présentée par Mesdames et Messieurs les député-e-s :
André CHASSAIGNE, François ASENSI, Alain BOCQUET, Marie-George BUFFET, Jean-Jacques CANDELIER, Patrice CARVALHO, Gaby CHARROUX, Marc DOLEZ, Jacqueline FRAYSSE et Nicolas SANSU,
EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Malgré des engagements de campagne solennels et une communication savamment orchestrée en faveur d’un redressement industriel du pays, les 18 premiers mois d’actions du gouvernement ont laissé un goût amer aux salariés du pays. Les salariés de la sidérurgie, de l’automobile, de l’industrie pharmaceutique ou de l’agro-alimentaire ont pris de plein fouet les renoncements du gouvernement à stopper le démantèlement des secteurs d’activités et à procéder à une véritable reconquête industrielle. Leurs appels à un soutien politique sont restés lettre morte.
Dans le même temps, on a beaucoup moins remarqué la stratégie adoptée pour le secteur aéronautique civile, spatial et militaire. Les choix politiques autant qu’économiques menés depuis des années par les grands groupes industriels, le système financier et par le Gouvernement dans la filière ont été lourds de conséquences, et les mesures prises tout récemment s’inscrivent dans la même logique en l’aggravant.
Des changements dans la gouvernance d’EADS au détriment de la France ...
Le 27 mars dernier, une assemblée générale des actionnaires du groupe EADS avalisait une refonte de la gouvernance du groupe. Officialisée le 2 avril, cette nouvelle gouvernance prenait acte d’un nouveau pacte des actionnaires principaux, dont l’État français, l’État espagnol et les gros actionnaires privés Daimler et Lagardère, un nouveau venu en tant qu’acteur direct, l’État allemand.
Depuis sa création en 2000, EADS était détenu à environ 22, 5% par des actionnaires français (l’État et le groupe Lagardère), à 22,5 % par le groupe allemand Daimler et à 5,5 % par l’État espagnol. Le capital flottant s’élevait à un peu moins de 50 %.
Dans cette architecture actionnariale, même s’il déléguait ses pouvoirs opérationnels à Lagardère, l’État français conservait un pouvoir sur la stratégie du groupe. Bien que ne disposant que de 15 % du capital du groupe, il gardait le pouvoir de désigner une partie des membres au conseil d’administration du groupe et disposait d’un droit de veto sur ses décisions stratégiques. Actionnaire de référence, s’appuyant sur le rôle de premier plan dans le développement de la filière, la France avait une prépondérance potentielle sur les décisions industrielles du groupe.
Avec la renégociation du pacte de 2000, le poids de la France dans le groupe s’est considérablement effrité. Elle en sort grande perdante, et, avec elle, une certaine conception du développement basée notamment sur les logiques de coopérations.
… qui font monter en puissance l’Allemagne dans le groupe ...
Engagée depuis de nombreux mois à l’initiative de l’Allemagne soucieuse d’entrer directement au capital du groupe, cette renégociation s’est « appuyée » sur l’intention des groupes Lagardère et Daimler de sortir, totalement pour le premier et partiellement pour le second, du capital d’EADS. Elle a abouti à une refonte complète de la gouvernance du groupe.
Désormais, l’Allemagne est partie prenante de cette gouvernance. Le rachat par la banque publique fédérale allemande KFW (la caisse des dépôts allemande) des parts (4,5 % du capital d’EADS) du consortium Dédalus (banques publiques-privées) et d’une partie (7,5 %) de celles de son compatriote Daimler, lui a donné 12 % du capital du groupe.
Mais en plus, son entrée au capital s’est opérée à parité avec la France, qui a entériné une réduction de sa participation de 15 % à 12 % et l’abandon de ses prérogatives historiques. L’État français ne dispose plus de droit de veto sur les décisions stratégiques du groupe, ni de pouvoir de désignation de membres du conseil d’administration.
