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Manipulation de l’information

Monsieur le président, madame la ministre, madame et monsieur les rapporteurs, mes chers collègues, je m’en suis voulu d’avoir tronqué, en commission, une magnifique phrase de Beaumarchais. Je vous la livre donc de nouveau, avec exactitude : « pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l’autorité, in du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l’Opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l’inspection de deux ou trois censeurs ». Voilà qui plante le décor de nos inquiétudes au sujet de la proposition de loi qui nous est soumise aujourd’hui.
Je veux d’abord dire quelques mots de la méthode utilisée par le Gouvernement. Le Président de la République a formulé la commande expresse de cette proposition de loi lors de ses vœux à la presse, que nous avons tous suivis. Le texte a ensuite été préparé par un cabinet ministériel et, sans vouloir vous offenser, monsieur le rapporteur, il est aujourd’hui mis en avant par un député de la majorité, sous la forme d’une proposition de loi. Cela en dit long, selon moi, sur la volonté du Gouvernement de précipiter le vote de cette loi, sans remous, sans débat, peut-être même sans vote – nous le verrons ce soir –, sans projecteurs et, bien entendu, sans étude d’impact.
Pire encore, on recourt à une nouvelle méthode, qui consiste à déposer des amendements qui tendent à réécrire l’intégralité des articles, dont l’adoption fait tomber les amendements des groupes d’opposition et de la majorité. Je connais très bien la procédure parlementaire, et je constate simplement que cette méthode est de plus en plus utilisée.
Monsieur le rapporteur, c’est bien de votre méthode dont je parle !
L’examen de ce texte changeant n’aura duré que quelques jours en commission, laissant peu de place aux débats. À titre de comparaison, la loi de 1881 avait été débattue pendant deux ans avant d’être adoptée définitivement. On imagine à quel point les parlementaires de l’époque ont dû prendre sur eux. Pour tout dire, mes chers collègues, je trouve la méthode utilisée un brin mesquine.
J’en viens à nos inquiétudes, qui sont importantes et graves. Nous considérons que cette proposition de loi jette en pâture le « peuple numérique » alors qu’elle laisse bien tranquille la faiblesse d’analyse des médias mainstream – et je fais la différence entre la critique et la dénonciation. S’il ne faut pas minimiser le rôle nuisible des rumeurs et des fausses informations, il n’en reste pas moins que les causes profondes du Brexit et de l’élection de Donald Trump, qui sont deux événements de caractère différent, sont à chercher plutôt dans l’économique, le social, les humiliations faites au peuple, la démocratie, le politique et bien d’autres éléments encore.
Face au nouveau paradigme informationnel auquel nous devons faire face – on parle d’ « infobésité », de précarité de l’information, de sources de plus en plus difficile à analyser –, le Gouvernement propose de légiférer. Or le choix de la voie législative dans la lutte contre les fake news est, à mon sens, dangereux. Le plus grand risque, on le sait, est que s’érige une vérité officielle. En permettant à chacun de se prévaloir de la vérité pour intenter une action en justice, on risque de mettre à mal, selon moi, l’exercice de la liberté d’information et d’expression. Comme nous l’avons saisi au travers de nos débats aujourd’hui, il y a une confusion possible entre les visions du monde, qui relèvent de l’opinion de chacun, et les fausses informations. Et ce n’est pas un mince problème, d’autant que la proposition de loi concerne pour partie les périodes électorales.
Nous avons évidemment toutes et tous en tête les affaires Cahuzac, Sarkozy, Kadhafi, Fillon et bien d’autres encore. Or, dans toutes ces affaires, les révélations initiales ont été qualifiées de fausses nouvelles. Pour ne citer que cet exemple, il a fallu plusieurs années à Mediapart pour obtenir gain de cause quant à la véracité des documents qu’il avait produits, et elle est encore parfois remise en cause.
L’article 1er de la proposition de loi vise à créer une nouvelle procédure de référé : en cas de diffusion d’une fausse information en période électorale, il sera possible de saisir le juge, qui pourra, le cas échéant, supprimer le contenu en cause, déréférencer le site internet concerné, voire bloquer l’accès à ce site. Cette procédure pourrait constituer, à nos yeux, une menace pour la liberté d’expression, au regard de l’imprécision de la notion de « fausses informations de nature à altérer la sincérité du scrutin », de l’étendue de son champ d’application, à savoir la diffusion « par le biais d’un service de communication au public en ligne », et de la sévérité des sanctions possibles, qui seront décidées dans un laps de temps très court, quarante-huit heures.
