Proposition de résolution tendant à création d’une commission d’enquête portant sur la responsabilité de l’État dans la dégradation de la situation économique, sociale et technologique de l’entreprise Électricité de France (EDF) et ses conséquences pour les usagers
(Renvoyée à la commission des affaires économiques, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)
présentée par Mesdames et Messieurs
Sébastien JUMEL, Soumya BOUROUAHA, Moetai BROTHERSON, Jean‑Victor CASTOR, André CHASSAIGNE, Pierre DHARRÉVILLE, Elsa FAUCILLON, Emeline K/BIDI, Karine LEBON, Jean‑Paul LECOQ, Tematai LE GAYIC, Frédéric MAILLOT, Yannick MONNET, Davy RIMANE, Stéphane PEU, Fabien ROUSSEL, Nicolas SANSU, Jean‑Marc TELLIER, Hubert WULFRANC.
EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Dans le prolongement des ambitions du Conseil national de la Résistance, la France s’est dotée en 1946 d’un service public assurant la production, le transport et la distribution de l’électricité avec pour opérateur unique l’entreprise Électricité de France.
Cet outil a permis à notre pays de bâtir son indépendance énergétique et de garantir à tous, particuliers comme entreprises, l’accès à ce bien de première nécessité au meilleur coût.
À partir de l’acte unique signé par les douze pays européens en 1986 et ratifié en 1987, le système électrique français a été progressivement remis en cause.
La création du marché européen de l’électricité puis la libéralisation à marche forcée du secteur en vue d’instaurer, selon le vœu de Bruxelles, un marché de l’énergie concurrentiel et compétitif, ont profondément fragilisé l’opérateur historique et entravé l’exercice de ses missions de service public.
Il y a eu d’abord la séparation patrimoniale entre les activités précédemment intégrées au sein de l’entreprise publique de façon à les rendre indépendantes les unes des autres, comme les activités de distribution et de gestion des réseaux.
Il y a eu ensuite la décision de la Commission européenne de casser le quasi‑monopole d’EDF sur la production d’électricité par le soutien actif à une politique de développement privé des énergies renouvelables électriques.
Loin de porter une vision stratégique fondée sur la défense de notre souveraineté énergétique et de notre modèle de service public, les gouvernements successifs ont accompagné et soutenu ce mouvement de libéralisation orchestré par la Commission européenne, contribuant à affaiblir l’entreprise EDF.
La loi du 10 février 2000 relative à la modernisation et au développement du service public de l’électricité est venue d’abord sécuriser les investissements privés dans les énergies renouvelables par l’instauration d’un mécanisme de tarif d’achat à prix garanti de l’électricité d’origine renouvelable, bien plus élevé que le coût de production moyen de l’électricité.
La loi du 7 décembre 2010 portant organisation du marché de l’électricité, dite loi NOME, qui visait à permettre « une ouverture effective du marché », a offert dix ans plus tard aux fournisseurs alternatifs un droit d’accès régulé à l’électricité nucléaire historique, dit Arenh.
En contraignant EDF à vendre à ses concurrents à un tarif excessivement bas – n’ayant jamais été réévalué depuis 2012 – une part de l’électricité nucléaire qu’elle produit, ce dispositif a durablement affaibli les finances de l’opérateur, le privant de moyens financiers essentiels.
Dans un rapport publié le 5 juillet 2022, la Cour des comptes indique que l’Arenh a généré une perte de recettes pour le secteur nucléaire d’environ 7 milliards d’euros entre 2011 et 2021.
Loin de remettre en cause ce dispositif, qui pèse évidemment sur les capacités d’investissement d’EDF, le gouvernement l’a encore élargi dans le cadre de la mise en place du « bouclier tarifaire ». La mesure pourrait coûter à EDF jusqu’à 10 milliards d’euros cette année alors qu’aucun contrôle n’a été effectué sur les prix ni sur les pratiques des concurrents alimentés par ces nouveaux volumes d’Arenh.
Ce mécanisme concurrentiel est ainsi devenu au fil des ans un instrument financier visant à alimenter les superprofits des grands groupes énergétiques privés au détriment de notre outil public et du service rendu aux usagers.
En accompagnant cette politique de libéralisation, l’État a également fragilisé l’emploi, le haut niveau de sûreté et le niveau de service. L’arrêt actuel de 12 réacteurs connaissant des problèmes de corrosion et d’un pour aléa technique tout comme les retards pris sur le chantier de Flamanville doivent beaucoup en effet au renoncement des pouvoirs publics à investir dans les savoir‑faire, la formation d’une main‑d’œuvre qualifiée et la recherche.
Ces arrêts imprévus – fruits d’un sous‑investissement chronique – ont d’ailleurs des conséquences graves pour notre sécurité d’approvisionnement, d’autant plus que s’y ajoute l’arrêt de 21 autres réacteurs dans le cadre des opérations de maintenance planifiée, retardées par la crise de la covid‑19.
Ainsi, un calendrier de maintenance bousculé par la crise sanitaire et l’arrêt de 21 réacteurs pour corrosion conduit à ce qu’au total 34 réacteurs sur 56 soient à l’arrêt. Une situation qui impacte fortement nos capacités de production énergétique déséquilibrant le rapport entre l’offre et la demande et explique pour partie la hausse du prix de l’électricité en même temps qu’elle fragilise les finances de l’entreprise publique.
Aujourd’hui, EDF s’endette d’environ 1 milliard d’euros par mois pour amortir la crise énergétique et jouer son rôle de service public.
