Voilà vingt-cinq ans qu’ont débuté les négociations de l’accord de libre-échange dont nous sommes en train de débattre. Vingt-cinq ans d’opacité, pour parvenir au même deal que celui trouvé il y a six ans et remisé, depuis, au frigo. Un accord d’un autre temps, d’un autre siècle, où le mythe néolibéral faisait encore rêver, où les vertus de l’expansion du commerce international étaient censées balayer toutes les craintes. D’un siècle où la souveraineté alimentaire restait, pour beaucoup, un mot tabou. D’un siècle, surtout, où la mesure du défi climatique et environnemental n’avait pas encore été suffisamment prise par nos sociétés.
Que constatons-nous, un quart de siècle plus tard ? D’abord, que les fondamentalistes du marché sont toujours aux fourneaux de la Commission européenne.
Que les mêmes chefs aux douze étoiles nous mijotent les mêmes mets, avec les mêmes ingrédients, dans les mêmes casseroles, usant et abusant de la compétence exclusive qui leur a été transférée en matière de négociation commerciale avec l’adoption à marche forcée du sinistre traité de Lisbonne de 2007. Que pèsent si peu, dans les orientations de la politique européenne, les millions de tonnes de CO2, les millions d’hectares supplémentaires sur lesquels s’étend la déforestation de notre mère la Terre, les impacts sociaux et sociétaux inhérents au modèle de production intensif guidé par la seule rentabilité financière !
Si ces accords sont aujourd’hui si contestés, c’est qu’ils sont totalement dépassés, au regard des grands défis humains et environnementaux du XXIe siècle. (Applaudissements sur les bancs du groupe GDR. – Mme Marie Pochon et M. Dominique Potier applaudissent également.) Ces défis devraient pourtant guider l’action de nos États et, à plus forte raison, celle de l’Union européenne.
Contrairement à l’habile communication qui accompagne leur promotion, ces traités n’ont pas pour objectif de construire les coopérations que nous souhaiterions – répondant aux défis climatiques, environnementaux et sociaux et contribuant à la paix mondiale. C’est tout l’opposé : ces traités favorisent des logiques dangereuses d’abaissement des droits et des normes, puisque leur socle est figé sur la tyrannie de la compétitivité-prix, la baisse des coûts de production, sur la concurrence des systèmes productifs et des travailleurs du monde entier entre eux.
L’obsession de la Commission pour la conclusion d’accords de libre-échange s’inscrit dans une continuité idéologique. Elle fait suite à l’échec des négociations multilatérales du cycle de Doha, au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et aux impasses dans lesquelles se sont successivement trouvées les adoptions de traités multilatéraux comme l’Accord sur le commerce et les services (Tisa).
Je me dois de le dire aux repentis du tout-marché de cet hémicycle, comme aux nombreux agriculteurs et éleveurs, qui suivent nos débats et s’insurgent, à juste raison, contre cet accord : les concurrences déloyales, l’ajustement sur les prix et les marchés mondiaux sont les fruits d’un capitalisme mortifère, supposé bienfaiteur de l’humanité ! (Applaudissements sur les bancs du groupe GDR. – Mme Marie Pochon applaudit également.)
Nous le savons tous : les conséquences agricoles et alimentaires de cet accord sont majeures. Qu’est-ce qui n’a pas été dit sur la totale contradiction entre son contenu et l’impérieuse nécessité de protéger l’agriculture durable en Europe ? Qu’est-ce qui n’a pas été dit sur l’insupportable image que donne l’Union européenne en autorisant l’importation d’un nombre toujours croissant de produits non conformes aux exigences réglementaires qu’elle impose pourtant à ses producteurs ?
Que dire des 99 000 tonnes équivalent-carcasse (TEC) de viande bovine à droits de douane quasi nuls, des 25 000 tonnes de porc et 180 000 tonnes de volaille sans droit de douane ? Autant de tonnages auxquels s’ajouteront ceux que prévoient les différents accords déjà signés et la dizaine d’accords en préparation. Que dire des productions végétales pour lesquelles sont autorisés en Amérique du Sud presque tous les produits phytosanitaires interdits en Europe ? Stimulateurs de croissance, produits phytosanitaires, poursuite de la déforestation, absence de traçabilité et de moyens réels de contrôle, bilan carbone… un inventaire à la Prévert de ce qu’il ne faudrait pas faire.
Cet accord est une imposture agricole et alimentaire qui méprise nos agriculteurs et nos éleveurs. Il vide le sens même de leur travail, puisque sa seule justification est un troc avantageux pour d’autres secteurs, comme celui de l’automobile. C’est l’accord qu’on dit, dans les couloirs de Bruxelles, « viande contre bagnoles » – des bagnoles allemandes, si possible – et qui fait de l’agriculture une simple variable d’ajustement.
