Nous n’allons pas pouvoir en rester là. D’année en année, les budgets de la sécurité sociale se suivent, se ressemblent et s’assemblent, pour la priver des moyens nécessaires au plein accomplissement de ses missions.
Celui qui nous avait été présenté l’an dernier, à pareille époque, a largement contribué à mettre le feu aux poudres dans le pays. Le Gouvernement a dû revoir sa copie dans les arrêts de jeu, en faisant tout, cependant, pour ne pas se renier, et en choisissant donc d’actionner une fois de plus le levier de l’exonération de cotisations. Nous payons le prix de cet entêtement, et vous en rajoutez aujourd’hui une couche. Je dois reconnaître que vous avez de la constance, mais nous aussi.
Je me plais à rappeler qu’Ambroise Croizat, lorsqu’il posa la première pierre de la sécurité sociale afin de conjurer l’incertitude du lendemain chez ceux qui vivent de leur travail, disait vouloir permettre « à tous les hommes et à toutes les femmes de développer pleinement leurs possibilités, leur personnalité ». Voilà pourquoi la sécurité sociale, malgré les entailles qui lui ont été faites, constitue aujourd’hui encore un rouage essentiel de la République ; et plus qu’un rouage, elle devrait en demeurer un grand projet. C’est cette dimension dont nous constatons l’absence dans les choix qui nous sont proposés. J’essaie de les décrire, car lorsque je les entends énoncer par le Gouvernement, j’ai l’impression qu’on me raconte un film qui n’est pas à l’affiche. (M. Boris Vallaud applaudit.) Sans vouloir faire insulte à Léonard de Vinci, c’est un peu comme la Joconde : quand on en entend parler, on est impatient de la voir, mais quand on la voit, on est déçu de constater que le tableau est tout petit.
Nous avons ici un budget étriqué, rabougri, rétréci – un projet de loi, non de financement, mais de sous-financement, d’appauvrissement, d’affaiblissement de la sécurité sociale. L’intention est claire : la sécurité sociale doit être corsetée pour diminuer la rémunération du travail. Il faut nourrir toujours plus une économie financiarisée, aux mains de quelques puissants propriétaires. On dédouane donc à tour de bras, aveuglément. Les feuilles mortes se ramassent à la pelle ; visiblement, les exonérations aussi. (Sourires.) Le ministre parlait tout à l’heure des niches sociales : ce ne sont plus des niches, mais des cabanes, et vous allez finir par mettre la cabane sur le chien !
Malgré les apparences, le propos est grave. Cette année, vous nous proposez de mettre fin au principe de compensation intégrale de ces exonérations. On comprend pourquoi : les montants qu’elles atteignent – au bas mot 66 milliards d’euros, soit deux fois plus qu’en 2013, selon nos calculs – les rendent de plus en plus difficiles à compenser. Et pour quels résultats en termes d’emploi, de salaire ?
Le budget de la sécurité sociale ne saurait être une variable d’ajustement du budget de l’État ou de celui des entreprises, une caisse où piocher pour payer l’ardoise. Ce budget, c’est la part des richesses produites par le travail qui se trouve soustraite aux banquiers, aux assureurs, à la rente, et mise en commun pour permettre à chacun d’affronter les aléas de l’existence. Or le parti pris gouvernemental a pour conséquence immédiate la réduction de la voilure de la sécurité sociale, non sans quelques redéploiements, quelques touches chatoyantes – un fonds d’indemnisation des victimes des produits phytosanitaires, des mesures concernant les pensions alimentaires ou les soins post-cancer.
Les lignes de force de votre projet sont ailleurs : après que les chômeurs ont été largement mis à contribution, c’est au tour des allocations familiales, des allocations logement, de l’allocation aux adultes handicapés et de la prime d’activité d’être quasiment gelées. Au contraire, en guise d’apéritif à la réforme qui mijote, les retraites sont enfin réindexées sur l’inflation – à condition de ne pas excéder 2 000 euros par mois, ce qui constitue une atteinte manifeste aux droits acquis. Enfin, les congés maladie se trouvent attaqués.
En maintenant l’ONDAM à 2,3 %, le Gouvernement exige 4,2 milliards d’euros d’économies sur la santé, dont 1,2 milliard de compression de dépenses à venir pour l’hôpital, que nous savons pourtant en crise généralisée. Un peu partout, les personnels sont en grève dans les services d’urgence, de psychiatrie ou autres. Ils demandent seulement à pouvoir exercer leur métier, à pouvoir traiter les patients dignement. Ils réclament d’abord le renfort de collègues pour retrouver le temps du soin et de l’humain (Mme Caroline Fiat applaudit), ensuite du matériel pour ne pas être obligés de prodiguer des soins avec des surchaussures ou de bricoler des pieds à perfusion. Ils demandent l’arrêt des fermetures de lits et de services, ainsi que la reconnaissance qui leur est due.
