« Prends soin de toi ! » est une expression en vogue, une marque d’attention et d’affection qui conclut bien des rencontres et bien des échanges depuis deux ans. Mais le soin n’est pas qu’une affaire individuelle, pour laquelle il suffirait de renvoyer chacune et chacun à sa propre responsabilité : le soin est un choix politique.
Nul ne peut se passer du soin. Le soin, dès la naissance, nous est vital. « Le soin, écrit la psychanalyste Marie-José Del Volgo, est l’affaire de tous, il appartient à notre culture démocratique, celle du vivre-ensemble, des solidarités, de l’attention portée aux plus vulnérables d’entre nous. » Le soin, c’est aussi tout ce qui vient avant, toute l’attention, le respect, le bon environnement créant les meilleures conditions du bien-être physique, mental et social.
Mais à défaut d’être au cœur de la vie sociale, le soin est-il vraiment au cœur de notre système de santé ? Notre système est organisé pour produire des actes, non pour prodiguer des soins. C’est la production d’actes que l’on valorise et que l’on recherche. Le soin, difficilement quantifiable, en vient trop souvent à passer à l’arrière-plan et cela contribue grandement à la perte de sens que ressentent les professionnels de la santé et de l’accompagnement.
À l’occasion de l’inauguration du cinéma associatif de ma ville de Martigues, j’ai pu voir en avant-première le film La Fracture , de Catherine Corsini, qui sortira en salle dans quelques jours. Il nous permet de passer une heure et demie aux urgences, dans une situation de tension qui, par-delà les ressorts de la comédie dramatique, fait toucher du doigt cette réalité. On y découvre Kim, une infirmière mobilisée pour sa sixième nuit de garde, laissant de côté ses propres problèmes pour courir d’un patient à l’autre, essuyer leur colère, prendre le temps de quelques gestes d’attention au milieu d’un grand tourbillon. L’histoire ne dit pas ce qu’elle en fera, mais il y a des chances que ce soit sa dernière nuit aux urgences, parce qu’elle ne s’est pas engagée pour ça et que l’héroïsme n’est pas un métier qu’on peut accepter d’exercer tous les jours.
Entendez-vous les récits de ces infirmières, de ces aides-soignants, de ces auxiliaires de vie sociale qui racontent l’obsession du minutage des gestes à accomplir, de la codification des actes, de la protocolisation de la prise en charge des patients, de l’évaluation de l’efficience, laissant si peu de place à la relation humaine, sans laquelle le soin s’évanouit ? « Parler du soin invisible, refoulé, et de ceux qui le pratiquent, c’est faire entendre ce que la société perd de ne pas les reconnaître à leur juste valeur », écrit encore Marie-José Del Volgo. Comment ne pas s’interroger sur le monde du soin tel qu’il résulte de l’injonction technique et du traçage numérique, où la dépersonnalisation gagne du terrain à mesure que le personnel fait défaut et que son temps est compté et décompté ?
Vous avez demandé plus de 4 milliards d’euros d’économies à l’hôpital depuis 2017. Après l’avoir nié, vous l’avouez vous-même, quand vous reconnaissez que l’année prochaine sera la première année sans économies. Mais ce n’est pas en relâchant un peu la pression en cette année électorale que vous aurez réparé les dégâts. L’hôpital est en crise, une crise profonde, et la pandémie est venue encore élargir les brèches, pomper les énergies, éreinter les équipes. Vous avez ajouté à cela une forme de maltraitance à l’égard des personnels, envoyés au charbon sans moyens aux moments critiques, avant d’être finalement pointés d’un doigt comminatoire pour les pousser à la vaccination, contrôlés jusque dans leurs arrêts maladie et, pour certains, suspendus, laissant entendre qu’on pouvait très bien se passer de leur travail sans dommages. Pour avoir visité un certain nombre d’hôpitaux du pays ces derniers temps, je peux vous dire que cela a constitué un motif de colère supplémentaire, quels que soient les avis sur la vaccination.
