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Entreprises : l’entrepreneur individuel à responsabilité limitée

Une fois n’est pas coutume, monsieur le secrétaire d’État, les députés du groupe GDR portent sur le projet de loi gouvernemental un regard positif (Applaudissements sur quelques bancs du groupe UMP)…
Je comprends votre enthousiasme, mais tout de même !
Notre regard est donc positif, eu égard à la situation souvent dramatique que connaissent de nombreux artisans et les centaines de milliers de personnes que l’on appelle les auto-entrepreneurs, ce qui est quand même un drôle de terme.
Pour autant, notre soutien n’est pas inconditionnel et j’aurai l’occasion d’y revenir bien entendu.
Le statut d’entrepreneur individuel à responsabilité limitée apporte en effet une réponse à une attente forte, exprimée par le secteur privé depuis plusieurs décennies.
Ainsi que vous l’avez rappelé, monsieur le secrétaire d’État, lors de votre audition par la commission des affaires économiques, ce texte est un tournant, à double titre.
D’une part, l’idée majeure de ce projet – la création d’un patrimoine d’affectation – fait son chemin depuis plus de trente ans. C’est dire si l’accouchement a été difficile !
Surtout, d’un point de vue juridique, il permet de rompre avec le dogme de l’unicité du patrimoine qui est ancré dans notre doctrine civiliste.
En 2009, près de la moitié des entrepreneurs français exerçaient leur activité professionnelle en nom propre, et 75 % des entreprises étaient des entreprises individuelles.
Cette importante proportion résulte notamment de la création, à votre initiative monsieur le secrétaire d’État, du statut d’auto-entrepreneur – ce qui n’est pas forcément une qualité.
Or en l’état actuel du droit, les conséquences de la défaillance d’une entreprise individuelle sont désastreuses pour l’entrepreneur, dans la mesure où selon l’article L. 2284 du code civil et en vertu du principe de l’unicité du patrimoine, les créanciers peuvent se payer sur la totalité du patrimoine de leur débiteur.
Comme cela a été rappelé, il en résulte des faillites dramatiques, socialement violentes pour la famille de l’entrepreneur qui est automatiquement touchée, et susceptibles de décourager les initiatives.
Ces défaillances d’entreprises individuelles représentent plus d’un quart des défaillances d’entreprises. Ce phénomène massif est particulièrement injuste pour des hommes et des femmes qui contribuent – ou tentent de contribuer – par leur travail au dynamisme de notre économie.
Ce manque de protection dû à une responsabilité patrimoniale aggravée nécessitait une adaptation de notre droit.
La création du statut d’entrepreneur individuel à responsabilité limitée est donc, en ce qu’elle permet de différencier un patrimoine d’affectation, une bonne chose. Ce statut permettra aux intéressés de gager leurs créances professionnelles sur leur seul patrimoine affecté.
Cette avancée s’inscrit cependant dans une logique que notre groupe ne cesse de dénoncer et constitue la version entrepreneuriale du slogan « Travailler plus pour gagner plus », lequel vise, pour satisfaire aux dogmes du capitalisme mondialisé, à créer davantage d’entreprises pour développer la concurrence. J’y insiste : nous souscrivons évidemment à l’objectif de faciliter la création et le développement des TPE, y compris individuelles, et soutenons les mesures visant à faciliter leur gestion et leur travail administratif ; cela va de soi.
Mais derrière cet objectif de mieux protéger les entrepreneurs individuels, votre politique pour l’économie et l’emploi d’une part, et les mesures visant à faciliter l’activité économique individuelle de l’autre, révèlent, lorsqu’on les met en perspective, tout autre chose : l’échec de votre politique en faveur du pouvoir d’achat et l’inadaptation de vos réformes face à la montée du chômage. (Exclamations sur plusieurs bancs du groupe UMP.) Eh oui, mes chers collègues, le nombre d’entreprises individuelles augmente en même temps que le chômage !
Ces politiques révèlent aussi votre complaisance à l’égard des entreprises peu scrupuleuses (« Oh ! » sur plusieurs bancs du groupe UMP), qui, dans tous les secteurs, multiplient les plans sociaux malgré de confortables bénéfices et bien qu’elles distribuent d’inavouables dividendes ou octroient des salaires élevés à leurs dirigeants.
J’en profite d’ailleurs, monsieur le secrétaire d’État, pour vous interroger sur l’entreprise Pier import, dont les salariés, que je viens de rencontrer et que vous avez rencontrés le 14 février dernier, se posent des questions : ils se verront peut-être bientôt obligés, les pauvres, de devenir auto-entrepreneurs.