On ne peut pas réduire les motifs d’opposition à cet accord aux seules conséquences dramatiques qu’il aura pour le secteur agricole, tant ses implications sont nombreuses.
Commençons par le caractère antidémocratique des négociations. Leur secret et l’impossibilité d’accéder au contenu des échanges entre parties et aux documents clés constituent une véritable injure aux valeurs démocratiques que prétend défendre l’Union européenne.
Comment voulez-vous que les citoyens accordent leur confiance à des institutions qui mettent toute leur énergie à cacher les faits en s’abritant derrière un secret des affaires appliqué à l’action publique ? La Commission a non seulement renié depuis longtemps, sous la pression des multinationales et de certains États, sa promesse d’une nouvelle génération d’accords, qui incluraient des engagements sociaux et environnementaux, mais elle a mis tout en œuvre pour tenir les citoyens et leurs représentants élus le plus éloignés du contenu de ces négociations.
Cacher, avancer et faire adopter de force. Voilà le triptyque de la Commission, qui en dit long sur sa conception de la construction européenne. N’est-ce pas, en réalité, l’expression de la vieille volonté conservatrice de masquer au plus grand nombre les affaires qui le concernent le plus et de refuser obstinément que les peuples éclairés puissent agir pour construire leur destin commun sur d’autres bases que la compétition économique et financière ?
La plus grande peur de la Commission n’est-elle pas de voir les Européens juger sur pièces et tous les corps vivants de la société civile, que sont les syndicats, les associations, les ONG ou la presse, ouvrir l’indispensable confrontation démocratique dans le débat public ?
C’est avec une certaine solennité que j’affirme qu’un tel contresens démocratique et politique n’est plus tenable. Alors que le péril climatique s’approche, que la lumière est faite sur les désastres environnementaux et sanitaires que provoquent nos modes de production, que le monde a soif de justice et de coopération, n’amplifions pas le désastre sur l’autel de quelques intérêts égoïstes.
Je serai franc. N’étant pas un perdreau de l’année, je ne suis pas convaincu que la France ira jusqu’à bloquer cet accord.
Est-elle prête à refuser tout découpage de l’accord en deux parties, l’une politique et l’autre commerciale, qui ouvrirait la possibilité d’une adoption sans le vote des parlements nationaux ?
Notre débat et le vote qui va suivre doivent avant tout faire preuve de clarté. Clarté sur ce que veut la France : clarté sur ce que cherche réellement l’exécutif, clarté sur nos impératifs pour réorienter la politique commerciale et de coopération de l’Union européenne. Sur ces points, et en l’absence de texte gouvernemental – un comble –, vos propos ne m’ont malheureusement pas convaincu, mesdames les ministres.
En concentrant l’essentiel de sa critique sur les conditions d’un accord intégrant les engagements fixés par l’accord de Paris, le gouvernement valide le fond des politiques de libre-échange, d’autant plus qu’une simple annexe, un appendice, à ce sujet ne pourrait pas justifier la prise de sanctions.
Est-il utile de vous rappeler que le gouvernement bloque toujours le vote définitif du Ceta ? (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe GDR. – Mme Marie Pochon applaudit également.)
Est-il utile de rappeler que, le 30 mai dernier, à l’initiative des députés communistes et du groupe GDR-NUPES, nous avons adopté, à une très large majorité, une proposition de résolution qui réclamait le retour, devant notre assemblée, du projet de loi autorisant la ratification du Ceta, cet autre accord de libre-échange, tout aussi antidémocratique que celui avec le Mercosur, dont l’entrée en vigueur, censée être provisoire, dure depuis huit ans sans jamais avoir été ratifiée ?
Si le vote qui suivra le présent débat doit être utile, ce n’est pas tant pour déplorer les conséquences de l’accord dans son état actuel – c’est-à-dire tel que l’envisage la Commission européenne ou pour vous permettre de disposer d’une certaine unanimité derrière vous afin de faire pression sur la Commission et de faire mine d’obtenir des garanties climatiques en carton, que pour lever l’ambiguïté de la position française quant à un rejet ferme et définitif de l’accord.
C’est sur ce chemin de la raison que les députés communistes et du groupe GDR demandent que notre pays s’engage avec force et détermination. Notre vote ne peut pas se limiter à un simple acte de soutien. Il doit avoir pour fondement la clarté de vos engagements, qui nécessite de lever toutes les ambiguïtés de la position française. J’espère que vous répondrez à mes propos à la fin du débat. (Applaudissements sur les bancs du groupe GDR, ainsi que sur plusieurs bancs des groupes SOC et EcoS.)