Il me souvient que l’an dernier déjà, vous aviez vanté des efforts inédits, amalgamant les surcoûts de la gestion pandémique et les mesures du Ségur, tandis que la tendance à la compression demeurait la règle.
Vous nous vanterez encore cette année un effort historique, le plus gros de tous les temps, du monde entier, de tout l’univers, visible et invisible ! La vérité, c’est que vous n’avez pas le choix, parce que nous avons dépassé le point de rupture, parce que la colère est présente au quotidien. Il faudrait bien plus que cela pour donner à l’hôpital un nouvel élan, par exemple pour lui permettre de faire face au droit aux soins palliatifs.
Au stade où nous en sommes, il ne s’agit plus de sauver les apparences : il faut redonner envie de l’hôpital, redonner envie au personnel, et au personnel en puissance, aux jeunes qui sont attirés par ces métiers. Cela commence par l’arrêt des fermetures de lits, de services, voire d’hôpitaux. Ce sont encore 5 700 lits qui ont été fermés en 2020, portant le total de la majorité à 13 300 fermetures de lit depuis 2017. Cela s’ajoute à la dégradation de l’offre territoriale des hôpitaux de proximité.
Il faut arrêter ça. Il faut engager dans les années qui viennent la formation et le recrutement de centaines de milliers de personnes pour les métiers du soin et de l’accompagnement ; il faut ouvrir massivement des places à l’université. L’abandon du numerus clausus, s’il est remplacé par la gestion épicière de Parcoursup, ne règle pas les problèmes, faisant du numerus apertus un numerus pertus. (MM. Sébastien Jumel et Boris Vallaud applaudissent.)
Je veux appeler particulièrement votre attention sur le secteur de la psychiatrie et de la pédopsychiatrie, particulièrement sinistrés, alors même que l’état psychiatrique du pays est aggravé par la crise sanitaire et que, là encore, il y a besoin de soins, que les professionnels en désarroi disent être empêchés de pratiquer au quotidien. La protocolisation outrancière, à rebours de la nécessaire personnalisation du soin, étayée par un recours simpliste et mécaniste aux neurosciences, et sous la pression d’approches sécuritaires, n’arrange rien à l’affaire. Quel est donc le plan pour la psychiatrie ?
Vous avez choisi, avec un retard à l’allumage singulièrement long, d’étendre les mesures du Ségur à une partie des oubliés, notamment dans le secteur médico-social. Ici même, à plusieurs reprises, je vous avais interpelés en vous disant que ce n’était pas tenable, qu’il fallait y venir et que vous y viendriez. Là encore, les choix que vous avez faits ont blessé et provoqué parfois des départs préjudiciables. Mais il y a encore des oubliés, par exemple dans les établissements financés par les départements et non par la sécurité sociale, ou encore du côté des psychologues, orthophonistes, psychomotriciens, éducateurs et éducatrices, et des personnels des centres médico-psycho-pédagogiques.
J’ajoute que ces mesures ne rattrapent pas tout ce qui a été perdu et ne font donc pas le compte. C’est ce que vous disent en particulier les sages-femmes qui, irremplaçables, sont réquisitionnées à tour de bras. Elles sont mobilisées et demandent l’ouverture immédiate de négociations – et nous avec elles. Je pourrais parler aussi des infirmiers et infirmières-anesthésistes, qui demandent également la reconnaissance de leurs qualifications.
Vous n’en finissez pas d’être rattrapés par le réel et l’on s’y cogne, comme disait, paraît-il, Lacan ; vous n’en tirez pas les leçons. En effet, les recettes de la branche maladie restent inférieures à leur niveau de 2018, alors qu’elle fait face à une explosion de ses dépenses. Il manque 21 milliards d’euros pour couvrir les dépenses de santé, soit l’équivalent du CICE – crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi –, qui consiste en une réduction de cotisations patronales d’assurance maladie. Vous vous entêtez à maintenir un système d’exonérations massives, qui est devenu la règle, et vous refusez d’envisager des recettes nouvelles pour financer une réponse à la hauteur des besoins.