Dans le domaine de la santé, la souffrance au travail est évidente, comme en témoigne le rapport de la Cour des comptes. Selon les chiffres qui nous ont été communiqués, en 2016, les arrêts maladie y étaient deux fois plus nombreux que dans la plupart des autres secteurs.
Ce projet de loi envisage de revoir certains modes de financement pour limiter les effets de la tarification à l’activité. C’est une bonne chose, mais cela restera inefficace à moyens constants. Ce budget est donc intenable, car l’hôpital se trouve déjà dans une position insoutenable. Nous vous conjurons de prendre la mesure de la situation ; dans le cas contraire, vous serez vite rattrapés par la réalité.
Écoutons les voix qui s’élèvent dans le pays : nous ne pouvons nous en tenir là. Certains acteurs privés comptent tirer profit des difficultés actuelles de l’hôpital public ; nous savons qu’ils ne sont pas à même de répondre aux besoins de tous. Pour éviter le développement d’une économie de rente dans le domaine de la santé, de soins à plusieurs vitesses, il faut conforter la réponse publique. À cet égard, l’annonce de la vente d’un hôpital, près d’Angers, a de quoi inquiéter.
Les ressources existent. S’il faudra du temps pour ouvrir une nouvelle ère de l’hôpital public, il importe de sortir dès aujourd’hui d’une logique de compression qui confine à la politique de la cocotte-minute. Vous ne pouvez vous contenter du refrain de Georges Moustaki : « Je voudrais, sans la nommer, vous parler d’elle, […] on l’appelle révolution permanente. » Il y a beaucoup trop à rattraper pour que la réorganisation permanente suffise.
Voici quelques jours, notre groupe a déposé une proposition de loi portant mesures d’urgence pour la santé et les hôpitaux, et je sais que d’autres groupes ont récemment fait de même. Ces mesures sont attendues pour redessiner une perspective, de même que des mesures sont attendues dans les EHPAD, où la situation continue d’être critique et appelle, là encore, un tout autre niveau d’engagement collectif.
À ce propos, je veux dire la satisfaction qui est la nôtre, de voir figurer dans ce budget une proposition que nous avions défendue à l’Assemblée. Elle est modeste : nous l’avions conçue comme un premier pas, acceptable par le Gouvernement et la majorité. Il s’agit de l’indemnisation du congé de proche aidant.
Cette situation concerne 11 millions de nos concitoyens qui assument, aux dépens de leur santé, une solidarité qui devrait être celle de la collectivité tout entière. Ce dispositif ne résoudra pas tout, mais il pourra au moins permettre de faire face aux premiers besoins. Je suis suffisamment allé chercher le ballon au fond des filets, ces derniers mois, pour célébrer un but lorsqu’il s’en inscrit un je souhaitais donc saluer cette prise de conscience, sur l’ensemble des bancs, qui se traduit par diverses initiatives parlementaires. Restent le besoin d’un grand service public de l’accompagnement et celui d’une prise en charge à la hauteur. Avec moins de 300 millions d’euros, contre 6 milliards requis par le rapport Libault, nous sommes très loin de l’investissement nécessaire.
La sécurité sociale mérite un autre dessein, un autre budget, et donc sans doute une autre gouvernance que cette mainmise de l’État, pour redevenir l’affaire du plus grand nombre de ses contributeurs et de ses ayants droit.
Dans la société grandit l’exigence de santé, l’exigence d’autres modes de vie, de production et de consommation. Le soin sera toujours nécessaire, mais nous pouvons empêcher la survenue de nombre de problèmes de santé, et cela doit constituer notre priorité. Dans une société en pleine mutation, inquiète pour son avenir, nous devons mieux protéger les hommes tout au long de leur vie et inventer de nouvelles formes de protection sociale. Cela demande d’en finir avec la course à l’austérité publique et sociale, qui finance l’opulence d’officines privées et du petit nombre de leurs propriétaires. Ce sont eux qu’il faut mettre à la diète. L’œuvre civilisatrice qu’il nous revient de poursuivre appelle à prélever sur les richesses produites la part qui suffira à garantir les droits fondamentaux de chacun. En un mot, ce à quoi l’on reconnaît que votre Joconde est un faux, c’est qu’elle manque de perspective et donne l’impression de regarder ailleurs.