Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, au terme de la discussion de ce projet de loi et des différents débats qui ont animé notre assemblée ces derniers temps, il ressort, n’en déplaise à certains, un climat ombrageux et inquiétant.
Notre travail d’opposition ne saurait être taxé d’obstruction – nous n’en avons d’ailleurs pas les moyens – ; nos seules motivations étaient de vous faire sortir de ce mutisme incompréhensible, et nos questions, très claires, ne visaient qu’à une chose : comprendre vos intentions et les moyens que vous étiez réellement capables de mettre en œuvre pour réformer l’audiovisuel public sans le faire mourir.
Nous avons aussi, quelques semaines plus tard, assisté à une dérive partisane de la présidence de notre assemblée, alors que nous tentions de défendre notre indispensable droit parlementaire d’amender, de rester des députés de la République, et de ne pas devenir les députés techniciens que dessinent la réforme constitutionnelle et la future réforme de notre règlement.
Ces deux épisodes marquent un tournant dans le traitement des oppositions et des parlementaires de l’Assemblée ; pourtant, nous traitions du seul et unique outil qu’il nous reste, en tant que députés, pour faire valoir nos positions au sein du débat en séance publique. C’est grave pour la démocratie et très inquiétant pour la liberté d’expression dans notre pays.
Cette logique de mainmise de l’État sur tout ce qui ne rentre pas dans le rang de la majorité ne se limite malheureusement pas au seul travail parlementaire. Bien au contraire, M. Sarkozy et son gouvernement abattent ou sapent systématiquement tout ce qui pourrait s’apparenter, de près ou de loin, à un contrepouvoir. Or il me semble – et ceci est valable pour les collègues de gauche comme de droite – que le premier devoir d’une démocratie est de veiller à ce que les contrepouvoirs existent et fonctionnent, tant au niveau local que régional ou national. Sans eux, j’ai le regret de vous le dire, la démocratie est en danger.
Vous me permettrez une comparaison avec la physique de Newton, lequel a découvert beaucoup de principes qui gouvernent la nature, et notamment la loi dite d’action-réaction : plus on pousse un mur avec la main, plus ce mur résiste à la pression exercée sur lui. En d’autres termes, la réaction est proportionnelle à l’action ; c’est le principe d’équilibre entre les forces. La réaction des contrepouvoirs à l’égard du pouvoir procède du même principe. Jusqu’à présent, me direz-vous, la réaction des Français n’a pas été proportionnelle aux actions, aux atteintes aux libertés publiques les plus fondamentales portées par Nicolas Sarkozy – quoique la mobilisation du 29 janvier devrait vous offrir un avant-goût de sa puissance potentielle.
Or, dernièrement, la cadence gouvernementale s’est déchaînée. Déculpabilisé, pour reprendre un terme qui lui est cher, M. Sarkozy outrepasse ses fonctions pour punir des préfets ou des directeurs départementaux de la sécurité intérieure, lesquels ne contiennent pas assez à son goût les foules mécontentes des politiques menées par le Gouvernement. Depuis quand le droit de manifester est-il interdit ?
Même si cela vous déplaît, monsieur le rapporteur, j’établis des liens : c’est notre démocratie qui est en jeu.
Les attaques frontales de M. Darcos envers le monde enseignant et l’enseignement même, dans ses fondements comme dans son organisation, méritent que l’on s’y intéresse de près. Et où peut-on être plus près de l’omni-Président que lors de l’un de ses nombreux déplacements, lequel était précisément consacré aux vœux à la communauté enseignante ? Sans parler de ce directeur d’école primaire dans l’Isère, qui, ayant refusé d’enregistrer des informations dans la banque de données dite « Base élèves » – fichier plus que contestable à bien des égards –, a été démis mardi 3 février par l’inspection académique ! (Protestations sur les bancs du groupe UMP.)
Notons au passage que la multiplication de ces fichiers – STIC, Edvige ou Base élèves – prépare une société de fichage généralisée dangereusement liberticide. Comme l’observait hier fort justement le sociologue Laurent Bonelli dans un grand quotidien du soir, « nous sommes dans une logique d’extension du contrôle. […] La majorité des mesures sont prises dans l’urgence, quand ce n’est pas dans le secret, comme le fichier Edvige […] ».
Cette pratique se situe d’ailleurs dans la droite ligne des arrestations sans fondement de pseudo-terroristes censés représenter cette nouvelle « ultra-gauche », concept inventé par le ministère de l’intérieur pour faire peur. Le traitement de jeunes gens comme Julien Coupat révèle d’ailleurs le peu de cas réservé à ce pilier de notre justice qu’est la présomption d’innocence. Sous couvert de lutte antiterroriste, certains Français qui ont choisi un autre modèle de vie ou de société se voient assimilés à des terroristes et emprisonnés. N’oublions pas que cela fait trois mois que Julien Coupat est incarcéré sans motif et sans preuves.