Nous savons à quel point il est difficile d’établir que tel ou tel élément altère la sincérité du scrutin. Je sais que la majorité En marche ! a en tête deux allégations soulevées lors de la présidentielle – l’une concernant un compte aux Bahamas, l’autre sur des sujets beaucoup plus intimes –, mais je crois, pour ma part, qu’elles ont eu une incidence négligeable sur la sincérité du vote au regard de l’exposition médiatique dont a bénéficié le candidat En marche ! au même moment dans les médias mainstream.
Les précisions apportées en commission ne sont pas suffisantes à nos yeux. En particulier, il sera extrêmement difficile de caractériser la « mauvaise foi » en quarante-huit heures, sachant que c’est déjà le cas en temps normal.
Si les fausses informations peuvent constituer indéniablement un obstacle à la bonne tenue du débat public, une restriction de la circulation des informations par le biais des services de communication en ligne peut faire peser de lourdes menaces sur l’exercice de la liberté d’expression. Comme nous l’avons dit à plusieurs reprises, l’arsenal législatif contre les fausses informations existe déjà ; en y ajoutant une arme supplémentaire, on ne risque qu’une chose : inciter à l’autocensure. Rappelons que les dispositions réprimant la diffamation sont tout à fait aptes à sanctionner n’importe quelle fausse information.
Le risque est également de judiciariser le débat politique, d’autant plus en période électorale. Or, disons-le, lors de la plupart des élections récentes, le débat politique n’a pas été à la hauteur. D’après moi, nous en convenons toutes et tous. Accroître le risque de judiciarisation, c’est refuser de faire appel à l’intelligence collective et, finalement, à la démocratie. Tel devrait pourtant être notre combat. Inscrire dans le marbre une telle mesure reviendrait à remettre en cause le magnifique article 1er de la loi de 1881 : « L’imprimerie et la librairie sont libres », cette loi étant considérée à juste titre comme le texte juridique fondateur de la liberté de la presse et de la liberté d’expression en France. Quand nous examinons comme aujourd’hui un texte qui touche à la démocratie et à la liberté d’expression, il importe, selon moi, que vous prêtiez une oreille plus attentive à votre opposition, chers collègues de la majorité.
Il convient également d’énoncer plusieurs limites concernant la partie du texte relative au CSA. Dans cette suite d’articles, les expressions imprécises « sous influence d’un État étranger » et « bon fonctionnement des institutions » sont susceptibles de favoriser une forme de censure. Le texte comportant peu d’éléments précisant ce que le législateur entend par « influence », cette notion risque de donner lieu à des jugements trop subjectifs. Prendra-t-on en compte le contenu des programmes ? Le financement de la chaîne ?
Quant à l’expression « bon fonctionnement des institutions », le Conseil d’État préconise de ne pas la conserver, considérant qu’elle « nuit à l’intelligibilité générale de la disposition ». Le remplacement de l’expression « déstabilisation des institutions » par l’atteinte au « fonctionnement régulier de ses institutions » par un amendement du rapporteur adopté en commission ne change pas le fond du problème à nos yeux : l’expression reste imprécise et emporte encore un risque de censure. Comme je l’ai rappelé il y a peu, Radio France internationale est considérée en Côte-d’Ivoire, notamment par le pouvoir, comme un média de propagande qui pratique l’ingérence. Donc, sachons aussi adopter une vision un peu moins ethnocentrée.
Je m’étonne également, chers collègues de la majorité, que, à l’occasion de l’une de vos niches parlementaires, à l’occasion de vos initiatives parlementaires, vous présentiez trois propositions de loi qui, quoi qu’on en pense par ailleurs, posent des interdictions, alors même que vous prétendez libérer les énergies.
C’est également étonnant au regard des nombreux sujets qui préoccupent nos concitoyens, dont chacun d’entre nous entend parler dans sa circonscription.
Par ailleurs, cette proposition de loi tend à donner un pouvoir disproportionné au CSA, d’autant qu’elle étend à internet le cadre juridique de la régulation audiovisuelle. Nous y reviendrons.
Dans le peu de temps qui me reste, je souhaite insister sur ce qui me préoccupe au plus haut point : cette proposition de loi reste totalement muette sur plusieurs questions centrales, notamment la concentration de la presse, les conflits d’intérêts et la communication de crise des grandes entreprises, qui ne sont pas en reste en matière de fausses informations pour garder leurs parts de marché. Il n’y a absolument aucune référence aux manœuvres des lobbies à l’origine de désinformation pour des intérêts commerciaux.
Rappelons aussi la nécessité d’instaurer des aides à la presse pluralistes, égalitaires et non discriminantes. S’agissant plus spécifiquement du numérique, il est urgent de limiter la part des informations triées en fonction des individus. La création d’un statut juridique des rédactions reste également un sujet à discuter.
Vous comprenez donc que, pour le moment en tout cas, nous voterons contre ce texte.

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Elsa
Faucillon

Députée des Hauts-de-Seine (1ère circonscription)

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