Une perte de souveraineté de la France sur un outil industriel dont elle est historiquement le dépositaire, acceptée sans coup férir ni même débat public national, alors même que selon le quotidien économique allemand, « Handelsblatt », Berlin a déjà annoncé ne renoncer en aucune manière à son pouvoir d’influence sur les décisions d’investissement du groupe.
Ce qui a immédiatement été mis en œuvre, lorsque dans la foulée du capotage de la fusion EADS-BAE systems, Berlin a suspendu un prêt de 600 millions d’euros destiné au développement de l’A350 d’Airbus pour exiger la localisation outre-Rhin d’activités de production de l’appareil au motif d’une parité des partitions françaises et allemandes dans le capital du groupe. Une posture intransigeante acceptée par la direction du groupe, quand bien même la réalité de la clé de répartition industrielle du groupe, basée sur les coûts réels, plaçait déjà l’Allemagne devant la France (respectivement 39,4 % contre 36,9 %). L’Allemagne détenant déjà la plus grosse part de la production d’Airbus sur son territoire.
… et qui donnent le pouvoir de décision sur le groupe aux marchés financiers
Pour autant, si l’Allemagne a gagné son pari contre la France, ce n’est que pour mieux chaperonner le nouveau Pacte d’actionnaires. En effet, malgré l’augmentation globale du poids des États européens dans le capital du groupe, ils représentent aujourd’hui 28 %, ceux-ci n’obtiennent pas plus de pouvoirs d’intervention directe sur les décisions du groupe. L’État français ayant perdu les siens. Comme le dit clairement Tom Enders, dirigeant d’EADS : « malgré la hausse d’environ 8 % de la participation cumulée des gouvernements au capital du Groupe, leur influence sera cependant moindre. Le processus décisionnel suprême, c’est-à-dire au-dessus du Comité exécutif, incombera uniquement au Conseil d’administration et à l’Assemblée générale des actionnaires, comme dans n’importe quelle entreprise normale. » « Nous allons mettre l’accent sur la création de valeur pour l’actionnaire ». Il rajoutait : « Les gouvernements n’interviendront plus dans les décisions de EADS ».
Et c’est bien une nouveauté essentielle de ce Pacte 2013 des actionnaires. La montée en puissance de l’actionnariat public d’EADS, qui a cantonné l’État français, s’est accompagnée d’une explosion de l’actionnariat flottant dans le groupe. La part du capital non détenu par des actionnaires stables et susceptibles à court terme d’être cédée en bourse est passée de 49 % à 72 % !
Or cette prise de pouvoir absolue des marchés financiers n’est pas sans conséquences sur l’avenir du groupe.
Tout d’abord, conjuguée à la libre circulation des capitaux dans une économie ouverte, elle ouvre la voie au risque de prise de contrôle par des capitaux étrangers. Nul doute que les actionnaires importants de Russie, du Qatar, ou le célèbre Lakshmi Mittal, mais encore des USA ou de Chine, que compte ce capital flottant, seront désireux d’accroître leur emprise sur cette entreprise stratégique pour la France, pour l’Europe et pour l’aéronautique mondiale.
Mais surtout, tout laisse à penser aussi qu’elle va impacter lourdement sa stratégie industrielle. Alors qu’EADS est une entreprise stratégique du transport aérien, des applications spatiales, de la défense et de la sûreté, la rendre foncièrement tributaire des aléas de court terme des marchés financiers n’est pas neutre. La recherche à tout prix de valeur actionnariale immédiate1 risque d’amputer rapidement les stratégies industrielles assises sur des investissements lourds et des retours sur investissements à long terme propre à cette industrie. Elle pèse d’ailleurs déjà lourdement sur l’ensemble de la filière.
En effet, l’incompatibilité entre les exigences de rentabilité financière à court terme des marchés et le besoin d’investissement en recherche et développement crée une pression permanente sur les entreprises de la filière et ses emplois. En privilégiant les objectifs de baisse du coût du travail, via les délocalisations, les externalisations, les restructurations justifiées par les « facteurs d’échelle », les principaux responsables de la filière s’alignent sur les oukases des marchés financiers. Les financements sont essentiellement mobilisés à cet effet, au détriment de la recherche ou des secteurs de production.