Le 17 novembre 2008, vous déclariez dans Le Figaro que le statut d’auto-entrepreneur « consiste à offrir à chacun la possibilité de bénéficier d’un gain de revenus supplémentaires, ce qui, en cette période de ralentissement économique, répond à un vrai besoin. Cela devient même une arme anticrise. Tout le monde peut devenir auto-entrepreneur : les salariés qui veulent un complément de revenu, les retraités qui veulent améliorer leur pension, les jeunes qui ont besoin d’un peu d’argent pour leurs études ou encore les chômeurs, pour qui il pourra s’agir d’une chance de rebondir ». Bref, vous confirmez aujourd’hui ces propos d’alors.
Dès lors, tout est dit : les salariés sous-payés en raison d’un SMIC ridiculement bas, et qui ne peuvent compter ni sur la philanthropie de leur employeur ni sur les heures supplémentaires – dont on prétend qu’elles sont généreusement distribuées –, ou qui n’ont d’autre choix que d’accepter un temps partiel, sont incités à travailler plus en devenant auto-entrepreneurs, et bientôt entrepreneurs individuels à responsabilité limitée. Ils pourront ainsi mettre à profit leur repos dominical, leurs RTT ou leurs congés pour essayer, tant bien que mal, de joindre les deux bouts.
Les retraités, qui, pour une écrasante majorité d’entre eux, touchent des pensions indignes – il faudra d’ailleurs y revenir –, seront certainement enthousiastes à l’idée de créer leur petite affaire individuelle à soixante-cinq ans pour se payer ne serait-ce que des soins médicaux ou une aide à domicile.
Faites donc contribuer les revenus financiers ! (Exclamations sur plusieurs bancs du groupe UMP.)
Les étudiants aux revenus insuffisants, ou dont les bourses couvrent à peine leur loyer, peuvent toujours créer leur entreprise, puisque de nombreux patrons refusent de les embaucher en raison de leur inexpérience, de même que l’État, d’ailleurs, dans le cadre des missions de surveillance au sein des établissements scolaires – c’est tout le débat que nous avions récemment avec M. Chatel.
Et n’oublions pas les chômeurs, qui ne peuvent même plus compter sur le service public de l’emploi, tant ses agents sont débordés. Ainsi, 400 000 chômeurs seront heureux d’apprendre que, pour compenser la perte totale de leurs indemnités cette année, ils pourront en très peu de temps devenir leur propre employeur.
La création d’entreprise est la réponse du Gouvernement et de la majorité aux revendications des actifs précaires, des retraités, des étudiants et des chômeurs de notre pays ; elle est, en un mot, la traduction du slogan « Travailler plus pour gagner plus ». En réalité, vivre pour travailler sans avoir l’assurance de bénéficier d’un revenu décent et de profiter de la retraite, voilà la seule perspective de votre politique.
Arrêtons-nous un instant sur le problème du chômage, et mettons-le en balance avec les opportunités de création d’entreprise. Je ne vous apprendrai rien en disant que le nombre de créations d’entreprise est en hausse continue depuis le début des années 2000, période à partir de laquelle a précisément explosé le statut des auto-entrepreneurs. Or, comme je l’ai rappelé, cela n’a pas enrayé la progression du chômage, loin de là, non plus que celle de la précarité, qui creuse inexorablement les inégalités.
En 2009, 49 % des auto-entrepreneurs étaient d’anciens chômeurs.
Si certains d’entre eux avaient réellement envie de se lancer dans l’aventure, d’autres, très nombreux, y furent contraints par le risque de se retrouver dans une situation encore plus précaire.
Le durcissement des conditions d’indemnisation du chômage n’est pas étranger à ce phénomène. Il est d’ailleurs instructif de noter que, d’après l’Observatoire des inégalités, le taux de pauvreté est deux fois plus élevé chez les travailleurs indépendants, alors qu’ils ne représentent que 10 % des actifs. (« Et voilà, justement ! » sur plusieurs bancs du groupe UMP.)
Pour le dire autrement, un actif pauvre sur cinq est un travailleur indépendant, et 65 % des auto-entrepreneurs gagnent en moyenne 775 euros par mois ! (« Justement ! » sur plusieurs bancs du groupe UMP.) Méditez ce chiffre, mes chers collègues.
Cet accroissement sans précédent du nombre de créations d’entreprise est donc aussi le reflet des difficultés sociales d’un pays dont les citoyens, victimes de la course au profit et à la rentabilité, souffrent du chômage et de la précarité. Les nouvelles opportunités qui leur sont aujourd’hui offertes portent donc en elles les germes d’une nouvelle précarité : il faut en percevoir les dangers.
