La parole est à M. Nicolas Sansu, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République.
Notre assemblée est saisie ce soir de la proposition de loi encadrant le recours aux cabinets de conseil privés dans la conduite des politiques publiques. Il était temps, alors même que nos concitoyens doutent – c’est un euphémisme – de notre capacité collective à assurer et à assumer la transparence et des règles déontologiques plus fortes, dans tous les domaines de la vie publique. Il était temps, alors que la parole politique se voit ébranlée par des lames de fond que le pouvoir néglige, voire méprise.
Cette proposition de loi sénatoriale ne vient pas de nulle part, madame la ministre. De nombreux travaux parlementaires ont eu lieu dès 2014. La Cour des comptes s’est saisie et a été saisie par les citoyens de ce sujet. Plusieurs ouvrages, grâce à des enquêtes fouillées, ont exposé sans concession les dérives des interventions du conseil privé pour le compte des États, voire des mélanges qui confinent parfois à une forme de consanguinité. C’est tout cela que le travail remarquable de nos collègues sénateurs Éliane Assassi et Arnaud Bazin a mis en lumière. Il y a là des pratiques non seulement inacceptables, mais dangereuses pour notre démocratie et notre République.
Comment ne pas rappeler ce fameux rapport, payé 500 000 euros à McKinsey, sur un colloque qui ne s’est jamais tenu consacré à l’avenir des professeurs au XXIe siècle ? Ou bien la mise à disposition pour quarante-cinq jours d’un agent de liaison du même cabinet McKinsey, moyennant 169 000 euros, pour éviter les frictions entre le ministère de la santé et Santé publique France, dont la direction alerte et crise est pourtant censée remplir cette mission ?
Au-delà de ces exemples emblématiques, qui font pour certains l’objet d’une saisine du parquet national financier, ce qui pose problème, c’est que cette pratique fait système ; c’est que ce recours obéissait à une dynamique incontrôlée ; c’est qu’il s’agit d’une véritable addiction.
En fait, nous sommes devant une alternative : soit l’on pense, ce qui est mon cas, qu’il faut redonner à la fonction publique les moyens d’exercer toutes ses missions, soit l’on pense, comme le Président de la République et sa majorité, que le privé est toujours plus efficace et plus efficient – le recours aux cabinets de conseil devenant par conséquent une habitude de la start-up nation –, alors même que la commission d’enquête du Sénat a révélé des prestations de qualité inégale, voire médiocre.
Le seul dogmatisme ne peut expliquer cette habitude. C’est un choix assumé pour promouvoir une politique de casse des services publics, une politique d’intégration des fameuses « méthodes du privé » au cœur des administrations centrales. Il n’y a pas de hasard : les cabinets de conseil privés ont été les porte-flingues du Gouvernement quand il s’est agi de réduire les aides personnalisées au logement (APL) – objet d’une mission de McKinsey – ou d’enfoncer des coins dans les dispositifs de solidarité de l’assurance chômage – objet d’un rapport du cabinet Ernst & Young.
Bien sûr, le Gouvernement a dû faire amende honorable. Il nous explique que des correctifs ont déjà été apportés, mais c’est largement insuffisant. N’oublions pas que tout a été fait pour torpiller l’examen du présent texte et amoindrir sa portée par le biais d’amendements qui corsètent ou limitent les dispositions sénatoriales !
Toutes les auditions que j’ai conduites avec Bruno Millienne, dans un esprit de pleine confiance, ont été animées par une seule volonté : la recherche du meilleur équilibre et de l’efficacité opérationnelle des dispositions.
La proposition de loi ne vise pas à interdire le recours aux cabinets de conseil, mais à le soumettre au respect de trois grands principes : le principe de transparence – la liste exhaustive des prestations de conseil dressée à l’article 1er et les montants budgétaires y afférents seraient publiés chaque année ; le respect de règles déontologiques renforcées par l’interdiction des missions de pro bono et le suivi des données collectées ; une meilleure prévention des conflits d’intérêts et leur sanction.
C’est pourquoi, mes chers collègues, j’en appelle à notre responsabilité collective pour que l’esprit de la proposition de loi ne soit pas dévoyé. L’objectif est simple : il s’agit d’en finir avec l’opacité du recours aux cabinets de conseil par les administrations centrales et les gros établissements publics de l’État, pour l’essentiel.
Il y va d’une exigence de transparence et d’exemplarité dans l’utilisation des moyens publics. Les comportements dispendieux nourrissent la défiance des citoyens et altèrent la crédibilité de l’État. Il s’agit également – c’est une question de souveraineté – d’engager la reconquête de compétences qui pourraient manquer, ou plutôt de mobiliser des compétences existantes, parfois méprisées parce que trop attachées au service public, à l’esprit de service public.
Je veux, pour conclure, m’adresser au Gouvernement. Lorsqu’on s’oppose à un texte, madame la ministre, il faut aller au bout du chemin. Après les méandres qu’il a dû parcourir jusqu’à son inscription à notre ordre du jour, vous tentez de le vider de sa substance sans le dire. Assumez : demandez la suppression de chacun des articles ! Soyez claire et courageuse : c’est cela, l’engagement politique ! Ou alors acceptez le travail transpartisan qui a abouti à son adoption unanime en commission.
Mes chers collègues, Bruno Millienne et moi, nous vous appellerons à respecter les travaux de la commission en préservant les dispositions qui en sont issues et en repoussant les amendements du Gouvernement. Vous ferez ainsi œuvre utile pour la démocratie ! (Applaudissements sur les bancs des groupes GDR-NUPES et LFI-NUPES, ainsi que sur plusieurs bancs du groupe Écolo-NUPES.)