Interventions

Discussions générales

Pouvoirs publics : élection des députés (répartition des sièges et délimitation des circonscriptions)

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, nous sommes aujourd’hui amenés à discuter du contenu d’ordonnances déjà publiées et auxquelles il ne manque que l’onction législative, au terme d’un processus qui a court-circuité les prérogatives de l’Assemblée nationale en habilitant le Gouvernement à revoir la carte des circonscriptions législatives par ordonnance.
Cette procédure, très peu respectueuse de notre fonction, entre en contradiction flagrante avec le discours sur la revalorisation des droits du Parlement pourtant mis en avant lors de la réforme constitutionnelle.
Nous sommes amenés à nous prononcer sur un texte par nature difficilement amendable, un texte dont les enjeux essentiels semblent actés. Pourtant, de nombreuses dispositions ne respectent nullement nos règles républicaines et contreviennent à l’expression démocratique des suffrages, tant dans les écarts maintenus entre les circonscriptions électorales que dans la création de nouvelles inégalités entre catégories de citoyens. Difficile, dans ces conditions, de ne pas suspecter la majorité de concocter une nouvelle carte électorale partiale qui empêchera la gauche de revenir au pouvoir dans cette assemblée.
Je reviendrai, dans un premier temps, sur les violations les plus flagrantes de l’égalité de ce redécoupage, avant de m’attarder plus longuement sur les enjeux démocratiques que soulève l’examen de ce texte.
Si j’entends vos propos, monsieur le secrétaire d’État, le texte que nous examinons consisterait en un simple ajustement de la carte électorale, une actualisation statistique, démographique de la délimitation des circonscriptions. Ne nous laissons pas abuser par ce discours lénifiant et techniciste. La modification du système électoral est un exercice hautement politique, car il s’agit de déterminer de quelle manière les outils institutionnels représenteront les orientations décidées par le peuple dans les urnes.
Dans cette tâche, un principe doit nous aiguiller en permanence, celui de l’égalité des citoyens devant le suffrage, qui a acquis valeur de loi fondamentale par la jurisprudence du Conseil constitutionnel, une égalité inscrite dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen conquise au fil des combats révolutionnaires.
En clair, qu’est-ce que le principe de l’égalité des citoyens devant le suffrage ? Le fait que la voix d’un citoyen ait le même poids, quelle que soit l’orientation politique de son vote, ou le lieu du vote.
Vous avez rappelé avec raison les multiples recommandations du Conseil constitutionnel appelant à un redécoupage électoral, au vu des écarts de population inacceptables entre les circonscriptions, des écarts de un à six entre la deuxième circonscription de Lozère, 34 374 habitants, et la deuxième circonscription du Val-d’Oise, 188 200 habitants.
Si nous nous accordons sur l’impérieuse nécessité de ce redécoupage, notre désaccord est total quant à la méthode mise en œuvre et aux partis pris de ce texte. Manifestement, nous avons affaire à un découpage en violation du principe d’égalité des citoyens devant le suffrage. En dehors des règles juridiques, il se révèle orienté politiquement pour favoriser l’emprise d’une majorité, et je vais vous en donner quelques exemples.
Premier exemple : les inégalités de populations entre les circonscriptions métropolitaines.
Le projet de ratification que vous nous présentez maintient une inégalité forte entre la représentation des villes et celle des campagnes, dont ne sont pas absentes les considérations électorales. En dépit de nos mises en garde, le Gouvernement s’est arc-bouté sur une prétendue tradition pour maintenir un minimum de deux députés par département. Fort heureusement, le Conseil constitutionnel a explicitement censuré votre projet de loi d’habilitation dans sa décision du 8 janvier 2009, en rappelant que la délimitation des circonscriptions s’effectuait sur une base « essentiellement démographique ».
J’ajoute que je comprends mal cette obstination à vouloir faire des députés les représentants des territoires, alors qu’il existe une autre assemblée pour ce faire, le Sénat, une assemblée qui, elle-même, s’éloigne de plus en plus de l’évolution démographique, accordant un poids disproportionné à la ruralité. Tel est le choix opéré par la majorité pour préserver son électorat conservateur.
Je suis pour ma part attaché à ce que les députés soient les représentants du peuple, et que les citoyens disposent d’une égale représentation. De ce point de vue, d’intolérables écarts demeurent dans la carte électorale que vous soumettez à ratification. Comment justifier que la deuxième circonscription des Hautes-Alpes dispose d’un député pour 60 000 habitants, quand la sixième de Seine-Maritime a besoin de 146 000 habitants pour obtenir ce même député ?
