Interventions

Discussions générales

Justice : garde à vue

Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, chers collègues, le projet de loi sur la garde à vue que nous examinons en deuxième lecture doit être voté et mis en application avant le 1er juillet 2011. Il est donc important de légiférer rapidement.
Cependant, le texte dont nous débattons, même pressés par les délais octroyés par le Conseil constitutionnel, doit être impérativement conforme aux jurisprudences de la Cour européenne des droits de l’homme, du Conseil constitutionnel et de la Cour de cassation. Or tel n’est pas le cas. C’est la raison pour laquelle les députés communistes, républicains et citoyens avaient, en première lecture, voté contre le texte. Celui-ci comporte en effet un certain nombre de dispositions manifestement contraires à la Convention européenne des droits de l’homme.
Le Gouvernement et la majorité savent d’ailleurs pertinemment que le texte, en l’état, n’est pas encore satisfaisant au regard des critères européens. Ils savent qu’il occasionnera une nouvelle condamnation de la France, dans quelques années. Aussi, le présent texte semble avoir pour seul objectif de gagner du temps, à défaut d’améliorer réellement les droits de la défense dans notre pays.
Pour être dans les clous du droit européen, il importe de signaler que la personne mise en cause ne peut s’incriminer elle-même. Dans un arrêt d’octobre 2010, la Cour rappelle que le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination et le droit de garder le silence sont des normes internationales généralement reconnues qui sont au cœur de la notion de procès équitable.
Dans l’état actuel du projet de loi, cette exigence conventionnelle est-elle réellement respectée ? Dans le texte, vous l’affirmez, monsieur le garde des sceaux. Vous avez d’ailleurs évoqué ce point tout à l’heure. Cependant dans les faits, faute de moyens, vous ne pouvez le garantir.
Par ailleurs, votre projet de loi, en prévoyant, dans de nombreux cas, la possibilité pour le procureur et les officiers de police judiciaire de différer, voire d’empêcher purement et simplement la présence de l’avocat, vide la réforme de son contenu. Le présent texte organise ainsi lui-même son propre contournement ! Je pense ici à l’article 7, qui permet à la partie poursuivante d’empêcher l’autre partie de faire valoir ses droits en différant de douze ou vingt-quatre heures la présence de l’avocat.
Là encore, contrairement au droit européen, la personne mise en cause contribuera à sa propre incrimination, sans avoir eu la possibilité d’être assistée d’un avocat. Or je vous rappelle le texte de l’arrêt « Salduz contre Turquie » : « Il est en principe porté une atteinte irrémédiable aux droits de la défense lorsque des déclarations incriminantes – faites lors d’un interrogatoire subi sans assistance possible d’un avocat – sont utilisées pour fonder une condamnation. »
Nos interrogations portent également sur la nature de l’intervention de l’avocat que vous entendez permettre, monsieur le garde des sceaux. Ainsi, aux termes du présent texte, non seulement la présence de l’avocat peut être différée, mais ses capacités d’intervention sont également réduites à la portion congrue.
D’une part, l’avocat ne peut intervenir qu’à l’issue des auditions et des interrogatoires, c’est-à-dire une fois que « les jeux sont faits » et que la personne mise en cause aura éventuellement pu produire des « déclarations incriminantes ».
D’autre part, l’avocat n’aura même pas accès au dossier. Ce point est particulièrement problématique : comment organiser la défense de la personne mise en cause si son conseil n’a accès qu’aux PV des auditions, auditions auxquelles, en bonne logique, il a pu assister, ce qui rend les PV inutiles ? De plus, comme si le fait de donner accès aux PV était déjà une lourde concession aux droits de l’homme, le Gouvernement l’a fortement restreinte en laissant la possibilité au procureur d’empêcher l’avocat de les consulter.
Ici encore, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme est tout simplement ignorée. Voici un extrait de l’arrêt « Danayan contre Turquie », cité par la Cour dans l’arrêt qui a condamné la France : « La discussion de l’affaire, l’organisation de la défense, la recherche des preuves favorables à l’accusé, la préparation des interrogatoires, le soutien de l’accusé en détresse et le contrôle des conditions de détention sont des éléments fondamentaux de la défense que l’avocat doit librement exercer. » Comment l’avocat pourra-t-il effectuer ces missions fondamentales sans avoir accès aux dépositions des témoins ou aux constatations effectuées par les policiers ? Comment pourra-t-il discuter de l’affaire et organiser la défense de l’accusé sans même avoir accès aux PV des auditions ?