Alors que cette filière pourrait et devrait jouer un rôle d’entraînement pour le pays (balance commerciale, lutte contre le chômage, emplois formations) et même l’Europe, la pression sur les sous-traitants qui résulte de cette mainmise des marchés sur les grands donneurs d’ordres contribue à privilégier la spécialisation régionale des productions. Elle limite le nombre des bassins d’emplois et des sous-traitants majeurs, à charge pour ces derniers d’assurer leurs commandes aux conditions de coût imposées par les donneurs d’ordre. C’est ainsi par exemple, que parallèlement au renforcement du caractère mono-produit de la région toulousaine, on constate un désengagement industriel en région Île-de-France, avec un risque accru sur la pérennité des sites de Colombes (Hispano-Suiza) ou de Gennevilliers (Snecma), et les délocalisations vers le Mexique (Qerétaro) de la production des pièces moteurs CFM56 du site Snecma de Châtellerault.
Une situation connue et lisible aujourd’hui directement sur le terrain, qui illustre les contradictions entre financiarisation de la filière et pérennité de celle-ci sur notre territoire, et qui réactualise le débat sur la nécessaire prégnance des pouvoirs publics sur les gestions des groupes et entreprises de la filière.
On peut donc légitimement s’interroger sur les raisons qui ont conduit le gouvernement français à brader son rôle et son pouvoir d’intervention dans le groupe, à aller à l’encontre des intérêts industriels et patrimoniaux de la Nation, à handicaper l’ensemble de l’aéronautique mondiale. Là où au contraire, il aurait dû profiter de l’arrivée de l’État allemand pour augmenter sa propre participation et orienter la gouvernance d’EADS vers la création d’un pôle public européen de l’aéronautique et du spatial, voire, pourquoi pas, à créer des « mix » de participations avec les régions concernées.
L’impact de cette recomposition du capital d’EADS sur la maîtrise de Dassault Aviation
Une interrogation d’autant plus légitime que cette décision a des effets en chaîne sur la maîtrise par l’État du secteur français de défense.
En effet, l’indépendance acquise par EADS rend possible la liquidation de ses titres du groupe Dassault Aviation (46,5 % des parts) dans lequel il a immobilisé beaucoup de moyens financiers, mais ne bénéficie que d’un strapontin dans sa gestion.
Or le groupe Dassault Aviation détient des participations dans le groupe français d’électronique de défense Thalès, qui a lui-même une participation dans le groupe français de construction navale DCNS. Le risque est alors important d’une réaction en chaîne qui fragilise la position de l’État français et ses positions en matière de défense nationale.
Certes, le pacte d’actionnaires signé entre l’État français et EADS concernant Dassault Aviation peut limiter ce risque. Mais s’il prévoit l’engagement d’EADS de consulter l’État français en vue de déterminer une position commune lors des grandes décisions que Dassault Aviation sera amené à prendre et une priorité de rachat des titres détenus dans le constructeur de l’avion de combat Rafale, nul doute que le coût potentiel en sera élevé. Dans un contexte de restriction de la dépense publique, il imposera des sacrifices.
En outre, on peut s’interroger sur l’efficacité de ce pacte d’actionnaires. Incapable de s’opposer aux exigences allemandes, l’État français semble peser peu dans les décisions du groupe EADS. Et son autorité pourrait être amoindrie dans celui de Dassault Aviation, notamment avec l’entrée en lice de Denis Kessler dans le Conseil d’administration, ancien numéro deux du Medef et PDG de la SCOR, réassureur mondial, qualifié par Laurence Parisot elle-même « d’ultralibéral ». Et il est fort probable que les intérêts militaires et de défense de l’État français soient rapidement subordonnés aux objectifs de rentabilité financière de ce Groupe.