Sur l’ensemble du territoire métropolitain, les moyennes départementales varient de 65 000 à 125 000, soit du simple au double. Cela signifie-t-il que certains habitants « valent » deux fois moins que d’autres ? Pour prendre l’exemple de la Seine-Saint-Denis, la moyenne départementale atteint 124 331 habitants, une moyenne qui n’est dépassée que par deux départements, la Seine-Maritime et le Puy-de-Dôme. Faut-il y voir un simple hasard, ces départements urbains étant les terres d’élection de nombreux élus communistes. Un électeur communiste n’aurait-il pas le droit à la même représentation qu’un autre électeur français ?
Ces inégalités sont le fruit de votre entêtement à maintenir un mode de calcul par tranche qui s’écarte d’un découpage proportionnel. Vous n’avez apporté à mes yeux aucune justification convaincante sur ce choix, pas plus que la commission Guéna qui l’a validé. Cette commission, chargée de contrôler les ordonnances vous a reproché ces écarts importants entre les circonscriptions, qui laissent planer le doute sur la neutralité du Gouvernement. Des écarts de plus ou moins 17 % par rapport à la moyenne départementale demeurent.
Je ne peux que déplorer le fait que vous ayez délibérément choisi de vous asseoir sur les recommandations de la commission Guéna, pourtant modérées. Ces entorses au principe d’égalité deviendront rapidement des entorses au droit au regard de la règle des 20 % d’écart avec la moyenne départementale. Il faudra bientôt à nouveau redécouper les circonscriptions puisque vous contreviendrez à la loi et que le Conseil constitutionnel vous fera des observations. Le travail sera ainsi à remettre sur l’ouvrage dans un bref délai compte tenu des évolutions démographiques.
J’en viens aux circonscriptions d’outre-mer, où une même inégalité a prévalu dans la répartition des sièges de députés.
En dépit de la faible population de certaines collectivités d’outre-mer, collectivités auxquelles nous sommes attachés, vous avez créé trois circonscriptions. Aucune logique juridique ou démographique ne vous y obligeait. De nouveau, vous avez été attiré par les sirènes d’une représentation territoriale et non démographique du mandat de député.
Ce détournement a également fait l’objet d’une réserve de la part du Conseil constitutionnel, qui a souligné que rien n’obligeait à ce que chaque collectivité ait en propre une circonscription.
Si à la rigueur, pour des raisons d’éloignement géographique, nous pouvons convenir que Saint-Pierre-et-Miquelon, avec 6 125 habitants, et Wallis-et-Futuna, avec 13 484 habitants, disposent d’un député, il en va différemment de Saint-Martin et Saint-Barthélemy. Ces 43 518 habitants, jusqu’à présent rattachés à la proche Guadeloupe auront le privilège d’une représentation proportionnellement trois fois plus importante que les autres citoyens. Monsieur le secrétaire d’État, qu’est-ce qui justifie cette volonté d’accorder un siège de député à ce paradis du tourisme de luxe au régime fiscal dérogatoire ?
Je suis, comme beaucoup sur ces bancs, très attaché à ce que les collectivités d’outre-mer disposent d’une plus grande reconnaissance de notre République, mais je crois que la cuisine électorale à laquelle nous assistons dessert profondément cet objectif.
Autre choix qui n’a rien de technique et qui est tout à fait politique : l’instauration de sièges de députés pour les Français établis hors de France.
Ces onze sièges de député crées pour cette nouvelle catégorie de citoyens sont autant de sièges supprimés dans les départements lésés par votre réforme. En effet, vous avez décidé de maintenir le nombre de 577 députés. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui avait conduit le comité Balladur à écarter l’idée d’une représentation des Français de l’étranger à l’Assemblée nationale, avis que vous n’avez pas suivi.
Il ne faut voir là que la traduction d’une promesse électorale de Nicolas Sarkozy, qui s’était rallié en 2007 à cette mesure dans le but de mobiliser l’électorat des expatriés, structurellement acquis à la droite. Ces circonscriptions ont en effet repris les délimitations en vigueur pour l’élection des sénateurs de l’étranger. Faut-il rappeler que ces délimitations accordent neuf sièges de sénateurs à l’UMP, contre trois au parti socialiste ? Nous ne sommes pas loin d’un matelas électoral qui pourrait faire pencher la balance en cas de scrutin serré.
Je m’inquiète du manque de sécurité juridique de cette réforme, dont les bases démographiques sont incertaines, fluctuantes selon les sources.