Le débat qui agite la majorité sur la question de la garde à vue avait permis, lors des débats en commission qui ont eu lieu pour la première lecture, d’introduire le contrôle de la légalité de la mesure par le juge des libertés et de la détention. C’est une exigence conventionnelle. L’arrêt « Medvedyev contre France » affirme explicitement : « Le magistrat [qui contrôle la légalité de la privation de liberté] doit présenter les garanties requises d’indépendance à l’égard de l’exécutif et des parties, ce qui exclut notamment qu’il puisse agir par la suite contre le requérant dans la procédure pénale, à l’instar du ministère public ».
Sur ces bancs, chacun le sait, les procureurs, s’ils sont des magistrats, ne sont indépendants ni de l’exécutif ni des parties, puisqu’ils sont chargés de l’accusation. C’est donc à double titre que cette disposition entraînera une nouvelle condamnation de la France.
Sur le fond, il s’agit d’une logique aberrante : le procureur de la République est celui qui décide de la mesure de garde à vue. Il devra donc contrôler lui-même ses propres actes et la légalité de sa propre décision. À quoi bon maintenir et faire voter une loi dont chacun sait ici qu’elle ne passera pas la rampe du Conseil constitutionnel ni celle de la CEDH ?
Le raisonnement est exactement le même en ce qui concerne la faculté de prolonger la garde à vue, que le texte laisse au procureur.
Enfin, en première lecture, les députés communistes, républicains et du Parti de gauche avaient voté contre le texte, notamment parce que l’article 11 bis, combiné avec l’article liminaire, nous semblait pouvoir être lu comme une réintroduction discrète de la procédure de l’audition libre. Nonobstant les dénégations outrées du garde des sceaux, le Sénat a entendu nos inquiétudes puisque nos collègues ont amendé le texte dans le sens que nous indiquions, en soulignant que les personnes entendues hors garde à vue devaient se voir signaler la possibilité de quitter les locaux de police à tout moment. Les choses se sont donc améliorées grâce à la navette.
Cependant, le dispositif de l’article 11 bis ne nous garantit en rien que ces auditions hors garde à vue ne seront pas des « auditions libres » telles que prévues dans la première mouture du projet de loi. En effet, si les personnes peuvent quitter les locaux de la police, elles peuvent tout aussi bien être soumises à un chantage : « Si vous quittez les lieux, on vous place en garde à vue ». Ceux qui ont connu ou vécu cette situation le savent.
Par ailleurs, puisqu’il s’agit d’auditions où des charges existent contre la personne – les conditions autorisant le prononcé d’une garde à vue devant être réunies – pourquoi ne pas permettre, dès cet instant, l’assistance d’un avocat et l’organisation de la défense ? Il y a, sur ce point, une autre fragilité procédurale qui pourrait fort bien être soit inconstitutionnelle, soit déclarée non conforme à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme.
La majorité n’ignore pas tous les arguments que je viens de développer. Le garde des sceaux a également eu l’occasion de les entendre une nouvelle fois. Tout le monde connaît ici les fragilités de ce projet de loi et la brièveté probable de sa durée de vie. Si chacun fait, cependant, la sourde oreille, c’est simplement pour gagner du temps. Une vraie réforme de la garde à vue est renvoyée à plus tard, ce qui est regrettable.
Ainsi, M. le rapporteur a publiquement annoncé qu’il ferait en sorte que le texte soit adopté sans modification et voté conforme. Est-ce vrai ? Je tiens à le dire solennellement : de telles pratiques sont purement et simplement inacceptables. En dépit d’une quantité impressionnante de malfaçons législatives, les représentants du peuple et législateurs que nous sommes sont priés de voter ce texte sans modification pour ne pas gêner le Gouvernement.
C’est non seulement l’esprit du règlement de notre assemblée, mais aussi celui de la Constitution de 1958 qui sont ainsi bafoués par ceux-là même qui les défendent ! Une fois de plus, le Parlement et les parlementaires sont rabroués, rabaissés et sommés de se taire par un exécutif méprisant.
Cela fait deux fois en peu de temps que l’on s’entend dire « Votez conforme ! Ne changez rien ! Deuxième délibération » ! Cela fait tout de même beaucoup ! De toute manière, on nous impose soit la procédure d’urgence, soit celle du vote conforme et, dans cette seconde hypothèse, nous n’avons même pas la possibilité de discuter dans le cadre d’une CMP.
