La parole est à M. Alain Bocquet, rapporteur de la commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire.
M. Alain Bocquet, rapporteur de la commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État chargé du budget et des comptes publics, chers collègues, c’est ma dernière prise de parole à cette tribune après trente-neuf ans de présence et d’action dans notre hémicycle, pendant neuf législatures, ce qui crée tout de même en moi une petite émotion. (M. le secrétaire d’État chargé du budget et des comptes publics applaudit.)
En matière de fraude et d’évasion fiscales, les affaires se suivent et se ressemblent : Swissleaks, UBS, HSBC, Luxleaks, les Panama Papers, les Football Leaks, et bien d’autres… Toutes ces affaires rythment désormais l’actualité quotidienne, scandalisant systématiquement et légitimement l’opinion.
Le sujet est donc sur la table en France et dans le monde. Malgré des avancées, les réponses concrètes pour lutter efficacement contre l’évasion et l’optimisation fiscale tardent encore à venir. Il y a un décalage énorme entre les mesures mises en œuvre, qu’il faut noter, et l’ampleur du phénomène.
La proposition de résolution européenne que nous examinons aujourd’hui, et dont la principale mesure vise à instaurer une COP de la finance et de la fiscalité mondiales, est une démarche constructive pour mettre cette question au niveau requis. D’abord votée à l’unanimité par la commission des affaires européennes, elle a ensuite reçu le large assentiment des commissaires aux finances, qui l’ont adoptée le 25 janvier.
Comme les gaz à effet de serre font des trous dans la couche d’ozone, les paradis fiscaux et l’opacité créent des gouffres dans la finance mondiale.
Cette finance est en surchauffe au même titre que le climat. L’évasion fiscale représente aujourd’hui des montants annuels colossaux : 1 000 milliards d’euros au niveau de l’Europe, 100 milliards pour les pays en développement, 60 à 80 milliards pour la France, soit l’équivalent pour notre pays du budget de l’éducation nationale, du produit de l’impôt sur le revenu ou du déficit public.
Ce sont autant de moyens en moins pour répondre aux besoins des peuples et de la collectivité, ce qui pose la question du consentement à l’impôt, de son égale et juste répartition entre les citoyens et les entreprises – élément au cœur de tout processus démocratique.
Selon l’ancien secrétaire d’État américain Henry Morgenthau, « l’impôt est le prix à payer pour une société civilisée ». Cependant, sous l’effet conjugué de la mondialisation et de la concurrence fiscale entre États, l’évitement fiscal, qui inclut aussi bien la fraude que l’optimisation et l’évasion fiscales, s’est largement propagé, bien aidé en cela par l’ingénierie des banques et des cabinets juridiques et fiscaux, qui exploitent l’opacité et les failles des législations fiscales pour mettre au point des schémas aussi complexes qu’efficaces.
À l’heure du shopping fiscal, les États organisent les soldes ! La concurrence fiscale tourne désormais à plein régime et siphonne peu à peu les ressources publiques.
M. Marc Dolez. Très juste !
M. Alain Bocquet, rapporteur. Les recettes que les États collectent via l’impôt sur les sociétés ont ainsi chuté en quelques années. À cela s’ajoutent les paradis fiscaux, qui agissent telles des lessiveuses. On y blanchit l’argent sale de la drogue, du trafic d’armes ou d’êtres humains, mais aussi du terrorisme, qui a frappé si durement notre pays.
Ces phénomènes conduisent à une situation où tout le monde est perdant sauf les grandes multinationales, notamment les géants du numérique, et les individus fortunés, capables de transférer leurs fonds là où ils peuvent en tirer un avantage. Les paradis fiscaux ne sont pas un dysfonctionnement ; ils sont au cœur d’un capitalisme financier mondialisé, qui profite à une infime minorité de privilégiés.
Cette situation fissure les pactes sociaux. En exacerbant les inégalités et en favorisant l’hyperconcentration des richesses, l’évitement fiscal conduit à une situation désormais intenable comme vient de le révéler, dans son rapport, l’organisation non gouvernementale Oxfam : huit multimilliardaires détiennent désormais autant que la moitié la plus pauvre de l’humanité, c’est-à-dire 3,6 milliards d’êtres humains. Ce déséquilibre insupportable peut être à l’origine d’un monde qui bascule.
M. Marc Dolez. Eh oui !
M. Alain Bocquet, rapporteur. Contre les peuples et contre la démocratie, la finance a bel et bien pris le pouvoir et impose sa tyrannie au monde. Les banquiers centraux ont pris la main en lieu et place des gouvernements. Le shadow banking, la finance de l’ombre, représente à lui seul 38 % de la finance mondiale. L’arrivée à la Maison-Blanche du milliardaire Trump, conjuguée au Brexit, pourraient nous faire entrer dans une nouvelle ère de désenchantement.
M. Trump envisage de faire des États-Unis un immense paradis fiscal. Il projette de baisser l’impôt sur les sociétés de 35 % à 15 %. Par ailleurs, il offre l’amnistie aux repentis fiscaux américains. Mme Theresa May pense faire de même à nos portes. Le dumping fiscal est devenu féroce, la dette s’accumule et l’austérité s’aggrave.
En dépit des avancées accomplies ces dernières années, notamment sous l’impulsion de l’OCDE – je pense par exemple au plan d’action concernant l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices, ou BEPS –, le risque d’un grand bond en arrière est bien réel. Il nous revient d’affirmer un autre modèle de développement et de relations internationales misant sur la coopération fiscale, la régulation et une nouvelle gouvernance mondiale.