Une stratégie d’ensemble du gouvernement qui impacte également les groupes SAFRAN, AVIO, et en fait l’ensemble de la filière aéronautique et de l’aérien
En réalité tout laisse à penser qu’il s’agit, derrière ce choix stratégique de l’État français, d’un renforcement de la financiarisation qui touche l’ensemble de la filière aéronautique et aérienne, et qui s’inscrit d’ailleurs assez clairement dans le grand programme d’investissement du gouvernement bâti sur la vente d’actifs publics pourtant stratégiques.
En effet, la baisse des parts publiques dans le groupe Safran, de 31 % à 23 % soit en deçà de la minorité de blocage, la vente annoncée des parts de l’État dans le capital d’ADP et dans celui d’Air France, le laisser-faire public devant le rachat de la firme AVIO par le géant américain General Electric, sont autant d’exemples, parmi d’autres, qui illustrent ce phénomène engagé dès les débuts des années 2000 dont les conséquences, notamment pour l’emploi et les investissements de développement propres des entreprises, sont désastreuses.
L’exemple de Safran est révélateur. On sait que la naissance du groupe, issu de la privatisation en 2001 du Groupe SNECMA et de la fusion avec le groupe Sagem, s’est accompagnée d’une campagne médiatique basée sur le rapprochement entre moyens de communications d’avenir, tels que la téléphonie mobile, et le transport aéronautique. On sait aussi que peu de temps après, la téléphonie mobile était cédée à un fonds d’investissement suite au refus des actionnaires de Safran de consacrer les investissements nécessaires à la modernisation de la gamme, trop coûteuse au regard des objectifs de résultats à 2 chiffres visés. Aujourd’hui, la Snecma dans le groupe est une filiale du groupe Safran. Mais une filiale leader au niveau mondial pour le développement et la production de moteurs aéronautiques et spatiaux, qui remonte environ 300 millions d’euros par an à la holding mère, soit près de 50 % de sa masse salariale, la privant de moyens financiers précieux pour le développement de ses nouveaux programmes (LEAP-X, SaM146, …) et l’obligeant à s’endetter. Ce qui a conduit le quotidien Les Échos à titrer durant l’été 2011 : « CFM, vache à lait de Safran ».
Il en fut de même des projets de regroupement autoritaire décidés par Nicolas Sarkozy des groupes Sagem et Thalès. Sur la base de l’argument selon lequel l’État financerait deux fois des activités analogues de défense dans les deux groupes, notamment les activités optroniques et centrales inertielles, le gouvernement a tenté une restructuration des deux groupes avec un coût social et industriel exorbitant et un coût en capital prohibitif, qui aurait conduit au démantèlement de leurs sites respectifs sans la mobilisation syndicale d’une ampleur insoupçonnée.
Plus récemment encore, la constitution de la société Héraklès a donné lieu à un nouveau champ du démantèlement industriel et social. Au nom d’un regroupement des moyens industriels relatifs à la propulsion spatiale à poudre décidé au niveau européen dans le cadre d’objectifs de réduction des coûts de 40 % du lanceur Ariane, ce fut la société SNPE, à capital public, qui fit l’objet d’un démantèlement. Constituée à partir d’une complémentarité industrielle entre la filière dite « à chimie fine » et la production de poudres pour lanceurs spatiaux et missiles balistiques, la SNPE avait pourtant fait ses preuves. En intégrant à marche forcée la partie poudre dans Safran et en vendant « par appartement » et au plus offrant la partie chimie, la disparition de la SNPE a généré des dégâts dont le coût financier et humain est encore incalculable, et cela sans que cette opération génère les gains financiers escomptés. N’oublions pas que les activités poudre concernent aussi les enjeux liées à la dissuasion nucléaire et aux enjeux de sécurité nationale. L’État est donc obligé de préserver sa capacité opérationnelle. Une question facilement gérable avec une entreprise nationalisée qui devient beaucoup plus complexe dans le cadre d’une filière majoritairement privatisée où les actionnaires et les marchés financiers sont maîtres.