Ce nouveau statut permet aussi de faire baisser temporairement et à court terme le taux de chômage national. Certes, un chômeur qui décide de monter son entreprise individuelle conserve ses indemnités pendant quelques mois, mais celles-ci diminuent dès que son entreprise engrange des recettes ; il devient alors chômeur avec activité réduite, sort de la première catégorie et n’est plus comptabilisé comme demandeur d’emploi. Voilà comment on fait baisser les chiffres du chômage !
Mais cette illusion sera de courte durée, car l’auto-entreprenariat, comme l’entreprenariat à responsabilité limitée, constitue un risque réel pour les petites entreprises, qui comptent peu de salariés : elles le disent d’ailleurs ouvertement. Le statut d’entrepreneur à responsabilité limitée étant moins coûteux, ces petites entreprises seront tentées d’en profiter pour baisser le coût du travail au détriment de leurs emplois, ou feront faillite face à la concurrence qui y aura recours. (« Oh ! sur plusieurs bancs du groupe UMP.)
Les entreprises de taille moyenne y trouvent largement leur compte, car ces statuts sont pour elles un moyen légal de contourner le droit du travail : nombre d’entre elles préfèrent désormais sous-traiter à un auto-entrepreneur ou aider un salarié à monter sa petite affaire pour lui commander le même travail et les mêmes prestations. Une part non négligeable d’auto-entrepreneurs, vous le savez bien, ont été obligés d’acquérir ce statut par leur employeur.
Pour les patrons, l’entreprise individuelle est une aubaine. Le nouvel entrepreneur ne compte pas ses heures, et l’ancien employeur, devenu client, échappe à ses obligations légales : pas de contrat de travail, pas de temps de travail et de repos, pas de congés à respecter !
Surtout, le paiement à la prestation ou à la livraison remplace le salaire minimum ; dès lors, pour l’employeur d’origine, le problème des licenciements est réglé. De son coté, l’auto-entrepreneur perd tous les droits et garanties attachés au contrat de travail : représentation syndicale, allocations chômage, congés payés ou congés maternité. Ces nouveaux statuts, qui sont d’ores et déjà la variable d’ajustement des entreprises de taille moyenne et des grandes entreprises, permettent à celles-ci de diminuer le coût du travail et d’accroître leurs profits en faisant jouer la concurrence entre travailleurs indépendants pour réduire le prix des prestations. Bref, cette nouvelle arme de la flexibilité constitue également une trappe à bas salaires : c’est inévitable.
Par ailleurs, ces statuts sont à l’origine d’une distorsion sur le marché du travail qui aggrave mécaniquement les déficits sociaux. La création de 300 000 entreprises individuelles équivaut, en termes de cotisations salariales et patronales, à une perte sèche de 2 milliards d’euros : chiffre intéressant à connaître à l’heure où nous nous apprêtons à débattre des retraites !
Si nous soutenons le projet de sécurisation des entrepreneurs individuels contenue dans le texte, nous restons très préoccupés par ces nouvelles modalités de travail – pour ne pas dire que nous y sommes hostiles. Nous souhaitons le dire à cette occasion et dénoncer les logiques qui prévalent à l’élaboration de votre politique de l’emploi en particulier, et de votre politique économique en général.
Vous risquez en effet d’aggraver les inégalités déjà criantes entre nos concitoyens. Vous favorisez la précarité des travailleurs et tissez le linceul de notre protection sociale en détricotant systématiquement toutes les garanties dont bénéficient encore les salariés.
Quelle urgence y a-t-il, pour le Gouvernement, à inscrire ce texte dans un ordre du jour déjà surchargé, comme s’en est ému le président de notre assemblée ?
Quel autre motif que la proximité des élections régionales pourrait justifier cette urgence ? (Applaudissements sur les bancs du groupe GDR et sur plusieurs bancs du groupe SRC.) Un petit coup de pouce à votre candidature sans espoir, monsieur le secrétaire d’État ? (Exclamations sur les bancs du groupe UMP.)
Quoi qu’il en soit, il y a bien une urgence : celle de renvoyer le texte en commission (Mêmes mouvements) afin d’engager un débat de fond sur la situation réelle des artisans et des auto-entrepreneurs dans le contexte général de l’activité économique, et d’en évaluer l’impact pour le monde du travail.
Sans ce renvoi, les députés du groupe GDR envisagent de s’abstenir sur le texte. (Applaudissements sur les bancs du groupe GDR et sur plusieurs bancs du groupe SRC. – Exclamations sur les bancs du groupe UMP.)
 

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Pierre
Gosnat

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