En effet, d’une certaine manière : j’entends bien utiliser les dix minutes qui me sont imparties pour dénoncer toutes les atteintes aux libertés. (Interruptions sur les bancs du groupe UMP.)
Pour parfaire, disais-je, cette démocratie idyllique, respectueuse de l’ensemble des citoyens, est ensuite venue l’annonce tonitruante, le 7 janvier dernier, de la suppression des juges d’instruction. Autant dire tout de suite que la réforme ne manquera pas de s’accompagner de la fin des affaires politico-financières, du moins lorsque ces dossiers toucheront des personnalités issues de la majorité.
Même les services publics qui, sur certains territoires plus que sur d’autres, sont assurés par des collectivités territoriales actives – lesquelles font en quelque sorte office de contrepouvoirs – sont incessamment attaqués, exclus de l’intérêt général, alors qu’ils devraient être au cœur de la solidarité nationale.
Que dire du ministère de l’intérieur qui, pour la deuxième fois, se pourvoit en cassation contre le groupe de rap « La Rumeur » – il ne s’agit pas de savoir si celui-ci a tort ou non –, que la cour d’appel de Versailles avait pourtant relaxé au terme d’une longue procédure ? Bien que ses propos, comme le rappelle son avocat, traduisent des réalités attestées par des historiens et même des gardiens de la paix venus témoigner au procès, le chanteur Hamé est poursuivi par le ministère de l’intérieur depuis bientôt six ans ! Le réquisitoire du président de la cour d’appel de Versailles est pourtant très explicite et n’appelle pas de recours. Qu’à cela ne tienne, l’État revient à la charge une troisième fois ! Pourquoi un tel acharnement, sinon pour mettre à bas la liberté d’expression ?
Que dire, encore, de ces citoyens « lambdas » qui se voient poursuivis par les avocats du Président de la République pour avoir porté atteinte à son image !
C’est du jamais vu ! La tradition élyséenne voulait qu’on laisse passer ; notre intouchable chef de l’État n’est pas de cet avis.
Quant à la presse et aux médias, ils sont aujourd’hui sous contrôle suppression des moyens financiers qui permettraient une télévision publique de qualité ; refonte de l’audiovisuel extérieur ; concentration des médias ; réforme des droits d’auteur ; états généraux de la presse lancés du perron de l’Élysée ; multiplication des procédures d’outrage engagées par le pouvoir en place ; libertés publiques bafouées… On ne compte plus les atteintes portées à la liberté d’expression, laquelle, consciemment ou inconsciemment, volontairement ou involontairement, à l’initiative des intéressés ou pour répondre à des pressions politiques ou économiques – voire les deux en même temps –, est mise à mal. S’il est un domaine que le Président de la République met sous pression autant qu’il le peut, c’est celui de l’indépendance des esprits. Les exemples sont nombreux ; ils alimentent quotidiennement les petites colonnes de nos journaux, et de plus en plus leurs unes ; ils circulent sur l’Internet et sur les messageries.
Évidemment, ce pouvoir de nomination présidentiel des présidents des entreprises de l’audiovisuel public achève cette liste à la Prévert comme on achève bien les chevaux. Il tue dans l’œuf toute volonté des futurs PDG de se démarquer de l’exécutif. La décision de M. de Carolis d’accéder à la demande présidentielle en supprimant lui-même la publicité en est la preuve manifeste.
Atteintes aux droits de grève et de manifestation, à la liberté d’expression ; fichage généralisé de la société française ; libertés civiles et politiques bafouées, et maintenant nomination présidentielle des PDG de l’audiovisuel public : tout cela participe évidemment de la même logique.
Que voulez-vous exactement ? Contrôler pour mieux régner ? Bâillonner le peuple français ? C’est impossible, et vous le savez. À moins de préparer autre chose.
Je n’aime pas les formules toutes faites, mais franchement, mes chers collègues, à quoi assistons-nous, sinon à une dérive autoritaire du chef de l’exécutif ? Comment vous est-il possible de participer, par votre silence, par votre mutisme, à un tel retour en arrière et à de telles dispositions rétrogrades ?
Le texte sur lequel nous planchons aujourd’hui n’a pas évolué depuis sa première présentation par le Gouvernement. Le travail parlementaire auquel nous nous sommes activement associés n’a servi à rien, et nous serons minoritaires pour le regretter. J’espère franchement me tromper, madame la ministre, mais je suis convaincu que nous risquons d’être très nombreux, au-delà de nos clivages partisans, à le regretter demain.
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