Le délitement du rôle du Parlement est tel que celui-ci est aujourd’hui privé de sa dernière compétence, celle de faire la loi. Celle-ci est désormais votée par des députés aux ordres, au terme de négociations de couloir avec les émissaires du Gouvernement. En avalisant de telles pratiques, chers collègues de la majorité, vous déconsidérez votre propre fonction et vous contribuez à réduire notre hémicycle à une vulgaire chambre d’enregistrement. À l’heure où la France, par la voix de son chef de l’État belliciste, prétend donner des leçons de démocratie à l’Afrique tout entière, ça ne manque pas d’ironie, même si cela vous fait sourire, monsieur le rapporteur !
Nous savons donc déjà que les différents amendements que nous présentons ne seront peut-être pas lus, que les arguments que nous apporterons pour les soutenir ne seront peut-être même pas écoutés et que le texte sera voté conforme, en dépit de ses énormes lacunes. Ces méthodes sont hautement condamnables d’autant plus que le projet de loi que vous allez adopter sans le moindre changement fera l’objet de nouvelles contestations, éventuellement du Conseil constitutionnel mais, à coup sûr, de la Cour européenne des droits de l’homme.
Les députés que je représente portent pourtant plusieurs propositions, d’abord celle de réduire sensiblement le nombre des gardes à vue, ce que ce texte ne permettra pas. Chacun l’a dit au cours de la première lecture, même si l’article 11 bis permettra de réduire à la marge le chiffre exorbitant de 800 000 mesures annuelles, la loi ne comporte aucun critère sérieux permettant aux officiers de police judiciaire de faire le tri entre les mesures indispensables et celles qui sont manifestement excessives. Plusieurs collègues de droite l’ont d’ailleurs déploré.
Je rappelle, à ce titre, que l’objectif de réduction du nombre des mesures figure noir sur blanc dans la décision du Conseil constitutionnel et qu’il était censé être le but premier du présent texte de loi. Pour ce faire, nous proposons de fixer un quantum de peine encourue de trois ans, ce qui est une exigence minimale.
En outre, nous proposons d’empêcher la garde à vue des mineurs. Leurs situations traumatisantes et humiliantes, tant de fois rapportées, justifient certaines dispositions positives de ce texte, comme celle qui vise à mieux encadrer les fouilles à corps. Il est inacceptable que des mineurs puissent subir le même type de traitements.
Enfin, les régimes de garde à vue dérogatoires, fortement contre-productifs, doivent être supprimés. Les exemples sont nombreux de personnes mises en cause comme « terroristes » et qui, de ce fait, subissent des interpellations violentes, font quatre-vingt-seize heures de garde à vue, subissent des interrogatoires de la SDAT, puis sont placés en détention provisoire en qualité de « détenus particulièrement surveillés » pour un écrit politique jugé subversif – peut-être mon discours sera-t-il d’ailleurs jugé comme tel –, un pétard trouvé dans un coffre ou un faciès considéré comme suspect. Il est temps d’harmoniser les procédures et d’en finir avec les dispositifs dérogatoires qui tendent à concerner de plus en plus de mis en cause.
Pour conclure, les quelques avancées contenues dans ce texte – je l’ai précédemment souligné et je le maintiens – risquent fort de rester des vœux pieux si un effort budgétaire massif n’est pas fait pour accompagner la réforme. La colère des magistrats, qui a donné lieu à un mouvement d’une ampleur jamais vue dans tout le pays, portait précisément sur cette question. Les policiers et les gendarmes peuvent comprendre que le législateur fasse progresser les textes pour être en conformité avec les exigences de respect des droits de l’homme, mais ils demandent, eux aussi, tout comme les personnels de justice, que le législateur et le Gouvernement comprennent la réalité et les difficultés de leur mission, ce qui nécessite de renforcer considérablement leurs moyens d’action. Les coupes budgétaires, les fermetures de tribunaux, les suppressions de poste de policiers ou de gendarmes sont une donnée essentielle du problème qu’il convient de ne pas occulter.
Quoi qu’il en soit, les députés communistes, républicains et du Parti de gauche détermineront leur position sur ce texte en fonction du sort réservé aux amendements des uns et des autres. Si aucun amendement n’était adopté, nous ne voterions évidemment pas ce projet de loi. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)
 

Imprimer cet article

Jean-Paul
Lecoq

Député de Seine-Maritime (8ème circonscription)
Voir cette intervention sur le site de l'Assemblée Nationale

Sur le même sujet

Lois

A la Une

Dernières vidéos de Jean-Paul Lecoq

Le poids de l'économie dans la paix, et le rôle du nucléaire militaire... En savoir plus
L'Ukraine et la paix En savoir plus

Thématiques :

Pouvoir d’achat Affaires économiques Lois Finances Développement durable Affaires sociales Défense nationale Affaires étrangères Voir toutes les thématiques