S’il fallait faire un tour d’horizon des grands groupes de la filière en Europe, les constats seraient analogues. La mise en place du Plan Power 8, et de ses ambitions financières visant une marge opérationnelle de 10 %, a conduit à une purge d’emplois, à des filialisations d’entreprises intégrées qui ont introduit des ruptures technologiques dans les entités industrielles, dont pâtissent et pâtiront encore demain les programmes de la filière. Les retards de production sur l’A380 furent l’illustration de ces cassures industrielles et des procédures de mise en sous-traitance d’activités entières. Les retards dans le lancement de l’A350 ou désormais dans le lancement de l’A400M, les difficultés pour mobiliser des équipes sur la conception modernisée des ATR, les atermoiements sur le lancement du NEO, témoignent des priorités financières et de la recherche du low cost du groupe EADS au détriment des logiques industrielles, consécutives à la main mise progressive des marchés sur ces fleurons.
Le coût des restructurations et de la croissance externe
Il est symptomatique que, dans le même temps où la politique de l’emploi est déficiente au regard des besoins, se mène une stratégie d’acquisitions et de restructurations qui peut donner le vertige. Ainsi faut-il noter :
- Safran, qui fort des remontées de dividendes à la maison-mère, s’engage dans l’acquisition de sociétés américaines (Homeland Protection, L-one, …), pour un coût annuel avoisinant près de 50 % de la masse salariale,
- EADS, qui vient de muer en AIRBUS, s’engage dans l’acquisition de plusieurs sociétés pour une somme également très importante,
- ZODIAC qui s’engage également dans l’acquisition de 2 sociétés américaines.
Ces politiques dont l’enjeu ne renvoie pas réellement aux difficultés générées par la monnaie d’acquisition (le dollar) dans la mesure où le cours des changes durant la dernière période était plutôt favorable, ni à des solutions de rechange en terme d’emploi dans la mesure où les sociétés acquises ne constituent pas de réservoirs d’emplois en cas de retour de cycle dans la filière, renvoie plutôt à des stratégies de domination, autre dimension de la mondialisation.
Une stratégie contradictoire avec les enjeux actuels de la filière
Pourtant, cette reconfiguration de l’outil industriel aéronautique à des fins financières se déroule dans un contexte de développement massif des besoins en transport aérien.
Les résultats de l’industrie aéronautique, spatiale, de défense et de sécurité française sont là pour le confirmer. Avec un chiffre d’affaires en croissance de 16 % de 42,5 Mds d’euros, les résultats de l’année 2012 dépassent les bons résultats de 2011. En particulier dans le civil. Les commandes enregistrées en 2012 atteignent 49,7 Mds d’euros, un montant supérieur au chiffre d’affaires de l’année2. En témoignent encore les records de commandes enregistrés lors du dernier Salon du Bourget de juin 2013. En l’espace de 6 jours 43 hélicoptères ont été vendus. Eurocopter enregistre seul une commande de 10 Écureuils livrables d’ici 2015. Concernant les avions commerciaux, c’est pas moins de 1 250 aéronefs qui auront été commandés, Airbus ayant par exemple pour objectif en 2013 de produire 611 appareils.
Un dynamisme commercial qui conforte les estimations des prévisionnistes. Selon la revue Air & Cosmos, ces derniers tablent sur une croissance annuelle du trafic aérien de 5 % d’ici à 2032. Ce qui correspondrait à un besoin de 21 000 nouveaux aéronefs. Dans la même période, 60 % des appareils en circulation devront être remplacés, ce qui nécessiterait la production de 14 000 nouveaux avions à construire. Au total, la demande mondiale d’appareils sur les 20 prochaines années est donc évaluée à pas moins de 32 000 avions de tout calibre, parmi lesquels 7 800 biréacteurs long courrier.
