occurrence, les politiques de droite et d’extrême droite mettent en avant la fraude aux prestations sociales tout en jetant délibérément, dans le même temps, un manteau d’invisibilité sur la fraude fiscale ; cette obsession ne relève pas d’une intention louable. En effet, contrairement à ce que ces politiques prétendent, ce n’est pas la fraude aux prestations sociales qui grève les ressources de notre protection sociale. Les chiffres sont implacables : même si cette fraude existe – vous l’avez démontré, et je ne conteste pas vos démonstrations –, elle est nettement moins importante en proportion et en volume numéraire, donc du point de vue de l’enjeu financier, que les fraudes aux cotisations sociales, sans parler de la fraude fiscale et des différentes formes d’évasion fiscale. Ainsi, la fraude fiscale est régulièrement estimée entre 80 et 100 milliards d’euros ; celle aux cotisations sociales des employeurs, à 7,5 milliards ; celle aux prestations sociales, à 4 milliards à peine.
On peut donc légitimement se demander pourquoi ces politiques de droite et d’extrême droite ne déploient pas la même énergie à traquer la fraude fiscale. D’autant plus si, comme vous le soulignez dans la note que vous nous soumettez, l’enjeu est non seulement de rendre des ressources à notre système de protection sociale, mais aussi de rassurer nos concitoyens quant à « l’équité » de notre système de solidarité. Votre très grande tolérance à l’égard de la fraude fiscale, voilà une chose qui, sans aucun doute, « entame la confiance de nos concitoyens ».
Qui plus est, votre obsession pour la fraude aux prestations sociales et votre construction d’une société où certains de nos concitoyens abuseraient de la solidarité nourrissent une forme de défiance à l’égard de notre système de protection sociale, en attisant le rejet social et la discrimination. En effet, l’obsession pour la fraude aux prestations sociales n’est pas tant une obsession à l’égard du manque à gagner pour les finances publiques – certes réel mais minime, comme je l’ai montré. En réalité, ce que vise votre discours, sous couvert de rendre justice, ce sont des types de prestations et, par leur intermédiaire, des types de populations.
Votre obsession pour la fraude sociale exprime, en réalité, une obsession dirigée contre certains dispositifs spécifiques, au premier rang desquels le revenu de solidarité active et, en matière de santé, l’aide médicale de l’État (AME). C’est donc un discours constamment braqué contre les populations les plus précaires. Comme l’a bien documenté le sociologue Vincent Dubois, le fraudeur devient alors une « métonymie d’un problème plus large : l’immigré qui vient abuser des aides, ou le "mauvais pauvre" qui triche avec le système. C’est aussi une manière indirecte de dénoncer l’État social lui-même : s’il y a des tricheurs, c’est que l’État social est mal organisé et que les prestations sont […] "fraudogènes". »
Dès lors, il n’y a plus qu’un pas à franchir pour conditionner le RSA à des heures de travail gratuites ou pour permettre à des organismes publics à créer des algorithmes attribuant aux allocataires un « score de risque », ce qui revient à ériger le préjugé discriminant en force de loi. La pauvreté, le chômage, le fait de subir les inégalités des chances deviennent des tares, des fautes individuelles face auxquelles vous appelez à la mobilisation générale. Pour les députés communistes et des territoires dits d’outre-mer, la mobilisation politique doit être dirigée, bien différemment, vers le renforcement du modèle social, vers l’unité sociale, vers la lutte contre toute forme de discrimination et contre les terribles a priori sur les classes populaires.
La protection sociale est d’abord un système de droits, et il est de la responsabilité de l’État d’assurer l’égal accès de tous à ces droits, à commencer, dans nos territoires, par le droit à pouvoir se soigner. Dans ce cadre, la mobilisation politique doit être notamment et prioritairement de lutter contre le non-recours, en réhabilitant nos services publics. Ce n’est que dans un système de droits garantis, et à la condition qu’elle ne soit pas utilisée comme une arme de discrimination et de contrôle social, que la lutte contre la fraude aux prestations sociales peut être légitime. C’est bien dans ce sens que vous l’entendez dans votre note, mais il faut tenir compte de tout le reste, comme je l’ai expliqué.
Discussions générales
Lutte contre les fraudes aux prestations sociales
Publié le 25 mars 2025
Jean-Paul
Lecoq
Député
de
Seine-Maritime (8ème circonscription)