La sécurité sociale est confrontée à une crise de financement. Les exonérations se chiffrent à 68 milliards d’euros en 2021, c’est-à-dire 13 % des recettes de la sécurité sociale. Elles ont doublé en cinq ans, pour un résultat économique plus que contestable, cependant que les inégalités de revenus s’accroissent et que les paradis fiscaux prospèrent. C’est la raison pour laquelle nous avions proposé d’instaurer un ONDEC – objectif national de dépenses d’exonérations de cotisations. Mais pas touche aux amis !
Finalement, vous semblez considérer que tout ça, c’est la vie. L’argent qui coule à flots dans les paradis fiscaux, comme en témoignent encore récemment les Pandora papers , c’est dans l’ordre des choses, et les exonérations de cotisations, c’est la poire pour la soif.
C’était pourtant le moment ou jamais de mettre à contribution les grands propriétaires, la finance et les plus fortunés, qui ne savent que faire de leur argent. Vous eussiez pu sans mal justifier un revirement de votre politique pour faire face à la crise. Que nenni ! Vous voulez rester dans le sens de la pente, vous voulez assumer jusqu’au bout, avec Emmanuel Macron, cette étiquette de président des riches.
Ainsi, les efforts portent toujours sur les seules dépenses. Vous savez pourtant que la reprise économique ne suffira pas à couvrir le delta. Vous nous présentez un déséquilibre budgétaire qui servira probablement à l’avenir à imposer de nouvelles coupes sombres dans la protection sociale. Vous préparez sans doute le retour du fantôme fatigué, et fatigant, de la réforme des retraites, qui semble hanter les couloirs du pouvoir – et que vous évoquiez encore tout à l’heure, monsieur le ministre délégué.
Mais vous ne préparez pas sérieusement l’avenir. J’en veux pour preuve le renoncement à la grande réforme de l’autonomie annoncée en 2017, puis en 2018, puis en 2019, puis en 2020, puis en 2021, puis… plus rien.
Les quelques mesures inscrites dans le budget sont bien loin des besoins identifiés dans le rapport Libault. La hausse de 6 % sera en grande partie absorbée par les revalorisations du Ségur. Les 10 000 personnes supplémentaires en EHPAD sont à rapporter au nombre des établissements : 7 500. Vous nous présentez une bande-annonce mais nous ne sommes pas certains que vous prévoyiez un long-métrage ensuite, d’autant plus que la branche sera financée à 90 % par la CSG – c’est à dire par les salariés et les retraités, les employeurs ne contribuant qu’à hauteur de 6 %, au travers de la contribution solidarité autonomie (CSA). Cela témoigne d’une fiscalisation croissante de la sécurité sociale, tandis que vous refusez nos propositions de financement. Enfin, où est le grand service public de l’autonomie dont nous avons besoin ? La situation est critique pour de nombreuses personnes, leurs aidants et leurs familles. Il n’y a donc pas de quoi, à nos yeux, chanter comme un oiseau sur la cinquième branche.
Vous prévoyez quelques mesures en matière de médicament. La période nous a éclairés, s’il le fallait, sur le comportement des big pharma et sur la marchandisation de la santé qui s’étend dans ce secteur, avec des prises de bénéfices parfois faramineuses et en partie sponsorisées par la sécurité sociale. On ne peut pas en rester là. L’encouragement donné aux hôpitaux de produire des médicaments lorsqu’ils le peuvent dans leurs pharmacies, à condition de leur en donner véritablement les moyens, est une bonne chose. Le pôle public du médicament que nous imaginons s’appuie sur leurs capacités. Mais il faut aller plus loin dans cette direction et nous ne voyons pas poindre cette ambition, alors même que les grands laboratoires externalisent tout en étendant leur emprise.
Je profite de l’occasion pour évoquer la possibilité d’un développement par des acteurs académiques de médicaments biologiques innovants, comme les CAR-T, à des coûts bien plus raisonnables que dans les laboratoires.