Un record historique de la demande potentielle, qui n’est pas sans interroger sur la capacité de la filière à pouvoir y répondre. Car la recherche permanente d’une marge opérationnelle à 2 chiffres cherchant à satisfaire la remontée de valeur pour l’actionnaire se fait largement par la compression de la masse salariale, et donc de l’emploi et des qualifications, ainsi que par une hausse de la productivité du travail et une externalisation accrue des activités, y compris chez les sous-traitants de la supply chain, liées à une montée en cadence de la production.
Or si les employeurs de la filière se targuent de contribuer à la création d’emplois sur le territoire national, comme européen d’ailleurs, avec l’annonce de 15 000 recrutements en 2012 correspondant à 8 000 créations nettes d’emplois réparties sur l’ensemble du territoire national, et avec un effectif total de 310 000 salariés, (170 000 directs et 140 000 indirects), il n’en demeure pas moins que le volume d’emploi actuel ne pourra répondre aux besoins de compétences de la filière sur les 10 prochaines années.
En effet, si le retour à l’embauche est positif, il n’efface pas la perte de 23 000 emplois du secteur sur les 15 dernières années. Pas plus qu’il ne tient compte de la pyramide des âges de la filière qui annonce un départ prévisible en retraite dans les 5 prochaines années de près de 30 % des effectifs de la filière. Ni des difficultés de recrutement qui sont de plus en plus marqués sur les métiers dits « en tension »3. Difficultés qui touchent autant la catégorie des ingénieurs que celles des fonctions de production dont les exigences en termes d’expériences acquises, de poly-compétences et de responsabilités sont plus fortes dans le secteur aéronautique et spatial que dans d’autres secteurs industriels. Et dont les causes sont pourtant identifiées : désengagement des grands groupes de l’aéronautique des centres d’apprentissages spécifiques de la filière, dévalorisation dans la reconnaissance des qualifications dans l’entreprise et carence notable de la GPEC et des budgets de formation des entreprises. Il est significatif que, par exemple, pour la société Snecma, malgré les mises en garde syndicales alertant sur la nécessité d’anticiper sur une politique d’embauche, l’équipe dirigeante s’est efforcé d’en différer la décision au maximum, frisant la situation de rupture et conduisant à une forte dégradation des conditions de travail.
Là encore, tandis que qu’une maîtrise publique de l’outil industriel aurait pu s’articuler légitimement avec une politique active de formation initiale et continue des salariés pour répondre aux besoins d’emplois de la filière, la stratégie financière visant le court terme entre en contradiction avec les exigences de qualifications de la filière et de formations de ses salariés. L’effet de ciseaux entre la croissance de la production et la croissance des effectifs conduit à un étouffement des capacités productives, que la hausse de productivité ne permet plus de compenser. Y compris avec la démultiplication des emplois précaires dans la filière (10 000 intérimaires selon le Gifas) et l’explosion des heures supplémentaires, rémunérées ou non (ex : Eurocopter de Marignane : 300 000 heures supplémentaires en 2012 !). Et cela d’autant moins qu’une grande part des marges opérationnelles dégagées est elle-même absorbée par la rémunération des actionnaires.
Une situation tendue qui aboutit à une pression supplémentaire sur l’organisation du travail, avec des conséquences importantes pour les salariés (conditions de travail dégradées, hausse des maladies professionnelles) autant que pour l’image de marque de la filière européenne (retards de livraison, défauts de fabrication, pertes de savoir-faire, …).
Une stratégie qui ne prend pas en compte les besoins futurs
Au lendemain de la Conférence mondiale de Copenhague sur les questions climatiques et environnementales, qui, en principe, devait donner un second souffle aux réponses à apporter, mais dont les résultats n’ont pas été à la hauteur des exigences, les dirigeants des principaux groupes industriels de la filière ont convenu de fixer des objectifs de progrès en terme de réduction de pollution par voie d’émission. Les objectifs ACARE à l’horizon 2020 étaient nés. Aujourd’hui, l’ensemble des secteurs R & T de la filière vit au rythme de ces objectifs : introduction massive des composites (cellules d’aéronefs, système propulsif), mais aussi architectures innovantes (« open rotor » ou « soufflante non carénées »). Ces projets dont l’enjeu est considérable supposent des moyens financiers en quantité à base de financement public, comme cela a pu être le cas depuis le début de l’aéronautique industrielle. Dans ce cadre, se pose la question des contreparties auxquelles les entreprises devraient se soumettre, notamment en terme d’emplois, de statut social et de choix pour l’industrialisation, à la différence de ce qui a pu se faire dans la dernière période (aube de soufflante tissées 3D), afin que les subsides ne soient pas utilisés comme simple effet d’aubaine sur le plan financier.