Le chiffre de onze députés a été entériné par le Conseil constitutionnel, en fonction de la population actuellement inscrite sur les listes consulaires, mais que ferez-vous si le nombre de Français vivant à l’étranger augmente plus rapidement que la démographie métropolitaine ? Que ferez-vous si cette réforme incite de nombreux compatriotes à s’immatriculer auprès des consulats ? Faudra-t-il procéder à un nouveau redécoupage, en accordant de nouveaux sièges ?
Je ne puis pour ma part accepter que nos élections nationales désignent leur vainqueur par le truchement d’une surreprésentation des compatriotes de l’étranger, comme on peut le constater en Italie.
Cette réforme ressemble donc beaucoup à une bombe à retardement.
De plus, votre entêtement à refuser une représentation à la proportionnelle confine à l’irrationnel.
Le comité Balladur, avant d’exclure une représentation des expatriés à l’Assemblée, estimait que, s’il fallait assurer l’élection de députés des Français de l’étranger à l’Assemblée nationale, cela ne pourrait se concevoir que par le biais d’un scrutin de liste. Toutes les organisations de Français de l’étranger, y compris celles de droite, ont plaidé pour un scrutin de liste à la proportionnelle. Il aurait permis une juste représentation des courants politiques et aurait été adapté à l’échelle internationale de ce vote.
Le choix d’un scrutin majoritaire uninominal n’a en effet aucun sens. Comment imaginer que le lien personnel de l’électeur à son député puisse exister sur une circonscription de la taille de l’Amérique du Sud ?
Au final, dans l’ordonnance que vous nous proposez à ratification, la taille des circonscriptions cache des écarts inacceptables de moins 31 % à plus 44 % par rapport à la moyenne, bien au-delà des plus ou moins 20 % autorisés.
Permettez-moi de dire un mot sur le principe même de la représentation des Français établis à l’étranger à l’Assemblée nationale.
Il est légitime que les Français expatriés, qui demeurent attachés à leur pays et y conservent des liens familiaux, soient associés à la conduite du pays. C’est ainsi que les procédures de vote pour les Français établis à l’étranger ont été considérablement assouplies et leur permettent désormais de s’exprimer dans la majorité des élections. Je m’en félicite, mais l’instauration de onze représentants des Français de l’étranger à l’Assemblée nationale, en plus des douze sénateurs qui représentent également cette population, et non les collectivités territoriales, n’accorde-t-elle pas un double poids à ces citoyens ?
Au regard de notre histoire politique et constitutionnelle, et de l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, un élément est indétachable de cette qualité de citoyen : la contribution à l’impôt. Est-il alors nécessaire d’accorder une circonscription, la sixième, à nos compatriotes vivant au Liechtenstein et en Suisse pour fuir l’impôt ?
Ce principe peut paraître d’autant plus choquant que notre pays s’éloigne progressivement de la conception républicaine du droit du sol donnant des droits aux citoyens vivant sur notre territoire. Des familles immigrées qui se sont parfaitement insérées dans notre société, qui participent à la vie démocratique et payent leurs impôts sont exclues de nos institutions.
Comment accepter que vous refusiez le droit de vote aux étrangers installés depuis plusieurs dizaines d’années en France, alors que vous vous apprêtez à accorder un droit de vote spécifique à des personnes qui, pour certaines, ont quitté définitivement la France ? Il y a là pour le moins un paradoxe.
Comme vous avez pu le constater, mes chers collègues, les injustices entre les citoyens que contient ce texte sont légion, et je ne suis pas surpris, monsieur le secrétaire d’État, que la commission de contrôle ait formulé des réserves à ce redécoupage dans plus de la moitié des départements et proposé une refonte totale des circonscriptions parisiennes.
La méthode employée n’offrait, il faut le dire, que bien peu de garanties démocratiques d’impartialité.
Vous avez tout d’abord cherché à contourner les prérogatives de notre assemblée, alors même que l’article 34 de la Constitution inscrit le régime électoral des assemblées parlementaires dans le domaine de la loi.
Le Gouvernement invoque le précédent de 1986 pour justifier le recours aux ordonnances, mais il devrait savoir qu’une entorse au droit ne fait pas loi ni jurisprudence, et je ne crois pas que le charcutage de 1986 mérite de servir de référence pour l’exercice démocratique auquel nous sommes conviés.
Plus grave encore, la loi d’habilitation à procéder par ordonnance se signalait par une telle largesse qu’on ne peut s’étonner d’un résultat partial et contraire aux canons d’une démocratie avancée.