C’est la raison pour laquelle nous pensons que la France doit initier la tenue d’une conférence des parties, une COP de la finance et de la fiscalité, sur le modèle de la COP environnementale et sous l’égide de l’ONU.
Cette COP aurait vocation à avancer sur plusieurs chantiers, tels que la définition des paradis fiscaux, la régulation des conventions et des rescrits fiscaux et la lutte contre les dérives de la finance. Elle pourrait conduire à terme à la création d’une organisation mondiale de la finance débouchant sur l’ouverture régulière de négociations, l’évaluation des progrès obtenus et la définition de sanctions en cas de comportement non-coopératif.
Pourquoi placer cette COP sous l’égide des Nations unies ? Les travaux de l’OCDE, du G7, du G8 et du G20 ont incontestablement apporté des avancées, mais ces instances s’apparentent davantage à des clubs de pays riches qu’à de réelles instances de concertation globale. Or, au grand jeu de l’évitement fiscal, les pays en développement sont les principaux perdants. Dès lors, il faut garantir à tous une égale participation à la définition des politiques fiscales mondiales.
Aussi la démarche que nous proposons se veut-elle complémentaire et non concurrente des travaux menés par ailleurs. À cet égard, la nouvelle présidence du G77 n’a-t-elle pas indiqué que la lutte contre les paradis fiscaux serait l’une de ses priorités avec, pour objectif, la mise en place d’une instance fiscale aux Nations unies ?
Voilà une formidable opportunité ! La France, par sa stature internationale, par la force et la compétence de sa diplomatie, a de nombreux atouts pour initier ce mouvement. Notre pays a vocation à porter un message de paix, de justice, de démocratie. Il a vocation à favoriser les équilibres et à être le porte-voix des plus fragiles. Une large conférence permettrait d’entendre ceux qu’on n’entend jamais. Le but est de mettre tout le monde autour de la table.
Elle permettrait également d’isoler tous ceux qui seraient tentés par l’aventure solitaire en matière fiscale et financière. Voilà un outil puissant pour générer du commun, et substituer à ce vieil adage : « l’argent est le nerf de la guerre », celui d’une autre ambition, pour faire de l’argent le nerf de la paix.
« Vivre sans espoir, c’est cesser de vivre », disait Dostoïevski. Évidemment, le combat dont il est ici question est titanesque et ne sera pas gagné du jour au lendemain. C’est le travail d’une génération. Mais lancer, sans attendre, ces discussions permettra à coup sûr de sensibiliser l’opinion et de mobiliser la société civile.
Le Conseil économique, social et environnemental vient d’ailleurs, le 18 décembre, d’appeler la France à prendre l’initiative d’une telle COP en adoptant un rapport sur l’évitement fiscal. La plate-forme des associations en lutte contre les paradis fiscaux attend de nous que nous prenions la même décision.
Enfin, notre démarche se veut résolument européenne, car le défi est immense pour l’Europe : si elle n’avance pas vers la coopération et l’harmonisation fiscale, elle disparaîtra. Il nous faut d’urgence mettre un terme aux logiques folles de dumping qui font qu’aujourd’hui quatre des pires paradis fiscaux au monde sont des membres de l’Union européenne.
M. Marc Dolez. Eh oui !
M. Alain Bocquet, rapporteur. Le renforcement de la protection des lanceurs d’alerte au niveau européen est également essentiel.
Voilà, mes chers collègues, en quelques mots, l’esprit qui nous anime au moment de vous présenter cette résolution. Je conclurai en saluant et en remerciant tous les acteurs mobilisés dans ce combat : ONG, lanceurs d’alerte, syndicalistes, chercheurs, journalistes d’investigation, nombre de collègues parlementaires, pour leur contribution et le soutien qu’ils ont pu apporter à cette initiative. À l’Assemblée aujourd’hui d’envoyer un signal fort !
Si l’Assemblée nationale adopte cette proposition de résolution, c’est une idée française de justice, de démocratie et de paix qui peut gagner le monde. Nous ferons ainsi œuvre utile pour les générations futures. (Applaudissements sur les bancs du groupe de la Gauche démocrate et républicaine.)
Conclusion du rapporteur Alain Bocquet :
Ces interventions montrent que, malgré quelques réticences ici ou là, nous faisons le même constat. Il est important, et c’est l’objet de la COP, de donner au traitement de cette question une dimension citoyenne, puisque ce sont les initiés, par définition minoritaires, qui s’en sont saisis.
La finance s’est organisée de telle manière qu’elle domine tout, grâce aux nouvelles technologies. Et comme nous ne sommes plus au temps où le Général de Gaulle pouvait conspuer quelques spéculateurs en rappelant que « la politique de la France ne se fait pas à la corbeille », ce sont aujourd’hui les machines, les robots qui permettent, avec le trading haute fréquence, d’effectuer le temps d’un clin d’œil 7 000 transactions ! Il est humainement impossible de contrôler le trading haute fréquence, puisque l’on y compte en millisecondes, voire en picosecondes – douze zéros après la virgule – : dix minutes de transactions demanderaient à un contrôleur pas moins de six mois de travail !
Si l’on ne prend pas les mesures pour mobiliser les citoyens autour de cette question, nous irons droit dans le mur, au détriment des générations qui viennent. La COP est donc une idée que la France doit porter, qui demandera un certain temps pour aboutir mais qui permettra une mobilisation plus large au plan mondial. C’est une façon d’avancer sur une question cruciale.
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