La crise que nous traversons révèle combien l’investissement public au sein d’EDF a été très largement insuffisant, a fortiori si l’on considère les exigences nouvelles de l’État vis‑à‑vis de l’électricien, sollicité pour porter à bout de bras le bouclier tarifaire, mais aussi les changements de cap successifs du pouvoir exécutif, du Président de la République, entre 2017 et 2022, sur la stratégie nucléaire civile pour notre pays :
D’abord en décidant de la fermeture de la centrale de Fessenheim en 2018 en dépit des investissements réalisés par EDF et l’accord de l’ASN pour réaliser le carénage de la centrale ; puis en confirmant les objectifs de réduction de la part du nucléaire dans le mix énergétique à 50 % d’ici 2050 – ce qui équivaut à mettre à l’arrêt 12 réacteurs supplémentaires et à engager les prochaines fermetures dès 2027 imposant de fait à l’entreprise de cesser la formation et l’embauche de personnels qualifiés ; mais également en abandonnant le projet Astrid, en 2019, ou en décidant de vendre la branche énergie d’Alstom à General Electric en 2014 avant que le ministre de l’Économie, devenu Chef de l’État, ne se ravise huit ans plus tard en contraignant EDF, en difficulté financière, à racheter la filiale à l’entreprise américaine.
Sur un autre plan, celui de « la perte de compétence » mise en exergue par le rapport Folz à propos de l’échec de Flamanville, la responsabilité de l’État doit également être interrogée. La Cour des Comptes dans un rapport publié en 2019 a mis en évidence le caractère dégressif de la politique salariale chez EDF et ses conséquences sur l’outil industriel et la sécurité. La réduction du nombre d’emplois au sein du groupe et le recours massif à la sous‑traitance ont largement contribué à cette perte de compétence.
En dépit des alertes réitérées des salariés, des organisations syndicales, ou encore plus récemment du président de l’Autorité de Sûreté nucléaire, qui juge essentiel de « mobiliser l’ensemble du secteur nucléaire autour de la perte de compétences », l’État s’est contenté d’effets annonces.
Rappelons que l’État, en sa qualité d’actionnaire majoritaire, détient à ce jour les pouvoirs de nomination du Président du Conseil d’Administration – également directeur général – et d’un administrateur représentant, et qu’il dispose à travers la voix du Commissaire du Gouvernement d’un droit de veto envers des décisions d’investissement ou de stratégie dont la réalisation seraient incompatibles avec les objectifs du plan stratégique élaboré par l’entreprise ou avec ceux de la programmation pluriannuelle de l’énergie.
Il y a donc matière à s’interroger sur le rôle de l’État actionnaire ces dernières années, afin de comprendre comment l’entreprise EDF est en difficulté alors même qu’elle doit faire face aux défis de la relance de la filière nucléaire.
Car, outre ses exigences en termes de rémunération, qui ont lourdement affecté les capacités d’investissement de l’entreprise, l’État porte une part de responsabilité dans la décision prise par EDF, à la fin des années 90, de conduire une stratégie de développement à l’export. Cette stratégie périlleuse a manifestement contribué à la désorganisation de l’appareil productif et à l’aggravation du bilan financier de l’entreprise, occasionnant en vingt ans des pertes qui se chiffrent à plusieurs dizaines de milliards d’euros.
Plus récemment, l’État‑actionnaire a continué d’adopter un comportement propice à la déstabilisation de l’entreprise en négociant en catimini avec la Commission européenne un projet de réforme de l’entreprise dénommé « Hercule », portant le risque d’une fragilisation accrue de sa structure financière et industrielle.
Et alors que la crise climatique s’aggrave, que les prix de l’énergie explosent et peinent à être contenus pour les ménages comme pour les entreprises, sinon par le truchement de dispositifs publics particulièrement dispendieux, le Chef de l’État a dans une déclaration récente directement mis en cause EDF et ses agents, en exonérant l’État de ses responsabilités quant à la situation très dégradée de l’entreprise.
La présente proposition de résolution demande a contrario la création d’une commission d’enquête sur les causes et les conséquences de la dégradation de la situation économique, sociale et technologie d’EDF, afin en particulier de faire toute la lumière sur les responsabilités de l’État et des gouvernements successifs.
Elle visera en particulier à réaliser un bilan des impacts de la libéralisation du marché de l’énergie sur les usagers et les entreprises et à évaluer la portée des dispositifs législatifs et réglementaires adoptés depuis vingt ans sur la dégradation de la situation de l’entreprise EDF. Elle formulera des propositions pour répondre aux difficultés d’EDF et garantir l’efficacité du service public de l’énergie.
PROPOSITION DE RESOLUTION
Article unique
En application des articles 137 et suivants du Règlement de l’Assemblée nationale, il est créé une commission d’enquête de trente membres, chargée de :
1° enquêter sur l’ensemble des facteurs à l’origine de la dégradation de la situation économique, sociale et technologique de l’entreprise Électricité de France (EDF) ;
2° étudier les rapports entre les décisions publiques de déstabilisation de la filière nucléaire et la situation de l’entreprise EDF ;
3° établir précisément la responsabilité des acteurs publics et celle de l’État comme actionnaire dans les stratégies et dispositifs qui ont conduit à des pertes de compétences ainsi qu’à la dégradation des finances de l’entreprise EDF ;
4° caractériser l’impact de la transcription des dispositions européennes relatives à l’organisation du marché de l’énergie sur la situation de l’entreprise EDF et ses conséquences pour les usagers ;
5° conduire un bilan de l’ensemble des mesures de libéralisation du marché de l’énergie et ses impacts sur EDF, ses salariés et les usagers en matière de qualité de service, de sûreté des installations et de prix de l’électricité ;
6° étudier la perspective d’un retour à un monopole public sur la production et la fourniture électriques et les impacts d’une nouvelle nationalisation sous forme d’établissement public industriel et commercial pour EDF et les usagers.