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Répartition du contentieux et allégement de certaines procédures juridictionnelles

La parole est à M. Jean-Pierre Brard, pour un maximum de dix minutes.
M. Jean-Pierre Brard. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, avant d’en venir au fond du projet de loi relatif à la répartition des contentieux et à l’allégement de certaines procédures juridictionnelles, je voudrais déplorer les conditions dans lesquelles notre assemblée est amenée à examiner ce texte. Ce projet de loi est brutalement sorti des cartons, le Gouvernement osant même engager la procédure accélérée, alors qu’il est resté en attente au Sénat pendant un an, car déposé le 3 mars 2010. C’est ce qui nous a valu cet échange à fleurets mouchetés au début de notre séance. Nous avons constaté que le président de la commission était quelque peu agacé de la façon dont le Gouvernement, et en l’occurrence M. le garde des sceaux, travaille. Je ne suis pas toujours d’accord avec M. Warsmann mais, puisqu’il faut les départager, c’est à lui que je donnerai raison. Vous étiez tellement impatient, voire fébrile, monsieur Warsmann, que vous n’avez même pas attendu que le garde des sceaux fasse une génuflexion devant vous pour vous demander de le pardonner de la façon dont cette affaire a été engagée ! (Sourires.)
C’est, du reste, le troisième texte sur la justice que la représentation nationale doit examiner en quelques semaines selon la procédure accélérée ou, plus exactement, à la va-vite. Après l’instauration, dans le cadre du PLFR, d’une justice payante via une contribution de 35 euros, après le projet de loi catastrophique sur le démantèlement de la justice des mineurs, voici celui sur « l’allégement des procédures ». Dès que le Gouvernement parle « d’allégement, de simplification, de modernisation » – puisque c’est toute la logorrhée gouvernementale et majoritaire – il faut toujours regarder où le bât blesse, parce que ce n’est pas si simple. En réalité, loin d’être un projet d’allégement, il s’agit d’un texte lourd, comme les deux précédents. Si j’osais le pléonasme, je ne parlerais pas de frénésie législative, mais de frénésie frénétique, comme celle qui caractérise le Président de la République qui, lorsqu’il approche de l’écurie et de l’avoine fraîche qu’il y sent – référence à ma Normandie natale – vibrionne de tous les côtés ! Et vous qui êtes un homme placide, plein d’onction et même de componction, monsieur le garde des sceaux, êtes en quelque sorte contaminé par de tels débordements ! Heureusement que des gens restent ici très sereins, n’est-ce pas, mon cher collègue de l’UMP, qui n’êtes pas contaminé, ce qui est heureux, puisque la sagesse accumulée au fil des ans vous protège de tous ces débordements !
M. Patrice Verchère. Vous faites du remplissage !
M. Jean-Pierre Brard. Je ne fais pas de remplissage et je vous remercie de ne pas m’interrompre !
Cette frénésie législative a des répercussions gravissimes sur le fonctionnement de l’institution judiciaire. Il est inacceptable de réformer avec une telle légèreté, sans navette parlementaire, sans concertation. Alors que le garde des sceaux nous disait tout à l’heure que le travail ne se faisait que dans la discussion, c’est le contraire qui nous est imposé. Ainsi, les rapports ne nous ont-ils même pas été communiqués avant la clôture du délai de dépôt des amendements.
La situation de notre justice est critique. Les syndicats de magistrats s’accordent pour déplorer le traitement qui lui est réservé par cette majorité. Une mobilisation d’ampleur historique a eu lieu en mars dernier : l’ensemble des personnels du monde judiciaire réclame des moyens supplémentaires face à l’engorgement du système. Mais face à cette demande pressante de création de postes, le Gouvernement réduit la qualité du service public de la justice au détriment des justiciables, et ce pour réaliser des économies au nom de la RGPP ! Le choix idéologique qui est fait est donc celui d’une justice au rabais, à qui on ne donne pas les moyens de fonctionner correctement, mais qu’on rabote, comme aurait dit Christine Lagarde, pour en diminuer le coût !
Je concentrerai mon propos sur quelques points particulièrement problématiques de ce texte fourre-tout, dépourvu de la moindre cohérence, ce que le garde des sceaux a reconnu à sa manière. La seule ligne directrice semble être l’accompagnement de l’appauvrissement du service public de la justice, commencé par cette majorité avec la fermeture de 178 tribunaux d’instance et de 17 tribunaux de grande instance à l’occasion de la réforme de la carte judiciaire. Beaucoup des dispositions du présent catalogue n’ont, en effet, aucun autre objectif que de permettre l’application de la révision générale des politiques publiques et la réduction des investissements publics.
Pour commencer, le projet de loi supprime la juridiction de proximité et rattache les juges de proximité aux tribunaux de grande instance. Dès la création de cette juridiction, en 2002, notre groupe avait exprimé, avec les professionnels, son hostilité à cette complexification évidente du système. Le lieu judiciaire de la proximité est en effet, par essence, le tribunal d’instance.
