Interventions

Discussions générales

Conformité au principe de subsidiarité du contrôle aux frontières intérieures

M. le président. Dans la discussion générale, la parole est à M. Patrick Braouezec.
M. Patrick Braouezec. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous sommes là pour décider si, oui ou non, la France peut se substituer à l’Union européenne pour réintroduire le contrôle aux frontières dans des circonstances exceptionnelles, étant précisé que ce texte a été considéré comme adopté par la commission des lois le 12 octobre dernier.
La première question porte sur la nature des « circonstances exceptionnelles » dont il est question. Nous ne sommes pas dupes : ne nous demandez pas de croire à la peur qui semble s’emparer de vous et que vous entretenez auprès des citoyens lorsque des migrants arrivent sur notre sol – ou vont peut-être y arriver.
Je veux revenir un instant sur l’événement qui, à vos yeux, justifie cette proposition. Notre gouvernement a tremblé – il ne fut pas le seul – lorsque, après la chute du Président de Tunisie, quelque 25 000 migrants, tunisiens pour la plupart, ont débarqué en Italie. Tout en se félicitant de la fin de la dictature tunisienne, l’Union européenne et certains de ses États membres, dont la France, ont préféré fermer leurs frontières à ces nouveaux arrivants pour tenter de juguler ce qu’ils ont considéré être un afflux massif de migrants économiques.
Il n’est pas inutile de rappeler quelques faits. Dès les premières arrivées de migrants venant de Tunisie, et après avoir lancé en vain quelques appels à la solidarité à ses voisins, l’Italie cherche à leur fermer ses frontières et à les renvoyer de l’autre côté de la Méditerranée. Le gouvernement italien va même jusqu’à précipiter, en février dernier, la signature d’un accord de réadmission « au compte-gouttes » avec le gouvernement transitoire tunisien, en échange d’aides financières et techniques destinées à développer le pays et à fixer sa population. Comme on peut le voir, les habitudes des pays anciennement colonisateurs ne changent pas ! La Tunisie refuse de reprendre ses quelque 22 000 ressortissants.
L’Italie décide alors de faciliter le départ des exilés vers d’autres pays européens. La France réagit avec force et intensifie le contrôle de sa frontière avec l’Italie, dans le but de contenir « l’afflux », allant jusqu’à donner des consignes ciblées à la police nationale pour des interpellations en priorité et, soulignons-le, en l’absence de menace à l’ordre public.
La commissaire européenne en charge des affaires intérieures rappelle aussitôt à l’ordre les autorités françaises, indiquant qu’en vertu de l’accord de Schengen, elles « ne peuvent ni renvoyer les migrants en Italie », ni « faire de contrôles aux frontières », sauf en cas de « menace grave à l’ordre public (…), or, ce n’est pas le cas ».
Certaines associations s’alarment de ces dérives, d’autant plus sérieuses que le ministère de l’intérieur français n’a pas saisi les instances européennes pour demander le rétablissement provisoire des frontières intérieures. L’action de ces associations a, heureusement, permis le retrait d’une note du commissariat de Cannes, qui demandait, ni plus ni moins, aux forces de l’ordre d’interpeller en priorité les Tunisiens en situation irrégulière pour les renvoyer vers l’Italie. Je cite les propos du secrétaire départemental du syndicat Unité Police SGP-FO, selon lequel ses collègues de la PAF « font des heures supplémentaires à tire-larigot, leur repos sautent, ils ont une surcharge de travail impressionnante depuis début février ». Il résume ainsi la situation : « en fait, on lutte contre l’immigration par l’interpellation ».
Les autorités françaises brandissent alors l’accord franco-italien de Chambéry de 1997, qui prévoit que les deux pays peuvent réadmettre sur leur territoire, à la demande de l’autre État, « toute personne qui ne remplit pas les conditions d’entrée ou de séjour applicables ». Elles estiment qu’elles peuvent légitimement renvoyer des migrants en situation irrégulière en Italie à des fins de réadmission si le pays est en mesure de démontrer qu’il s’agit de leur pays de provenance. Le ministre de l’intérieur invoque même l’article 6 de la directive 2008-115 du 16 décembre 2008, dite « directive retour », qui précise que les États membres peuvent décider d’appliquer les accords de réadmission bilatéraux plutôt que de renvoyer des personnes en situation irrégulière dans leur pays de nationalité.
Le gouvernement italien réplique en délivrant des titres de séjour « à titre humanitaire » aux « citoyens de pays d’Afrique du nord » débarqués à Lampedusa et enregistrés dans un centre entre janvier et avril 2011. Accompagnés d’un document de voyage, ces titres de séjour, négociés dans le cadre d’un accord italo-tunisien destiné à renforcer la coopération policière entre les deux pays et à faciliter le rapatriement forcé des migrants tunisiens, permettent en théorie de circuler librement dans l’espace Schengen.
En réponse, la France rend publique une circulaire dans laquelle elle rappelle les conditions d’entrée sur le territoire d’étrangers titulaires de titres de séjour délivrés par d’autres États membres, à savoir « un document de voyage reconnu par la France », « un document de séjour en cours de validité », « justifier de ressources suffisantes », soit 62 euros par jour et par personne ou 31 euros si l’intéressé dispose d’une attestation d’hébergement, enfin, ne pas « constituer une menace pour l’ordre public ».
