Partager la valeur, c’est beau. En découvrant le titre du texte, j’ai même cru que vous aviez repris une de mes propositions de loi.
Vous imaginez bien que partager la valeur, partager les richesses, construire de l’égalité, partager les avoirs, les savoirs et même les pouvoirs, je suis pour ! Je suis à fond pour. Mais en ce qui vous concerne, j’avais cru comprendre que, non, vous n’étiez pas trop pour.
Alors je me suis dit : il doit y avoir un problème. Et le problème, en réalité, c’est que nous n’avons pas les mêmes valeurs : nous ne partageons pas la même définition du mot « partage ». En effet, si c’est cela le partage de la valeur, Bernard Arnault est communiste ! Or j’ai l’impression qu’il n’est pas au courant.
En réalité, il n’est pas vraiment communiste et ce texte ne partage pas vraiment la valeur.
Voyant que cette affaire devenait un peu difficile à assumer, vous vous êtes dit : « on va dire qu’on partage la valeur, mais sans vraiment le faire ». C’est pour cela que vous avez fixé un cadre très étroit, minuscule, aux acteurs socio-économiques, en leur disant : « surtout, ne débordez pas du cadre ! »
À ce propos, faisons un jeu : celui du mot tabou, qu’il ne faut jamais employer. C’est le mot « salaire »
Or le premier outil de partage de la valeur produite, c’est le salaire, qui est la juste contrepartie du travail et de la richesse produite par celles et ceux qui travaillent.
Le salaire est à tout point de vue – individuellement et collectivement, immédiatement et pour l’avenir – plus puissant que tous vos dispositifs de participation, d’intéressement et de primes.
C’est le premier élément négocié dans un contrat de travail ; il vient en partie encadrer la subordination du salarié à son employeur, il reflète une qualification et il évolue en cours de carrière. Le salaire socialisé ouvre et garantit des droits en matière de santé, de chômage et de retraite, même si ces deux-là ont pris un sacré coup sur la carafe ces derniers mois. Pour des raisons évidentes, vous refusez donc de parler salaire et cotisations. Cotisations : c’était le deuxième mot tabou. Encore perdu !
Le salaire est aux antipodes de l’intéressement et des primes qui sont aléatoires, limités dans le temps et désocialisés. Ainsi, ces dispositifs de « partage de la valeur », qui reposent sur un nombre croissant d’exonérations de cotisations sociales, ont un coût non négligeable pour la sécurité sociale : près de 1,7 milliard d’euros en 2021. C’est d’autant plus contestable que, comme le confirment de nombreuses études, ils se substituent partiellement – jusqu’à 30 % pour la prime Macron – aux augmentations de salaires. Non contente d’être précaire, la prime déprime le salaire, la sécu et le pouvoir de vivre.
C’est pour cette raison que les organisations syndicales avaient posé comme préalable incontournable à l’équilibre du texte l’inscription dans la loi du principe de non-substitution des primes de partage de la valeur au salaire. Vous l’avez discrètement mais obstinément refusé, et ce refus en dit long.
Votre politique a des effets et votre constance montre que vous visez des objectifs précis : entretenir la spirale des bas salaires et faire du salaire un élément subsidiaire, dans une logique de financiarisation de la rémunération. Vous hissez la prime désocialisée et défiscalisée au rang de première contrepartie du travail. Vous rapprochez le salarié et l’ubérisé puisque, dans le sillage de l’ubérisation que vous avez toujours soutenue et développée, vous dégradez consciemment le salaire et le statut de salarié. Ce faisant, vous remettez un peu plus en cause le sens du travail et vous attisez le sentiment d’injustice sociale.
En effet, comme le montrent là aussi de nombreuses études, la répartition des primes de participation et d’intéressement – tout comme l’accès à l’épargne salariale – est plus inégalitaire que celle des salaires. Cette inégalité entre salariés vaut également en ce qui concerne les montants versés : vos primes de « partage de la valeur » ne profitent pas en premier lieu aux salaires les plus bas, bien au contraire.
Alors que l’inflation demeure à un niveau très élevé – près de 5 % en 2023 – et que selon la Dares – direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques –, le salaire réel de base recule du fait de cette inflation persistante ; alors que le nombre de travailleurs pauvres ne cesse de s’accroître – 1 million de travailleurs et de travailleuses vivent avec moins de 918 euros par mois, selon l’Observatoire des inégalités –, alors que le travail paie de moins en moins bien, le Gouvernement et la majorité présidentielle agissent comme ils l’ont toujours fait : ils font semblant, et le tour est joué.
Dans un monde où les richesses produites par le travail sont toujours davantage captées par un petit nombre et englouties dans la financiarisation, le partage est plus qu’une urgence incontournable : c’est un droit. Au partage de « l’avaleur », nous préférons le partage du partageur.
Pt transposition ANI relatif au partage de la valeur au sein de l’entreprise - CMP