La fixation du nombre des députés des Français de l’étranger et d’outre-mer a été laissée à la libre appréciation du Gouvernement. Ce dernier s’était pourtant engagé à inscrire cette répartition au sein d’une loi organique.
Que dire de l’instauration d’une commission de contrôle du redécoupage à l’indépendance toute théorique et aux pouvoirs inexistants ? Elle n’aura même pas eu à se prononcer sur la loi d’habilitation du redécoupage, qui fixait pourtant le cadre de son travail. N’ayant pas de pouvoir contraignant, ses avis sont majoritairement passés à la trappe sans autre forme de procès.
Présentée comme une avancée démocratique majeure, l’instauration de cette commission n’aura donc été qu’un leurre pour nous détourner d’une opération de manipulation électorale.
Plus que jamais, il est nécessaire de mettre en place une commission composée d’experts en démographie, sociologie, géographie et statistique qui conçoive un projet de redécoupage, sans être nommée par les pouvoirs en place, tout comme il me semble indispensable de graver dans la loi fondamentale l’obligation d’un redécoupage périodique afin d’éviter les effets d’aubaine pour les partis au pouvoir.
J’en viens au deuxième volet de mon intervention, qui concerne plus généralement la place de ce projet de redécoupage des circonscriptions dans le cadre de la réforme de nos institutions. Je crois ce détour essentiel, car il ne s’agit pas simplement aujourd’hui d’approuver ou non le trait de crayon de M. le secrétaire d’État sur la carte politique de France.
En dépit des discours du Gouvernement, qui souhaiterait maquiller cette opération en un simple exercice démographique et statistique purement scientifique, nous touchons au cœur de notre système démocratique, ce système qui permet, par le truchement des institutions, de donner une voix et une représentation au peuple.
Par un habile scénario, M. le Premier ministre, sur ce texte comme sur d’autres projets, s’attache à tronçonner une réforme globale pour nous en faire perdre le sens.
Si ce texte portant ratification de la délimitation des circonscriptions nous revient sans saveur, c’est bien car tout a été fait pour confisquer le débat en amont, pour déminer autant que possible ce texte et en effacer de nombreux enjeux.
Je rappelle en effet que ce projet de loi est l’une des dernières pierres, en attendant une hypothétique mise en place du référendum d’initiative populaire, du projet de réforme de nos institutions porté par le Président de la République et mis en musique par son ancien mentor, Édouard Balladur.
N’en déplaise au Président, les mots ont un sens. Ce qu’il a affublé de l’expression « démocratisation de nos institutions » n’est rien de plus qu’une reprise en main autoritaire de notre République et un penchant de plus en plus assumé vers le déséquilibre des pouvoirs constitutionnels. La montagne de promesses démocratiques a accouché d’une souris, les rares propositions ouvertes du comité Balladur pour apporter une respiration démocratique à nos institutions ayant été repoussées, parfois sans être examinées.
Quelles avancées pour réformer un mode de scrutin majoritaire qui étouffe le pluralisme ? Quelles propositions pour limiter le cumul des mandats ? Quelles dispositions nouvelles pour permettre une réelle parité élective et une représentation de la diversité qui ne s’en tienne pas à des caricatures ?
Les parlementaires communistes vous ont présenté leurs propositions pour démocratiser des institutions sclérosées et fermées aux classes populaires : des propositions de bon sens, des propositions dont l’application ne soulevait aucun obstacle juridique. Le Gouvernement a préféré faire la sourde oreille et a poursuivi une réforme qui ne donnait ni droits nouveaux aux citoyens ni nouveaux pouvoirs au Parlement, ce que l’on constate aujourd’hui sur tous les bancs.
Je regrette vivement que ces questions essentielles aux yeux de tous les parlementaires n’aient trouvé aucune réponse lors de l’élaboration de la réforme constitutionnelle, ce qui explique largement la victoire à la Pyrrhus obtenue devant le Congrès à une voix de majorité sur la réforme constitutionnelle.
En raison de ces non-choix, en raison d’un conservatisme certain vous rendant incapables d’imaginer de nouvelles institutions à l’image de la société française, vous êtes comptables d’avoir laissé passer une opportunité forte de démocratiser cette Ve République vieillissante, à bout de souffle.
Nous devons ratifier une carte électorale qui n’a aucun sens car des mesures démocratiques essentielles n’ont pas été prises. Nous nous retrouvons aujourd’hui avec une réformette de l’égalisation démographique des circonscriptions législatives alors que celle-ci était nécessaire.