J’ajoute encore qu’il faudrait s’engager fortement pour une autre vision des brevets. Le choix – enfin ! – d’introduire dans la fixation des prix un critère de localisation de la production est une mesure de bon sens, que nous avons défendue, avec d’autres, depuis longtemps. Il faudrait, là encore, compléter la palette et agir plus fort face aux pénuries. Au passage, le décret sur la transparence concernant les aides publiques versées aux laboratoires est très insuffisant. J’espère enfin que vous consentirez à taxer les short liners qui se placent sur des segments particuliers pour réaliser des marges.
Nous devons dire les interrogations qui sont les nôtres quant aux décisions concernant le recours aux orthoptistes, un sujet sur lequel les concertations n’ont pas abouti ; le risque d’une expertise médicale à deux vitesses ne saurait s’installer. Nous constatons par ailleurs la multiplication de centres dentaires ou optiques qui ont une pratique industrielle des actes médicaux, loin de toute logique de prise en charge, de soin, de suivi. En un mot, ils font de l’abattage à des fins de profits. Madame la présidente de la commission, vous avez vous-même constaté des actes non seulement inutiles mais mutilants, pratiqués dans certains de ces centres ; ceux-ci jouent de la vulnérabilité de certains patients et du surplomb que peut parfois conférer le savoir médical. La réaction publique n’étant pas au rendez-vous, vous avez déposé un amendement pour y remédier.
Ces abus découlent de la marchandisation de la santé et, si la pratique collective – notamment celle des centres de santé – doit être soutenue, les logiques financières sont tout simplement à bannir. Il faut, d’une part, se donner des outils de régulation et de contrôle adaptés, et mieux encourager, d’autre part, les véritables centres de santé en lien avec les municipalités, le mouvement mutualiste et le service public hospitalier.
Je voudrais enfin évoquer la situation de nombreux services et hôpitaux qui se voient appliquer les mesures destinées à lutter contre les abus de l’intérim médical. Est-il utile de préciser que nous n’aimons pas beaucoup ce système coûteux, qui aboutit à des inégalités salariales peu défendables ?
Mais les retours du terrain sont inquiétants car nombre de services constatent une fuite de l’intérim qui les contraint parfois à fermer leurs portes, faute de personnel.
Alors que la crise est toujours là et que ses effets sur les personnels sont prégnants, cette mesure était-elle vraiment absorbable aujourd’hui, en l’état ? Il y a quelques mois, nous en avions discuté les formes et avions alerté sur les difficultés pouvant en résulter. Par exemple, le plafonnement opéré dans le public sous peine de sanctions ne s’applique pas au privé. Par exemple, les obligations ne tiennent pas compte de l’état de tension et de carence, alors même que la santé exige une obligation de moyens. Par exemple, on ne réglemente pas l’activité des entreprises de travail temporaire en la matière. J’avais déposé trois amendements pour discuter de ce problème sérieux face auquel nous devons agir, et qui s’inscrit bien dans le cadre du PLFSS : ils ont été déclarés irrecevables. Nous devons néanmoins profiter de la présente discussion pour essayer de mesurer l’état des choses et faire face à la situation.
En regrettant les conditions qui ont conduit à un débat étriqué, nous soutiendrons naturellement les mesures positives tout en déplorant qu’il n’y en ait pas plus, au regard de la gravité de la situation – je pense notamment aux déserts médicaux.
Parmi ces mesures, je veux citer l’extension jusqu’à 25 ans de la gratuité de la contraception, la constitution de droits à la retraite pour les indépendants pendant les périodes où le covid a affecté leur activité, ou l’accès facilité à la complémentaire santé. Mais les relatives largesses que vous inspire la période électorale ne suffisent pas à impulser les changements d’orientation nécessaires, pas plus qu’à rattraper les dégâts déjà produits par votre politique.
Madame la ministre déléguée, monsieur le ministre délégué, d’autant plus que le projet que vous nous présentez ne le fait pas comme il le devrait, je terminerai en vous disant tout simplement : prenez soin de vous. (Applaudissements sur les bancs des groupes GDR et FI et sur plusieurs bancs du groupe SOC.)