Dans le même ordre d’idée, se pose la question des suites à donner aux pôles de compétitivité qui, quel que soit le thème dont ils étaient porteurs, étaient conçus comme outil de concurrence entre régions et non pas comme outils de coopération. Il en est de même des pôles de compétences qui doivent permettre de valoriser l’ancrage d’un savoir-faire à l’instar des pôles de forge-fonderie.
Se pose également la question de la pérennisation des activités assurées dans le réseau de PME/PMI, notamment au vu des stratégies d’étranglement financier choisies par les donneurs d’ordre. Il en est ainsi des Forges de Bologne ou des Forges de Poitou.
Une stratégie contradictoire avec les intérêts de la France, et de l’Europe et de l’aéronautique mondiale
Mais cette stratégie de financiarisation ne porte pas seulement à conséquence sur l’activité de la filière elle-même. Elle pèse aussi sur l’activité économique du pays, sur sa balance commerciale et son dynamisme industriel.
En effet, l’histoire de la filière aérospatiale française a été marquée par une maîtrise nationale. La caravelle, le Concorde, Ariane ou Airbus sont les fruits des grands programmes publics qui ont structuré cette industrie. La priorité était clairement donnée à l’intérêt stratégique de la Nation. C’est la raison pour laquelle, dans l’industrie militaire, Dassault a pu donner naissance aux programmes Mirage puis Rafale, tout en réinvestissant les acquis technologiques et les compétences associés à ces programmes dans la production aéronautique civile de type Falcon. C’est une des raisons essentielles qui fait qu’aujourd’hui, les filières aéronautique, espace et défense sont bien des pôles industriels d’excellence, ce qui se traduit économiquement par le fait qu’elles restent le premier solde excédentaire de la balance commercial nationale, y compris en 2012.
Ne doit-on pas envisager un pôle public sous l’égide de la DGA et sous le contrôle du Parlement ? Il faut arrêter de privatiser et songer à nationaliser ou renationaliser tout ou partie des entreprises stratégiques de défense. Toute exportation d’armement ne devrait-elle pas être soumise à l’autorisation et au contrôle du Parlement ? La DGA pourrait impulser dès maintenant une véritable politique de diversification et de reconversion vers le civil au fur et à mesure des progrès du désarmement multilatéral.
Néanmoins, avec la privatisation de l’Aérospatiale en 1999, cet avantage technologique, compétitif et stratégique s’est étiolé. Au nom du recentrage sur un cœur de métier de plus en plus restreint pour optimiser sa rentabilité financière, externalisation et délocalisations se sont démultipliées afin de rendre la filière plus compétitive en zone dollar. Ainsi, Airbus s’est mis directement à produire en Europe, puis dans le reste du monde, en Chine ou aux États-Unis. La recherche permanente du low cost, du « moins-disant social » s’est traduite par un éclatement de la production et un maillage de sous-traitants à l’échelle planétaire, dont la fragilité n’apparaît qu’au moment de la rupture de la chaîne productive, avec une perte d’efficacité notoire.
Ce mouvement d’optimisation financière de l’activité s’est amplifié au point qu’aujourd’hui, au transfert des emplois succède le transfert des technologies et de la recherche et développement. Si on ne peut que se féliciter du développement des partenariats de recherche engagés avec l’Inde et Singapour par exemple, en ce qu’ils ouvrent sur des coopérations potentielles, on ne peut en revanche accepter qu’ils se soldent par la fermeture des centres de formation ou de recherche en France entraînant une perte de maîtrise technologique nationale. Et ce au moment même où, pour l’aéronautique de demain, des ruptures technologiques se confirment (les matériaux composites ou l’électronique embarquée pour un avion « plus électrique »), ou se dessinent (turboréacteurs à soufflante non carénées, carburants alternatifs).