Vous avez traité la question de l’égalité des citoyens devant le suffrage par le petit bout de la lorgnette. Vous n’avez, monsieur le secrétaire d’État, parlé que de « tradition électorale » et de « simple ajustement » pour justifier votre projet. Nous ne pouvons vivre en reproduisant perpétuellement les choix du passé. Les députés sont, au contraire, favorables à un grand changement, pour peu qu’il soit synonyme de plus de justice. Il n’est pas question ici d’arithmétique ou de cuisine électorale, monsieur Marleix, mais d’un projet de société. Nous ne nous laisserons pas enfermer dans un cadre trop étroit qui ne laisse pas respirer la démocratie, à coup d’échanges de cantons d’une circonscription à l’autre.
Ce n’est pas ce redécoupage qui apportera une réponse à la profonde défiance de nos concitoyens envers la chose publique et à l’abstention grandissante dans les urnes. Nous satisferons-nous d’une démocratie, à l’instar des États-Unis, où les élus de la nation seront désignés par une minorité de votants ?
Vous invoquez à l’envi les recommandations du Conseil constitutionnel invitant au redécoupage pour vous parer dans un habit de vertu, celui de l’égalité devant le suffrage, mais si, dans ce projet de redécoupage, la lettre est respectée, l’esprit, lui, ne l’est pas.
M. le secrétaire d’État affirmait d’ailleurs en novembre dernier ; « Nous ne sommes pas à la recherche du meilleur système de répartition, dès lors que notre intention n’est pas de tout remettre à plat, mais de procéder aux ajustements exigés par l’évolution démographique ». On ne peut plus clairement afficher ce manque d’ambition démocratique.
Si vous me le permettez, je vais vous exposer en quelques points des réformes essentielles qui, aujourd’hui plus que jamais, doivent voir le jour pour rapprocher durablement les citoyens des institutions de ce pays. Peut-être aurez-vous l’impression d’entendre des vieilles lunes, et je suis le premier à le regretter, mais à qui la faute si, depuis tant d’années, rien ne bouge dans le paysage institutionnel français ?
En 1993 déjà, la commission Vedel était installée par le Premier ministre de l’époque pour proposer une évolution et une démocratisation de nos institutions. Quinze ans plus tard, je constate non sans tristesse que nous en sommes au même stade. Nous faisons mine de découvrir des problématiques défrichées depuis longtemps. L’art de la répétition pour convaincre a ses limites.
Plus navrant encore, bon nombre des recommandations de cette commission ont été reprises par la commission Balladur en les affadissant, avant de subir une cure d’amaigrissement drastique entre l’Élysée et Matignon.
Parmi les sages propositions du doyen Vedel figurait l’introduction de la proportionnelle pour un dixième des députés afin d’atténuer la surreprésentation des formations dominantes. En raison de l’élection d’une nouvelle majorité de droite peu convaincue de la nécessité de revitaliser notre démocratie, ce rapport est resté lettre morte.
Il faut bien admettre que l’arrivée de la gauche en 1997 n’a pas apporté les réponses institutionnelles que l’on pouvait espérer et, à rebours, a consolidé la tendance présidentialiste du régime avec l’inversement du calendrier électoral.
Ce fut une faute grossière de ce gouvernement dont nous payons encore les conséquences.
Quinze ans après le rapport Vedel, la commission Balladur revient devant les Français avec une proposition plus que raisonnable. Je la qualifierai plutôt de timorée : elle propose au Président de la République l’attribution de vingt à trente sièges de députés à la proportionnelle afin de rétablir l’équité entre les formations politiques. Soyons sérieux : qui peut prétendre que cette dose de proportionnelle mettrait en danger la stabilité gouvernementale, menacerait le bon fonctionnement de notre démocratie ? Aucun argument technique n’est par ailleurs recevable, le doyen Vedel reconnaissant déjà en 1993 qu’il n’existait « aucun obstacle majeur ».
Le Président de la République et le Gouvernement ont cependant balayé cette proposition sans formuler la moindre justification. Il s’agit là d’un choix purement idéologique et non dénué de visée politicienne : trop souvent, les déclarations d’intention des partis hégémoniques sur le nécessaire pluralisme de la représentation nationale cèdent le pas aux intérêts d’appareil.
Aux termes de la nouvelle rédaction de l’article 4 de la Constitution, « La loi garantit les expressions pluralistes des opinions et la participation équitable des partis et groupements politiques à la vie démocratique de la nation. » Cependant comment parler de participation équitable des partis à l’heure d’un bipartisme étouffant la démocratie, au moyen d’un mode de scrutin majoritaire qui fausse la volonté des Français et permet au parti au pouvoir de mettre en place une règle du jeu qui le favorise ce qui est de bonne guerre ?
