« […] Le jour où contre un homme un crime se commet ; le jour où il se commet par la main de la bourgeoisie, mais où le prolétariat, en intervenant, pourrait empêcher ce crime, ce n’est plus la bourgeoisie seule qui en est responsable, c’est le prolétariat lui-même ; c’est lui qui, en n’arrêtant pas la main du bourreau prêt à frapper, devient le complice du bourreau ; et alors ce n’est plus la tache qui voile, qui flétrit le soleil capitaliste déclinant, c’est la tache qui vient flétrir le soleil socialiste levant. »
Tels furent les mots de Jean Jaurès en 1898, quatre ans après la première condamnation d’Alfred Dreyfus – dont je salue les membres de la famille, présents en tribune –, trois ans après son transfert à l’île du Diable. Condamné par deux fois à la place d’un autre, pour un crime de trahison au profit d’une nation étrangère à la suite de procès biaisés et sur la foi de documents falsifiés avec l’approbation de l’état-major de l’armée française, Alfred Dreyfus aura vécu l’enfer de la déportation au bagne pendant cinq années et souffert de la calomnie et du déshonneur.
Il aura fallu l’engagement sans faille de ses proches, en particulier de son frère Mathieu, ainsi que de personnalités des milieux politique et intellectuel pour permettre de sortir l’affaire Dreyfus de l’oubli où Alfred avait été exilé.
Si des événements honteux entachent notre histoire, l’honneur du monde ouvrier et de certains intellectuels, à l’image de Jaurès, est d’avoir su se reprendre pour être, lors des moments de tournant, du bon côté, celui de l’universalisme.
Dans le même temps, une partie du monde politique et intellectuel, appuyée par les nervis de l’Action Française, se cachait derrière la défense de l’armée pour épancher dans ses journaux sa haine des juifs. Il faudra attendre 1899 pour que Dreyfus soit gracié bien que toujours officiellement coupable. Ce premier pas dans la réhabilitation et dans la reconnaissance de son innocence est le fruit de la mobilisation de tous les républicains, des socialistes et intellectuels de l’époque, notamment Émile Zola. Sept ans plus tard, Alfred Dreyfus sera enfin reconnu pleinement innocent puis réintégré partiellement dans l’armée. Cependant, ses années d’emprisonnement ne seront pas prises en compte dans la reconsidération de sa situation et toute perspective de carrière sera ainsi brisée.
La proposition de loi que nous examinons aujourd’hui vise à restaurer pleinement les droits d’Alfred Dreyfus en lui conférant de manière posthume le grade de général de brigade. Ce texte honore la représentation nationale en reconnaissant la faute de l’État et de l’armée dans ce scandale tragique et odieux que fut l’affaire Dreyfus.
Oui, l’affaire Dreyfus est un scandale qui tache l’histoire de notre République, de notre armée et de notre nation. Elle nous rappelle que les discriminations et la haine peuvent à tout moment porter atteinte à l’intégrité de notre société et aux valeurs d’égalité, de liberté et de fraternité qui la fondent.
Cependant, la reconnaissance de la République ne peut se limiter à une déclaration d’intention. Ce vote invite la représentation nationale à expurger les dernières scories de l’affaire Dreyfus qui persistent plus de 120 ans après les faits.
Nous ne pouvons plus accepter que des rues et des places honorent encore la mémoire de ceux qui ont sali le nom de Dreyfus. À Paris, dans le premier arrondissement, une place porte celui de l’écrivain Maurice Barrès, lui qui affirmait dans ses tirades antisémites que Dreyfus avait été « capable de trahir » en raison de « sa race » ou encore que Zola était dreyfusard parce qu’il n’était pas Français.
Au sein même de notre assemblée, dans le salon Pujol, se trouve une statue d’Albert de Mun, lequel fut général et député, partisan de la restauration monarchique puis boulangiste avant d’être un militant assumé du camp anti-Dreyfus.
Soutien de Dreyfus, le député socialiste Francis de Pressensé, cofondateur de la Ligue des droits de l’homme, chevalier de l’ordre de la Légion d’honneur, a été radié le 8 novembre 1898 pour atteinte à l’honneur après avoir communiqué à la presse son soutien à Émile Zola, suspendu de son titre, et affirmé qu’il se « répugnerait de continuer à [s’]orner la boutonnière d’un petit morceau de ruban rouge, devenu apparemment le symbole du mépris de la légalité et de la violation des principes de 1789 […] » Puisse la postérité lui rendre les honneurs dus.
Ce vote nous oblige. Il nous oblige à regarder en face notre histoire, à la réinterroger, sans enjolivement, pour réussir à dépasser le roman national.
Nous, députés communistes et progressistes ultramarins, sommes convaincus que la République doit réparer ses erreurs en reconnaissant ses victimes. En ce sens, nous voterons pour le texte sans aucune réserve. (Applaudissements sur les bancs des groupes SOC et EcoS ainsi que sur plusieurs bancs des groupes EPR et LFI-NFP.)
Discussions générales
Élever Alfred Dreyfus au grade de général de brigade
Publié le 2 juin 2025
Edouard
Benard
Député
de
Seine-Maritime (3ème circonscription)