En guise de conclusion temporaire
La France dispose encore aujourd’hui d’un tissu industriel qui la place à un niveau de responsabilité de premier plan. Le rôle qu’elle a su jouer historiquement, et qu’elle continue toujours de jouer, lui donne une légitimité pour dégager la filière de sa tutelle des marchés financiers où on entend l’enfermer.
Face à la situation très préoccupante de la filière aéronautique française, l’opportunité d’un gouvernement de gauche donne des moyens qu’il serait inconcevable de ne pas utiliser. Il en va de la crédibilité de sa politique comme de l’avenir de la filière. Comme en matière de sidérurgie ou d’automobile, la question de la maîtrise publique de cette industrie stratégique est posée. Le groupe EADS, ses sous-traitants, avec l’ensemble des groupes de la filière, doit constituer un pôle public européen de l’aérien et du spatial civil et militaire. La présence publique dans le capital du groupe doit servir les États, l’Europe et les salariés du groupe pour garantir la vocation industrielle et la qualité des productions, et non livrer le groupe et ses partenaires aux appétits des marchés financiers. Il semble que le gouvernement ne cherche pas à en prendre le chemin.
C’est pourquoi les parlementaires du groupe GDR renouvellent leur interrogations quant aux choix de réduire la présence de l’État dans le capital des groupes de l’aéronautique, du spatial, de la défense et de l’aérien, qui va à l’encontre des intérêts industriels du pays, des territoires et des populations, comme de l’avenir de la filière. D’autre part afin de prendre une part active à la lutte contre le chômage, il est nécessaire de revoir la stratégie de production des groupes aéronautiques. Avec le départ de nos usines, les difficultés dans les nouvelles technologies se sont accrues. Les délocalisations ou leur menace ont contribué à une restriction du pouvoir de négociation des salariés et à une décrue de 5 à 7 % de la part des salaires dans l’économie ces dernières années. Cette pression sur les salaires est contre-productive car elle aggrave les effets négatifs sur l’ensemble des prestations sociales.
À ces fins, ils demandent la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire sur les choix stratégiques et financiers du Gouvernement à l’égard de la filière, qui semblent davantage se subordonner aux stratégies des grands groupes qu’à l’intérêt national.
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
Article unique
Conformément aux articles 137 et suivants du Règlement, il est créé une commission d’enquête de trente membres chargée d’investiguer sur la situation de l’industrie aéronautique française, les choix stratégiques et financiers du Gouvernement à son égard, les pratiques pénalisant la sous-traitance, les moyens de pallier ses difficultés, les solutions à mettre en œuvre pour pérenniser cette industrie, développer l’emploi et améliorer les conditions de travail dans la filière.
1 Citons encore Tom ENDERS qui ne saurait être plus clair dans l’interview donné le 14-06-2013 aux revues Le Revenu et Air & Cosmos : « pour améliorer les marges opérationnelles d’ici à 2015, l’une des clés consiste à augmenter continuellement les marges d’Airbus, ce qui est en bonne voie. Mais les autres divisions doivent bien sûr, apporter leur contribution ». Ou encore, dans le cadre de la sortie de Lagardère : « c’est la première fois qu’EADS lance un programme de rachat d’actions depuis sa création. Il est normal de reverser une partie de notre trésorerie à nos propriétaires. »
2 Source GIFAS, bilan 2012 de l’industrie aéronautique, spatiale, de défense et de sécurité française, avril 2013
3 Cf. Étude sur les besoins prospectifs en ressources humaines du secteur aéronautique et spatial de juin 2012 de l’Observatoire de la métallurgie et du Gifas.