J’entends, ici où là, les inquiétudes des opposants au scrutin proportionnel qui invoquent depuis trente ans un même contre-exemple : la IVe République, un régime qui aurait prétendument été perverti par son mode d’élection à la proportionnelle. Soyons sérieux et référons-nous au contexte de l’époque : ce n’est pas la proportionnelle qui a fait couler la IVe République. On ne peut continuer à agiter l’épouvantail de la proportionnelle intégrale pour refuser l’introduction d’une part de proportionnelle qui ne remettrait nullement en cause la stabilité gouvernementale, ni même le fait majoritaire
Pour rejeter le mode de scrutin proportionnel, M. Marleix brandit l’argument de la tradition républicaine. Faut-il rappeler que pour le Conseil constitutionnel la notion de tradition républicaine n’a aucun effet juridique ? D’ailleurs de quelle tradition s’agit-il à propos des modes de scrutin ? De celle qui veut que chaque camp, une fois arrivé au pouvoir, façonne celui-ci à son profit ? Je ne peux croire, monsieur le secrétaire d’État, que vous souhaitiez vous inscrire dans une telle « tradition républicaine » initiée par vos ancêtres de l’UNR en 1958. Permettez-moi de vous rappeler que cette année là le changement a été le résultat du coup d’État des généraux à Alger et une époque où le Parlement ne siégeait pas.
Au terme du rétablissement du scrutin majoritaire et d’un charcutage électoral sans équivalent, le parti communiste, premier parti politique, arrivé en tête des législatives de 1958 avec 19 % des suffrages n’obtenait que dix sièges, quand le parti du général De Gaulle, l’UNR, avec un score inférieur, raflait 189 sièges !
D’un côté, une formation politique obtient, avec 19 % des voix au premier tour, dix sièges de députés et de l’autre, une autre formation, avec 17 % des voix au premier tour, en obtient 189. La démonstration est limpide !
J’entends fort bien la nécessité d’assurer une stabilité et une efficience à l’exécutif, mais cette stabilité est depuis fort longtemps atteinte et elle confine désormais à la sclérose et à l’irresponsabilité.
J’insiste sur le fait que le mode de scrutin a pour fonction de représenter la population, non de réguler le système politique et partisan. Ramener cette question au mode de scrutin est par ailleurs trompeur, car il existe d’autres outils permettant de poursuivre cet objectif, que vous ne vous privez d’ailleurs pas d’utiliser.
Le mode de scrutin, c’est ma conviction, doit être la photographie fidèle des options politiques choisies par les Français, faute de quoi nous recréons un monde social imaginaire d’où sont exclus de larges courants de pensée. J’ai peur que nous vivions actuellement dans cette bulle institutionnelle qui nous préserve de la conflictualité sociale laquelle, plus que jamais, demande à s’exprimer et à trouver une traduction dans le champ politique. Il nous faut donc faire éclater cette bulle.
De quoi avez-vous peur, monsieur le secrétaire d’État, si ce n’est que le peuple puisse porter plus fortement ces exigences au cœur de notre Assemblée ?
Le scrutin majoritaire fonctionne actuellement comme une rente de situation inacceptable pour les partis hégémoniques. Par les effets de seuil et le couperet du deuxième tour de l’élection, un seul candidat sort vainqueur, quand toutes les autres voix, parfois majoritaires, sont des voix perdues. Les partis arrivés au-delà de la deuxième position sont ainsi privés de toute représentation.
En 1993, la droite a ainsi raflé 82 % des sièges de députés en n’obtenant que 40 % des voix au premier tour. En 2002, un candidat UMP devait réunir 23 000 voix pour être élu, contre 43 000 voix pour un candidat PS, 58 000 pour un candidat communiste et 380 000 pour un représentant des Verts. Où est le principe d’égalité des citoyens devant le suffrage, inscrit dans la Déclaration des droits de l’homme de 1789 ?
Une conception avancée de la démocratie ne peut accepter un tel mécanisme excluant dans lequel le vainqueur s’arroge tous les pouvoirs et dénie aux défaits toute légitimité à faire valoir ses idées. C’est pourtant le modèle de concentration autoritaire des pouvoirs que le Président de la République nous propose.