Dans la foulée, le texte procède à une nouvelle répartition des contentieux dans un nombre étendu de domaines, ce qui complique considérablement la lisibilité de notre droit. Toujours dans une logique de gestion de la pénurie, il s’agit de faire de la spécialisation une règle et de réorganiser la justice selon des pôles d’expertise. Ainsi, le juge sera de moins en moins le représentant du peuple français et de plus en plus un technicien, au détriment de la compréhension du justiciable et de la lisibilité de l’œuvre de justice.
Une seule disposition va dans le bon sens, en la matière : celle qui crée un pôle consacré aux crimes contre l’humanité. Mais une telle innovation méritait mieux que d’être noyée au milieu de ce fatras de dispositions composites. Encore faut-il, pour que ces mesures aient un impact positif, que les moyens humains et techniques de ces nouveaux pôles soient à la hauteur de leur mission ; le contexte actuel peut nous persuader du contraire.
Un autre pan, massif, de ce texte est consacré à la généralisation des procédures pénales simplifiées, tout particulièrement de l’ordonnance pénale et de la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité. Comme lors de l’introduction de ces méthodes dans notre droit, nous voulons affirmer notre opposition totale à ces dispositifs d’accélération des procédures et de justice au rabais. De telles généralisations corrodent les principes du procès pénal : le droit à un débat contradictoire, à la publicité des audiences, à l’impartialité du juge et à l’individualisation de la peine. Tous les justiciables sont lésés par ces régressions, y compris les victimes, à la cause desquelles vous prétendez pourtant être totalement acquis. Rendre justice prend du temps ; les décisions collégiales devraient être la règle, et non l’exception.
À cet égard, les observations du Syndicat de la magistrature sont éclairantes. En effet, celui-ci « s’inquiète des glissements de compétences que ces dispositifs engendrent, aboutissant à transférer au parquet le pouvoir du juge et aux enquêteurs, par la généralisation du traitement en temps réel, celui du ministère public. » S’agissant plus particulièrement de l’élargissement de la procédure du plaider-coupable, le Syndicat de la magistrature note que « les juges du siège déplorent [...] l’organisation de ces audiences où le parquet peut les placer devant le fait accompli dans des procédures souvent contestées, tandis que les magistrats du ministère public font justement observer que cette voie procédurale est pour eux très chronophage. Quant à la défense, elle critique souvent cette pseudo-négociation dont elle est exclue. » Chacun sait aujourd’hui que ces nouveaux modes de comparution fragilisent les droits de la défense. Les justiciables peuvent en effet être « enclins à accepter aveuglément une peine présentée – parfois à tort ! – comme bien inférieure à celle qui pourrait leur être infligée à l’audience. » C’est donc un système fortement critiqué par les professionnels de la justice qui fait ici l’objet d’une généralisation massive.
Ainsi, la seule ambition de ce texte semble être de transformer les magistrats en distributeurs automatiques de peines, au mépris du droit au procès équitable, pourtant inscrit dans la Convention européenne des droits de l’homme, dont la France est signataire. Notre pays est régulièrement condamné par la Cour de Strasbourg pour le non-respect de ces principes, et le présent texte ne risque pas d’infléchir la tendance.
Madame la présidente, afin de ne pas susciter votre courroux…
Mme la présidente. Je suis très indulgente avec vous, monsieur Brard : tout à l’heure, vous avez doublé votre temps de parole.
M. Jean-Pierre Brard. Je vous remercie de votre compréhension et de votre mansuétude en cette session extraordinaire. Aussi vais-je conclure en citant l’appréciation que le Syndicat des juridictions financières porte sur l’offensive conduite par M. Warsmann – qui est moins onctueux que M. le ministre – mercredi dernier : « En procédant ainsi dans l’urgence et par détournement des procédures parlementaires, on refuse de soumettre à un vrai débat public une réforme qui, depuis plus de trois ans, suscite une opposition unanime des magistrats et agents de la Cour des comptes et des chambres régionales. [...] Elle va conduire à leur affaiblissement par le refus de leur confier le jugement de la responsabilité financière des élus locaux et par la réduction de leur présence sur le territoire. C’est ainsi que, de façon délibérée, on va porter un coup sévère au contrôle des finances publiques locales [...] »
Monsieur le président de la commission des lois, l’expérience nous a montré que, soucieux de bien faire, vous acceptez un rythme qui n’est pas supportable. Rappelez-vous ce qui s’est passé lorsque vous avez soumis à l’Assemblée un texte dit de « simplification du droit » : s’y trouvaient d’étranges dispositions, comme celle qui a permis à la scientologie de ne pouvoir être dissoute à l’issue de son procès. Voilà ce qui arrive lorsque l’on travaille comme un stakhanoviste et à mauvais escient ! Monsieur le ministre, vous ne devriez pas créer les conditions qui empêchent le président de la commission des lois de faire convenablement son ouvrage.

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Jean-Pierre
Brard

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