Mon deuxième questionnement porte sur un constat effarant pour un gouvernement Ces bras de fer entre la France et l’Italie visent une population en raison de son origine. Au-delà des contrôles non conformes aux règles fixées par le code de Schengen, ces mêmes contrôles dévoilent le caractère ouvertement discriminatoire des actions menées. De nombreux textes prévoient que les contrôles effectués ne peuvent se faire sur une base discriminatoire. J’en cite quelques-uns : l’article 6 du code de Schengen, l’article 21 de la Charte des droits fondamentaux, mais aussi le considérant 21 de la directive 2008/115/CE de décembre 2008, dite « directive retour », qui précise qu’elle doit être « mise en œuvre sans que les États fassent de discrimination fondée sur le sexe, la race, la couleur, l’origine ethnique ou sociale ».
Rien n’y fait, même les engagements internationaux ou européens : la France continue sur sa lancée et fustige la défaillance et l’irresponsabilité de l’Italie, qu’elle accuse de ne pas avoir contrôlé efficacement ses frontières externes et d’avoir violé l’esprit de l’accord de Schengen en octroyant des titres de séjour temporaires à des ressortissants extracommunautaires. Cette réaction est indigne des valeurs que nous devons défendre : la solidarité et le partage, même en temps de crise.
La France finit par demander à la Commission européenne de contrôler le respect de l’accord de Schengen par l’Italie. Celle-ci estimera que les titres italiens ne permettent de circuler dans l’espace Schengen que pour une durée de trois mois, et que la France est en droit de vérifier si les titulaires disposent de ressources suffisantes pour couvrir la totalité de leur séjour. La Commission européenne a cédé aux pressions françaises, mais il faut se demander ce que notre pays y a gagné : peut-on, après avoir agi de la sorte, se poser en parangon de la construction européenne ?
La façon dont ont été traités les réfugiés tunisiens en dit long sur les objectifs migratoires du Gouvernement. L’afflux de migrants était bien loin de déborder les États européens, qui comptent près de 500 millions d’habitants quand, dans le même temps, la Tunisie a accueilli près de 200 000 exilés ayant fui la Libye en guerre. La réaction à cette pseudo-crise migratoire met à mal la cohérence politique de l’Union européenne, tout comme l’effectivité du principe de suppression des contrôles aux frontières au sein de l’espace Schengen, pilier de la construction européenne.
Dès lors, sous prétexte que le droit européen serait inadapté aux arrivées prétendument massives d’étrangers extracommunautaires, la France – qui n’était pas la seule, je le reconnais, et cela n’a d’ailleurs rien de rassurant – n’a pas hésité à remettre en cause les obligations qui lui incombent en vertu de son adhésion à la convention de Schengen. La restriction de la libre circulation au sein de l’espace Schengen, opposée par la France aux migrants tunisiens débarqués en Italie, puis la remise en cause de la convention de Schengen, montrent la fragilité des bases juridiques et politiques de l’Union – et malheureusement, cela ne fait que commencer.
Ce contentieux aura révélé l’image d’une Europe malléable au gré de la volonté et des intérêts de certains États membres. Il est à regretter que la Commission européenne, pourtant gardienne des traités, ait accepté de se soumettre à la position française plutôt que de s’y opposer, comme le Parlement européen.
Ne nous y trompons pas : cette escalade dans la politique migratoire du Gouvernement vise, pour l’essentiel, à permettre un affichage récurrent de fermeté vis-à-vis des étrangers dans un objectif électoraliste. Une telle politique peut-elle avoir des limites ? Du point de vue des valeurs, la responsabilité de ceux qui en sont les artisans est de plus en plus grande : renvoyer un être humain vers un pays en guerre ou vers la pauvreté n’est pas un acte administratif anodin. Cette politique d’expulsion restera d’ailleurs très probablement dans l’histoire de notre pays comme l’un des éléments marquants de ce début de siècle.
La chasse aux migrants tunisiens révèle, par les déclarations successives auxquelles elle a donné lieu, les égoïsmes nationaux de certains dirigeants, qui préfèrent surenchérir en ce qui concerne l’application du droit européen. Quelle image envoie-t-on au peuple tunisien, qui vient de se débarrasser de son dictateur et aspire à la démocratie ? Plus largement, quelle image envoie-t-on aux milliers de Franco-Tunisiens qui vivent sur notre sol ?
Décidément, cette Europe-là n’est pas à la hauteur des enjeux actuels sur le pourtour méditerranéen. Il serait temps que notre gouvernement – comme d’autres, d’ailleurs – comprenne que la question de l’immigration, sous ses multiples facettes, mérite une vraie politique européenne, une politique qui ne se limite pas à des mesures sécuritaires et qui ne désigne pas l’autre comme étant l’ennemi. Encore faut-il la définir, avoir une vision à long terme, et faire preuve de courage et de volonté politique.
« Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde », écrivait Aimé Césaire. Je vous invite à méditer ces paroles, mes chers collègues !

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Patrick
Braouezec

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