Ce mode de scrutin, accompagné de seuils élevés, est un rouleau compresseur qui élimine le pluralisme de nos institutions. Hors des alliances avec les grands partis, point de salut. Les formations minoritaires se retrouvent sous la férule des appareils partisans pour négocier la survie de leur représentation politique sur ces bancs, souvent au prix d’une perte d’identité et de renoncements. Les directions successives du parti communiste français, conscientes ou non, en ont payé un lourd tribut. Est-il démocratique que le parti communiste doive se désister dans 550 circonscriptions – sur 577 – au profit du PS, pour espérer conserver une représentation à l’Assemblée nationale ?
Il n’est pas question de défendre sa chapelle ou son mandat, mais de défendre le droit des formations politiques de droite ou de gauche à disposer d’une voix dans notre démocratie. Cette donne politique détourne durablement les citoyens de la politique, qui constatent, à juste titre, que leur vote n’obtient pas de traduction.
Élections après élections, les nouvelles formations et courants de pensée, malgré des résultats prometteurs, demeurent à l’extérieur du Parlement. Peut-être est-ce d’ailleurs le but de la manœuvre ? J’estime, pour ma part, que les plus radicaux devraient pouvoir siéger dans notre assemblée. Pourquoi ne pas élire M. Besancenot ? Il serait, en effet, bon que tous les courants de pensée politique soient représentés.
Dans cette République où les contre-pouvoirs sont insuffisants, ceux-là même qui ont intérêt à ce que rien ne change – et surtout pas le mode de scrutin – sont les seuls à pouvoir le faire évoluer. Là réside le drame. Les petites formations dont la mienne fait partie n’ont pas le pouvoir de changer le mode de scrutin. Je ne prône pas un scrutin proportionnel intégral – que l’on agite pour faire peur –, mais un scrutin mixte. Le président Ayrault a évoqué le système qui prévaut en Allemagne et qui permet à la fois d’obtenir des majorités stables pour gouverner et la représentation de toutes les opinions.
Au-delà des différences programmatiques et des luttes électorales se dessine ainsi un intérêt commun, objectif des deux grands partis hégémoniques : tacitement, c’est à un partage des fruits du pouvoir auquel nous assistons. Pourquoi scieraient-ils la branche sur laquelle repose leur domination en modifiant le mode de scrutin ? J’aurais souhaité que le débat sur le pluralisme ait lieu.
C’est ainsi qu’il faut décrypter le peu d’empressement de Lionel Jospin et du parti socialiste à ouvrir le chantier du redécoupage et de la réforme des scrutins, sans doute par crainte d’un rééquilibrage de la gauche au sein du Parlement au bénéfice des verts et des communistes. Il aurait été bénéfique que la gauche procède à la modification du mode de scrutin pour faire respirer la démocratie française.
L’autre conséquence de ce mode de scrutin est de provoquer, inévitablement, le bipartisme. Le constitutionnaliste Maurice Duverger évoquait d’ailleurs à ce sujet une « véritable loi sociologique ». Peu à peu, l’UMP et le PS sont inéluctablement devenus des partis dominants, hégémoniques dans leur camp. Le but était d’avoir deux grandes formations calquées sur le modèle anglo-saxon. Si elles disposent de 496 députés sur 577, ce n’est pas leur faire injure que d’affirmer que leur influence à l’Assemblée n’est pas le reflet de leur influence dans la société française.
Ce bipartisme étouffant la démocratie va de pair avec un regrettable nivellement des valeurs et une course perpétuelle au centre. L’effet pervers de ce mode de scrutin laisse la porte ouverte à toutes les entreprises politiciennes. Au centre, en effet, on peut plus facilement construire des alliances propres à imposer une hégémonie et pratiquer le débauchage de militants de l’autre rive.
Nous touchons là au cœur de la stratégie d’ouverture du président Nicolas Sarkozy, qui sème la confusion chez les militants et décourage les électeurs. Cette stratégie produit un marasme idéologique sans précédent, où la seule communication règne en maître, vidée de toute substance. Plus grave encore, le scrutin majoritaire est un véritable frein au renouvellement du personnel politique.
Je vous le demande : où est la parité entre hommes et femmes dans cette assemblée ? Où sont les enfants de l’immigration africaine sur nos bancs ? Le scrutin majoritaire, par sa personnalisation extrême, est une puissante incitation à maintenir les sortants, les personnalités populaires en n’ouvrant la porte ni à la parité, ni à la diversité, ni au renouvellement
Certaines études ont ainsi montré que la proportion des femmes élues était trois fois plus importante dans les systèmes à proportionnelle que dans les systèmes majoritaires. Je rappelle, monsieur le secrétaire d’État, que la France arrive en soixante-quatrième position mondiale pour la place des femmes au Parlement, avec seulement 18 % d’élues. La comparaison avec l’Allemagne – 32 % – ou l’Espagne – 36 % – est une honte pour notre République. Peut-on se satisfaire d’une représentation inférieure à celle du Parlement de la République afghane où siègent 27 % de femmes ?
J’en suis convaincu, les lois sur la parité dans les candidatures resteront inefficaces tant qu’il n’y aura pas de réforme du mode de scrutin. Je rejoins pleinement l’avis de Pierre Mazeaud, ancien président du Conseil constitutionnel, qui estime que le principe de parité « ne peut se réaliser, ou seulement très difficilement, dans le scrutin majoritaire mais uniquement à la proportionnelle ».
Chers collègues, la diversité sociale est tout aussi absente de notre assemblée qui ne comporte que 0,4 % d’ouvriers et 1,8 % d’employés – le plus souvent dans les groupes de la gauche, particulièrement dans le groupe communiste – contre 19 % de professions libérales et 13 % de cadres. Là encore, le scrutin majoritaire joue pleinement au profit des notables bien implantés localement.
S’il est difficile de mesurer la diversité des origines, un simple constat empirique permet de relever le manque de représentativité de notre assemblée. Cette diversité est quasiment invisible. Les partis ont – c’est regrettable – encore peur de présenter un candidat de couleur dans le cadre d’un scrutin majoritaire très personnalisé, alors que la France est définitivement, et pour toujours, une nation pluriethnique, ce dont nous ne pouvons que nous en féliciter.
Je terminerai en évoquant la question du cumul des mandats.
Je vois avec satisfaction qu’un débat salutaire s’est ouvert dernièrement à ce sujet. Nous allons peu à peu vers le constat partagé que notre démocratie souffre d’une trop grande concentration des mandats sur une poignée de personnalités. Or comment ne pas lier cette problématique avec le mode de scrutin majoritaire, qui encourage la personnalisation du vote ? Reconnaissons-le, dans ce type d’élections, être maire ou conseiller général est un atout précieux pour gagner un siège de député. Cela constitue aussi un obstacle fort au renouvellement de notre démocratie.
Pourquoi tant de réticences à faire évoluer notre mode de scrutin vers une part sensible de proportionnelle alors que l’ensemble des démocraties européennes s’y sont ralliées au cours des dernières décennies ? Si le scrutin majoritaire a été l’emblème des jeunes démocraties peu assurées de leur fait, menacées au XIXe par les forces réactionnaires, cléricales, royalistes, il a été abandonné dans la plupart des démocraties modernes ou sévèrement limité. Vous le savez sans doute mieux que moi, dix-sept pays européens ont adopté la proportionnelle et six un scrutin mixte ; en Allemagne, la moitié des députés est élue à la proportionnelle. La France est le seul pays européen, avec la Grande-Bretagne, à persister dans cette anomalie démocratique.
Dans de multiples domaines, l’adéquation avec nos partenaires européens est recherchée, pourquoi ce pan constitutionnel devrait demeurer une regrettable exception française ?
Le plaidoyer que je me suis efforcé de faire en faveur d’une démocratisation de nos institutions et de l’adoption d’une dose de proportionnelle n’est qu’une mesure de cohérence. Dans le cadre des élections locales, à la faveur d’un grand progrès démocratique, le système électoral a permis la représentation de tous les courants au sein des assemblées. Le Président de la République annonce l’introduction de la proportionnelle à un tour dans le cadre des élections régionales, où se pose également la question de la stabilité de l’exécutif. Pourquoi refuser cette proportionnelle au niveau national ?
Ne nous y trompons pas : il s’agira une nouvelle fois d’une manipulation électorale propre à avantager son camp, de la même manière que le texte qui nous est soumis à ratification vise à préserver une majorité de droite dans cet hémicycle.
En conclusion, j’espère avoir bien exposé les raisons pour lesquelles ce projet de redécoupage électoral masque les enjeux d’un renouvellement de notre démocratie sous le vernis d’une égalité prétendument retrouvée entre les circonscriptions françaises. Ce texte partial, qui assure à la majorité un matelas électoral dans la perspective de 2012, introduit de nouvelles inégalités entre les citoyens et détourne des véritables réformes nécessaires à la revitalisation de notre démocratie, à l’émergence tant attendue d’une VIe République.
Pour l’ensemble de ces raisons, les députés communistes, républicains et du Parti de gauche se prononceront contre la ratification de l’ordonnance du 29 juillet 2009 portant répartition des sièges et délimitation des circonscriptions pour l’élection des députés.
 

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François
Asensi

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